L’Etat dans le sens du Droit des Gens et la notion du Droit International

L’ETAT DANS LE SENS DU DROIT DES GENS ET LA NOTION DU DROIT INTERNATIONAL, OFFPRINT FROM ÖSTERREICHISCHE ZEITSCHRIFT FÜR ÖFFENTLICHES RECHT,1975, PP. 3-63, PP. 265-406 (EDITO ANCHE COME ESTRATTO INDIPENDENTE, BOLOGNA, 1975).

I. La conception constitutionnelle du Droit international

1. La conception constitutionnelle du droit des gens et ses implications. — 2. La position de l’Etat vis-à-vis du droit international comme preuve de l’absence de fondement de cette conception. — 3. But et plan du présent article.

1. Dans un essai d’il y a trois ans nous avons résumé quelques vues au sujet de la conception du droit international comme échelon suprême d’un ordre juridique universel décentralisé ou imparfait. Il s’agit de cette conception du droit des gens qu’on pourrait qualifier d’interindividualiste ou constitutionnaliste — et qui semble acquérir une autorité de jour en jour plus vaste.

Selon cette conception les unités élémentaires de la base sociale du système international ne seraient que les personnes humaines. Les individus seraient groupés dans une communauté juridique universelle des peuples. Les Etats, à leur tour, seraient autant de communautés partielles de cette communauté universelle: provinciae totius orbis. Le droit international serait placé au dessus des systèmes juridiques des Etats, et entre ces systèmes, comme une super-constitution de la civitas universalis. D’ici la nature interindividuelle, et constitutionnelle, du droit des gens.

Les Etats souverains représenteraient, juridiquement, autant de sub-divisions de l’ordre universel, autant d’institutions intermédiaires entre la base sociale humaine et cet ordre universel, dont le corps du droit international représenterait l’échelon suprême. Les systèmes juridiques respectifs des Etats trouveraient dans le droit des gens la source ultime de leur validité et leur délimitation réciproque.

Aussi bien que la légitimation de leur constitution, la souveraineté des Etats serait une condition juridique dans laquelle un Etat est placé par le droit des gens, une fois que, ayant achevé son indépendance, il relève directement de ce droit. La souveraineté serait octroyée aux Etats par le droit des gens, en même temps que leur légitimation, sur la base de la règle de l’effectivité.

Aussi bien que la constitution de toute communauté nationale par rapport au système juridique correspondant, le droit des gens aurait la fonction de régir, en tant que constitution de la société universelle, les fonctions fondamentales du système: la création, la détermination, l’exécution des règles internationales. La particularité de cette constitution, par rapport aux constitutions des sociétés nationales, serait essentiellement que les fonctions fondamentales ne sont pas confiées par elle à des organes centraux. Elles sont confiées aux Etats eux-mêmes en vertu d’un principe de décentralisation, combiné avec celui de l’effectivité[1].

Les Etats rempliraient ainsi les fonctions de création, détermination et mise en application du droit dans la communauté juridique universelle en tant qu’organes décentralisés de cette communauté: et cela par disposition du droit international, en tant que constitution de la communauté universelle. Dans la doctrine en question les Etats apparaissent donc comme les agents délégués — juridiquement délégués — de la communauté humaine universelle. Selon la théorie de Georges Scelle, par exemple — la théorie du système universel comme “droit intersocial” — ce corollaire de la doctrine est présenté comme un cas de “dédoublement fonctionnel” des organes des Etats, agissant en qualité d’organes nationaux et internationaux en même temps.

On voit l’analogie avec l’articulation d’un système juridique national. Les Etats seraient des subdivisions juridiques de la société universelle juste comme les municipalités, les comtés, les provinces ou les départements sont les subdivisions d’un Etat unitaire, ou, plus précisément, comme les Etats membres sont des subdivisions d’un Etat fédéral. Depuis les plus petites associations jusqu’à la société universelle, toutes les formes d’agrégation humaine sont ainsi conçues comme des parties d’un seul tout juridique. La société universelle ne diffèrerait des sociétés nationales intégrées que par le degré de centralisation[2]. Toutes les formes d’organisation humaine — ceci est le point à retenir — sont ainsi placées le long d’un continuum en ordre de degrés de centralisation. Aucune ligne de démarcation qualitative ne séparerait, par exemple, les formes internationales de coexistence des formes d’association qui sont typiques des communautés nationales intégrées.

Réduite à son noyau, cette doctrine implique au fond, si on accepte l’identification Kelsenienne de l’Etat et du droit, que le droit international n’est qu’une forme particulière, extrêmement décentralisée, d’Etat: l’Etat-droit universel.

Mais la conception constitutionnelle du droit des gens ne se manifeste pas seulement dans les théories complètes et organiques dont on vient de résumer les lignes essentielles. Loin de là. La conception constitutionnelle se manifeste encore, et très souvent, de manière fragmentaire — et moins cohérente — un peu partout et chez tous les auteurs (y compris, à l’occasion, nous-mêmes). Parmi les fragments de la conception constitutionnelle nous comptons, par exemple, la théorie de l’origine du droit des gens comme évolution, ou involution, de l’ordre juridique de la Respublica Christiana (infra, Section XII), la définition du droit international comme “ordinamento”, et comme doué d’une constitution (ibidem), la conception du droit des gens comme droit de la communauté internationale (ibidem), la définition de droit international comme le droit d’une “société de sociétés” (ibidem), la théorie de la décentralisation des fonctions (ibidem), la théorie de la personnalité internationale des individus (Section IV), les conceptions fonctionnelles des Etats ou des gouvernements en tant que personnes internationales (Sections II, VII-VIII, XII et XIII): et plusieurs autres théories concernant les sujets (Sections IV, V, VII-XI) ou les objets des relations internationales (Sections VI, XII et XIV) et les organisations internationales (Sections II et XIV), notamment les analogies fédérales (Section XIV).

2. Dans l’essai auquel on faisait allusion dans le paragraphe précédent[3] nous avons essayé de montrer — aux fins de la théorie de l’organisation internationale — que malgré sa haute valeur idéale la notion du droit international comme droit public universel est, de lege lata, dénuée de fondement. Elle se base sur une conception de l'”Etat dans le sens du droit des gens” qui ne trouve aucun appui dans la réalité[4]. Elle y trouve au contraire une série de démentis.

En effet, depuis que les Etats ont acquis les caractères dans l’ensemble desquels on identifie, depuis le XVII siècle, leur souveraineté — que ce soit avant ou après Westphalie — la conception de ces entités comme des personnes juridiques ou comme des organes du droit international, ou encore comme des subdivisions d’une communauté juridique universelle, est arbitraire.

Interprétée dans toute sa valeur, l’absence évidente, dans le droit international général, de règles concernant l’établissement, la forme de gouvernement, l’organisation, la modification des Etats, signifie absence de règles établissant ou légitimant les Etats en tant que subdivisions juridiques de la société universelle[5]. Cela signifie absence de règles légitimant le pouvoir de l’Etat ou du gouvernement vis-à-vis de leurs sujets, c’est à dire absence de règles de droit international indiquant aux humains qu’ils sont — pour le droit international lui-même (et non seulement pour leur droit national)soumis au pouvoir de tel Etat ou gouvernement, ou, en général, qu’ils sont soumis uniquement au pouvoir des Etats ou des gouvernements établis dans des espaces donnés ou structurés d’une manière donnée.

Les règles qui jouent un tel rôle à l’égard des subdivisions de la société nationale abondent en droit interne. C’est en vertu de telles règles que seulement des entités déterminées ou celles créées d’une certaine façon — sont légitimées aux yeux des membres de la société nationale toute entière. Il y a une multitude d’exemples probants[6].

L’existence de telles règles dans le droit national est précisément la conséquence et la preuve du fait que l’ordre juridique en question, comme n’importa quel autre ordre étatique, constitue un système essentiellement interindividuel, capable comme tel de dire — et disant — à tous les individus qui sont ses destinataires, qui, dans le système donné et pour ce système, gouverne qui et de quelle façon ou par quels moyens. Ceci s’applique à toutes les formes associatives, privées aussi bien que publiques, à l’intérieur d’un Etat fédéral ou unitaire, sans exception, quel que soit le degré d’autonomie de l’association ou de ses promoteurs ou fondateurs.

Nous constations donc que si le droit international ne fait rien de semblable à l’égard des Etats — et nous songeons à la simple considération normative et non pas à une garantie effective, par la contrainte, de structures ou régimes — ce n’est pas seulement une question d’indifférence ou de respect de la liberté des Etats dans la matière. Il s’agit du fait que le droit international — général ou particulier, coutumier ou contractuel — n’est pas l’échelon suprême d’un droit public de l’humanité dans un sens comparable à celui dans lequel la constitution fédérale ou unitaire est le droit suprême d’une nation. Lorsqu’un nouvel Etat ou un canton est érigé au sein d’une fédération, l’ordre national agit ou réagit, positivement ou négativement. Lorsqu’un Etat souverain est établi — au sein de la “société universelle” — ou lorsque le gouvernement d’un tel Etat est instauré ou modifié, le droit international n’a rien à dire pour ou contre ni à la communauté humaine donnée ni au reste de l’humanité: ni avant ou pendant le processus de formation de l’Etat ou de son régime, ni par la suite.

Nous avons essayé de montrer que l’absence de contacte direct du droit des gens avec une prétendue base sociale humaine, et le caractère factuel de l’Etat qui en découle, sont confirmés par une nuée de données ultérieures. Une de ces données est représentée par la position particulière des sujets des Etats vis-à-vis du droit des gens si on la compare à la position — vis-à-vis du droit national — des membres des subdivisions d’un Etat et des autres associations et corporations de droit public ou privé[7]. Une donnée ultérieure est représentée par la position particulière des agents des Etats vis-à-vis du droit des gens, si on la compare à la position des agents des subdivisions d’un Etat et des agents des personnes juridiques publiques et privées vis-à-vis du droit national[8].

La condition particulière des sujets et des agents des Etats vis-à-vis du droit des gens est en même temps cause et effet de l’absence du droit de gens dans l'”espace” situé, pour ainsi dire, entre les Etats et les bases sociales respectives. Les Etats souverains coéxistent, évidemment, au milieu de la société universelle des hommes en tant que société naturelle. Cependant, les données que nous venons de mentionner — et beaucoup d’autres encore — prouvent que le droit des gens est au départ, et reste, absent, en tant que phénomène normatif relationnel, de la réalité sociale interindividuelle dont chaque Etat, pour ainsi dire, se compose. Cette absence, qui est plus qu’une “neutralité”[9], prouve que les Etats ne sont pas les provinciae mundi que plusieurs auteurs considèrent. Bien sûr, ce sont des entités collectives dont l’unité est assurée, inter alia, par des facteurs normatifs, notamment par les systèmes juridiques des sociétés humaines correspondantes. Cependant, du point de vue du droit international, les Etats ne sont pas des provinciae.

A différence des subdivisions — communautés partielles ou intermédiaires — du droit d’une communauté intégrée unitaire ou fédérale, les Etats ne sont pas conditionnés de l’intérieur par le droit des gens. Tout en s’occupant, et très fréquemment, de matières relevant du “domaine” interne des Etats — jouissance des droits de l’homme, activité juridictionnelle ou administrative, droit uniforme — le droit international ne façonne pas les Etats dans le sens où les personnes juridiques publiques et privées sont façonnées par le droit d’une communauté intégrée.

Somme toute, les Etats se présentent comme des faits, du point de vue du droit des gens, dans un sens bien plus radical que celui dans lequel on estime généralement que chaque Etat est un fait du point de vue de son propre droit national considéré dans son moment “originaire”[10]. Il s’agit donc de tout à fait autre chose que des institutions, des organes du droit international, dont songent les doctrines constitutionnalistes. Et d’ici découle une série de conséquences, dont chacune constitue en même temps une preuve ultérieure du défaut de fondement des conceptions des constitutionnalistes.

3. Comme nous avons remarqué dans l’essai sus-cité[11], il n’y a guère de chapitre d’un traité du droit des gens qui ne soit pas affecté par la doctrine constitutionnaliste. Cette doctrine, en effet, concerne, et à son tour est concernée par, la solution de questions telles que l’origine et le développement historique du droit international; l’évolution du système juridique international; la théorie de la souveraineté; l’identification des traits du droit international; la nature interétatique ou interindividuelle de la coutume et des traités et des autres sources du droit des gens (du point de vue de la création comme du point de vue de la destination des règles); les rapports entre droit international et droit national (et droit interindividuel en général); la notion des Etats et des autres personnes internationales et la théorie générale des bases sociales du droit international; l’organisation des personnes internationales du point de vue de la conclusion des traités et de la responsabilité internationale; la condition des particuliers dans le droit international; les relations juridiques entre les Etats concernant les nationaux et les étrangers (juridiction personnelle); les relations juridiques entre Etats concernant le territoire; la condition de la haute mer et des espaces non appropriés en général; l’organisation internationale.

Dans l’essai de 1972, nous nous sommes limités à résumer la critique de la conception constitutionnaliste dans le domaine de la théorie de l’organisation internationale[12].

Les pages qui suivent sont dédiées à un aperçu plus général que le seul domaine de l’organisation internationale. Nous essayerons de toucher aux plus importants parmi les chapitres du droit international affectés par la théorie constitutionnaliste.

Nous devons toutefois respecter des limites. Nous bornerons donc nos observations à la nature du droit des gens et de son milieu (Section II), au rapport entre droit international et droit interindividuel (Section III), à la condition internationale des particuliers (IV), aux personnes “autres que les Etats” (Saint-Siège, insurgés, etc.) (V), à la position du territoire et du peuple par rapport à la personne internationale (VI), au rapport Etat-Gouvernement (VII), à l’essence matérielle de la personne de droit des gens (VIII) et aux problèmes d’identité et continuité (IX), aux moyens d'”agir” ou “vouloir” des personnes (X), au rôle de la reconnaissance (XI), aux caractères du droit international et à son origine (XII), à la théorie des sources (XIII) et à quelques considérations conclusives (XIV).

Sous chaque titre, nos observations seront réduites à l’essentiel.

II. La nature du Droit international

A. Le “Staat im Sinne des Völkerrechts

et la “localisation” du Droit international

4. Le problème de la délimitation verticale du droit des gens. — 5. La nature non integrée de la société humaine universelle et la fonction du droit des gens.

4. La constatation du défaut de fondement de la conception constitutionnelle de l’Etat du point de vue du droit des gens permet tout d’abord de mieux définir le milieu du droit international.

Toute approche au droit international commence par l’assertion qu’il s’agit du droit de la société internationale. Tout le monde sait, d’autre part, que cette définition, évidemment inspirée de la maxime ubi societas ibi jus, est trop vague et ambigue pour qu’on puisse en tirer une indication valable du point de vue de l’étude du phénomène.

Lorsqu’on définit le droit national par référence à une société, la délimitation est vite faite. D’une part — verticalement — on determine la base sociale humaine. D’autre part on determine les limites horizontales entre sociétés, pour ainsi dire, contigues (société autrichienne, italienne, yougoslave, française). Lorsqu’on essaye d’en faire de même pour le droit des gens en se référant à la “société internationale”, on met les choses au clair du point de vue horizontal — dans le sens que ce droit trouve ses destinataires dans le monde entier — mais on ne dit pas assez du point de vue vertical. La définition par rapport à la société internationale s’adapte, en effet, soit à l’idée d’un droit des gens dont les personnes se présentent comme des formes associatives interindividuelles intermédiaires (sociétés partielles, Etats, communautés, gouvernements, “enti di governo”, ordres juridiques, entités ou personnes morales) soit à l’idée d’un phénomène normatif sui generis entre entités collectives factuelles ou puissances[13].

Grâce à une notion plus approfondie de l’Etat dans le sens du droit des gens on est mieux en mesure de sortir de l’impasse. Cette notion nous aide beaucoup, en effet, dans la détermination du milieu et — par la suite — dans la délimitation verticale du droit international.

5. En termes sociologiques généraux, on ne peut que constater l’existence d’une société universelle des hommes en tant que société naturelle. Il n’y a aucune raison d’exclure non plus que cette même société universelle soit susceptible, en principe, d’être un jour la base sociale d’une communauté juridique plus ou moins centralisée ou décentralisée. Jusqu’ici, on peut parcourir le même chemin que la doctrine constitutionnaliste.

Toutefois, si on considère cette même société du point de vue juridique, on doit constater que, sous ce rapport, elle est loin, à présent, d’être une. Les phénomènes juridiques qui se déroulent sous nos yeux dans la société universelle ne constituent pas, dans leur ensemble, une unité telle que l’on puisse parler de l’existence d’une communauté juridique universelle des hommes, même pas d’une communauté juridique imparfaite, primitive ou décentralisée. C’est une société non intégrée du point de vue juridique: et ceci s’applique soit aux rapports généralement classifiés sous le titre du droit privé, soit — et surtout — aux rapports de droit public.

Au niveau du droit privé, il y a peut-être des phénomènes marginaux de droit universel dans ce qu’on appelle les principes généraux du droit des nations civilisées. Toutefois, à part la restriction aux nations civilisées — ce qui exclurait, aux yeux de certains, pas mal de communautés étatiques de la sphère d’action de ces principes — il s’agit là de ces règles souvent intuitives, telles que le principe de la bonne foi, le principe de la responsabilité pour tout dommage injuste causé à autrui, le principe nemo judex in re sua, etc., qu’on trouve en vigueur un peu partout. Il s’agit de maximes rationnelles et d’équité qui semblent constituer des éléments uniformes de systèmes distincts plutôt que les éléments d’un corps universel de droit privé.

Il y a là en tout cas trop peu de chose pour qu’on puisse envisager le phénomène comme un indice d’intégration juridique de la société universelle. Tout le monde admet, en effet, qu’au moins la plupart des rapports entre individus appartenant à des communautés étatiques différentes sont attirés ou absorbés, du point de vue de leur discipline juridique substantielle ou procédurale, sous l’empire de l’ordre juridique de l’une ou de l’autre des communautés politiques existantes.

Mais quelle que soit exactement la situation dans le domaine du droit privé, il est évident qu’il n’y a pas une communauté universelle de droit public. C’est bien la donnée essentielle que l’on vient de tirer, dans la Section précédente, de la nature factuelle de l’Etat vis-à-vis du droit des gens. De l’étude de leur nature, il apparait que les Etats existent dans un “espace” vide de règles d’un droit public interindividuel rattachables à la société universelle des hommes[14]. Et le fait que la société universelle des hommes n’exprime pas un ordre juridique interindividuel total crée une situation très spéciale à la fois en dessous et au dessus du niveau des sommets des communautés humaines coexistantes.

En dessous, il y a autant de systèmes de droit interindividuel qu’il y a de communautés indépendantes, systèmes qui coexistent en dehors de cette connection des uns avec les autres qui pourrait découler d’un tissu normatif continu. L’absence de ce tissu — le droit public interindividuel universel — se manifeste ici dans la simple donnée négative de l’absence de règles émanant de la société universelle et procédant (directement) à la délimitation et coordination réciproque des systèmes juridiques nationaux et de leurs institutions. Tout en étant homogènes, les systèmes juridiques interindividuels nationaux sont ainsi séparés. Ils doivent donc pourvoir, chacun pour son compte — unilatéralement — à leur délimitation et coordination réciproque, soit en ce qui concerne la sphère de validité de règles matérielles soit en ce qui concerne l’activité juridictionnelle ou administrative[15].

Dans l’espace situé, grosso modo, en dessus ou autour des sommets des organisations des communautés humaines coexistantes, on trouve le milieu des puissances et le droit des gens comme corps de règles de conduite entre puissances. Faute d’un droit public universel des hommes qui seul pourrait la conditionner de l’interieur, toute organisation indépendante se présente en effet naturellement, dans cet espace — dans ce vide immense de droit interindividuel — comme une entité collective purement factuelle. C’est entre des entités de cette espèce, quelle que soit leurs dénomination: “Etats”, partis insurrectionnels, Saint-Siège, gouvernements en exil, comités — que se déroulent ce que l’on appelle les relations internationales. Et c’est dans ce milieu, le milieu des puissances, que se manifestent les règles du droit des gens.

Le milieu du droit des gens n’est donc pas celui des Etats. Les unités élémentaires de ce milieu, les personnes internationales — les Etats im Sinne des Völkerrechts — ne sont pas les Etats. La notion de personne internationale et celle de l’Etat ne se recouvrent pas[16]15a.

Tout d’abord, le milieu du droit des gens n’est pas limité aux personnes correspondant, pour ainsi dire, aux Etats. Il y a d’autres entités encore: les insurgés, les comités et mouvements de libération, le Saint-Siège, les gouvernements en exi1[17]. Deuxièmement, même lorsqu’il s’agit de personnes correspondant — grosso modo — à des Etats, ce n’est pas l’Etat en tant que tel qui entre vraiment en ligne de compte[18]16a. Les unités parmi lesquelles le droit des gens se manifeste comme phénomène normatif ne coincident, à proprement parler, ni avec les sociétés humaines elles-mêmes, ni avec les communautés ou les ordres juridiques correspondants en tant qu’institutions destinées au gouvernement de ces sociétés, c’est-à-dire avec les Etats au sens stricte ou large, sociologique ou juridique. Les relations internationales se déroulent plutôt parmi ces entités collectives factuelles — les puissances — qui s’érigent au dessus du niveau des relations interindividuelles, et dont les rapports échappent soit à l’emprise des règles des systèmes interindividuels autres que le système que chacune d’entre elles contrôle, soit à l’emprise des règles interindividuelles théoriquement concevables comme existantes, et peut-être en voie de formation, au sein de la société humaine totale.

Or, c’est justement en vue des relations entre ces entités en tant que telles — en tant que puissances et non pas en tant qu’Etats, ou autres institutions vouées par destination juridique au règlement des relations entre les hommes — que les règles du droit international se développent et jouent leur rôle. N’étant pas partie du tissu d’un ordre juridique universel des hommes — pas plus que les entités parmi lesquelles elles se manifestent ne sont les instruments juridiques de la société humaine universelle — les règles du droit international n’existent et n’agissent qu’en fonction des intérêts et des conflits d’intérêts entre les puissances. Dans ce sens, nous le verrons mieux dans les Sections qui suivent, le droit des gens n’est pas, à proprement parler, ni interétatique ni intergouvernemental. Il n’est pas interétatique ou intergouvernemental — bien que nous aussi l’appelions ainsi — plus qu’il n’est interindividuel.

On ne fait pas mieux, selon notre manière de voir, en retrécissant la notion de la personne internationale au gouvernement, lato ou stricto sensu, en tant que partie active ou organisation de la société ou communauté humaine[19]16b. La personne internationale n’est pas le gouvernement plus qu’elle n’est l’Etat. Cela pour la raison que la personne internationale n’est pas qualifiée par le droit des gens comme entité vouée ou destinée à une fonction gouvernementale. La définition des personnes internationales comme gouvernements ou “enti di governo” n’est au fond qu’une variante — nous le verrons — de cette espèce de Zwei-Seiten-Theorie à laquelle se rattache toute conception de la personne internationale comme société, communauté, Etat ou ordre juridique[20]16c. Elle présente exactement ce même défaut fondamental qui consiste à introduire, dans l’étude des relations internationales et du droit international, une notion fonctionnelle des protagonistes de ces relations qui leur est étrangère[21]16d. On reviendra sur ce point dans les Sections qui suivent.

Horizontalement universel — car il s’applique à toutes les entités indépendantes qui participent, dans quelque mesure, aux relations internationales — le droit international n’est donc pas universel en sens vertical[22]16e. Il serait universel en sens vertical si seulement il atteignait, au moins indirectement — mais toujours lui-même — les bases sociales des Etats. Et il ne semble vraiment pas qu’il le fasse. Il s’arrête, justement, à la règlementation des relations entre les puissances. Sa raison d’être est là. Dans les pages qui suivent, c’est dans le sens de puissances que nous employons les termes “Etats” et “gouvernements” — sauf à les préciser quelque peu dans les Sections VII-X — pour indiquer les personnes grosso modo correspondantes.

B. Le droit international comme corps de règles de conduite — externe ou interne — entre entités factuelles indépendantes (puissances)

6. Droit interindividuel et droit entre groupements ou organisations dans les sociétés integrées et dans les sociétés non integrées. — 7. Situations intermédiaires. — 8. Rapport quantitatif entre droit interindividuel et droit entre groupements ou organisations: a) exclusion réciproque. — 9. (Continuation) b) discontinuité qualitative. — 10. La société humaine universelle comme espèce typique de société non intégrée, et la nature du droit des gens.

6. Considéré dans le cadre qu’on vient de tracer, le droit international se présente comme une forme particulièrement accentuée et stabilisée de phénomènes normatifs entre groupements. Ces phénomènes se manifestent avec intensité variable dans toutes les sociétés non intégrées, et, marginalement, dans les sociétés intégrées elles-mêmes.

a) Pour commencer par les sociétés integrées, à la plupart des personnes morales ou juridiques existant dans le cadre d’une société integrée correspondent des entités collectives matérielles. Je me réfère à l’entité que certains civilistes caractérisent comme “entité réelle sousjacentes” à la personnalité morale, et dans laquelle plusieurs juristes identifient (à tort) la personne morale elle-même.

Du point de vue matériel ces entités sont de telle nature que rien n’empêche, en principe, qu’elles tiennent des comportements et assument des attitudes mutuelles susceptibles d’être qualifiées de comportements et attitudes des groupes ou de leurs dirigeants, c’est-à-dire des entités collectives en tant qu’unités historiques ou matérielles[23]16f. Ceci implique que les groupes ou leurs organisations sont susceptibles d’une action normative. Il est donc possible, toujours en principe, qu’ils deviennent comme tels les destinataires de règles de conduite. Cependant, les communautés partielles en question sont conditionnées à tel point, dans les sociétés étatiques intégrées, par l’ordre de la communauté totale, que chaque groupe se présente à cet ordre non pas comme unité sociologique de fait — c’est-à-dire en tant qu’entité collective donnée — mais comme une entité légale agissant, grâce a des agents qualifiés, comme un instrument juridique de relations interindividuelles régies, en définitive, par l’ordre total et supérieur. Par conséquent, l’ordre de la communauté totale ne considère pas les comportements et les attitudes du groupe ou de l’organisation en tant que tels. Il considère plutôt les attitudes et les comportements des individus qui font partie du groupe ou de l’entité soit en qualité d’agents soit en qualité de membres.

Il faut noter quand même que malgré cela — en dépit de cette intégration juridique de tous les groupes dans la société totale — et malgré la réduction aux individus de toute relation de groupe, il existe la possibilité que l’unité collective ou son organisation se présente en premier plan dans certaines circonstances; et que dans ces circonstances l’entité en question — se trouvant en dehors de l’ordre juridique total de la société intégrée — participe en tant qu’unité factuelle à des relations avec des entités similaires.

Or, c’est précisément dans ce dernier sens qu’on peut parler proprement de relations entre groupements, même dans une société integrée. Il est toutefois évident que ces relations sont destinées à rester tout-à-fait marginales dans une société pareille. Il est donc peu vraisemblablé qu’il y ait lieu de parler de règles de conduite relativement permanentes, touchant à des relations de l’espèce en question.

b) La situation se présente en des termes très différents lorsque des groupes coexistent comme tels au sein d’une société non intégrée, ou bien lorsque une société intégrée se trouve en crise, pour ainsi dire, de désagrégation. Il devrait être facile de se rendre compte que ce sont bien là les cas où on peut parler à juste titre de relations entre groupements, ou, moins inexactement, entre les organisations correspondantes[24].

Le phénomène s’est produit à plusieurs reprises, et au sein de différentes sections non intégrées de la société humaine universelle[25]17a. Tel a été le cas, vraisemblablement, des relations entre les cités de la Grèce pré-macédonienne et pré-romaine mais déjà des relations entre les anciennes monarchies du Moyen-Orient. Moins nettement, peut-être, il en a été de même des relations de Rome avec les puissances africaines, balkaniques et orientales. Très nettement le phénomène se manifeste encore — pour ne mentionner que des exemples — dans les rapports entre seigneuries, cités, républiques et royaumes du Moyen Age européen[26].

Dans des cas de cette espèce on se trouve en présence d’une pluralité de groupements sociaux plus ou moins similaires, composés d’individus qui ne constituent pas, tous ensemble, une société intégrée. Aussi bien que les collectivités sousjacentes aux personnes morales de droit national, ces groupes sont doués d’une solidarité intérieure (spontanée ou forcée) à l’égard des gouvernants, assez intense pour qu’ils apparaissent capables de comportements et d’attitudes relativement univoques, et pour qu’ils soient susceptibles d’être conditionnés comme tels, c’est-à-dire en tant que groupes ou organisations, par l’action normative plus ou moins efficace de règles de relations. Ils sont capables, en d’autres termes, d’entretenir entre eux des relations distinctes des relations interindividuelles à l’intérieur de chaque groupe ou entre les membres de groupes différents. En outre, les relations entre les groupes ou leurs gouvernements sont assez régulières pour déterminer la formation d’un corps plus ou moins développé et efficace de règles de conduite, à première vue semblables à celles qui concernent les relations entre les “personnes collectives” ou communautés partielles au sein d’une société étatique.

Cependant, le fait que chaque groupe est doué d’une organisation politique distincte, non conditionnée par la société totale des membres des différents groupes — et le fait que les organisations des groupes se font face l’une à l’autre comme des unités relativement fermées — rend très problematique la réduction de ces règles de conduite, soit à l’origine soit au moment de leur action normative, en règles interindividuelles appartenant à un ordre total de la société humaine toute entière (comme c’est le cas dans les sociétés intégrées). Les règles en question, au contraire, se forment et agissent comme règles de relations entre unités collectives, et seulement comme telles. Leur formation est conditionnée par les intérêts des groupes tel qu’ils se dégagent de la solidarité spontanée ou forcée entre les membres de chaque groupe ou de son organisation, et de la interaction entre les différentes organisations. Et les comportements que les règles ont pour objet sont des comportements collectifs.

On trouve justement les idées de responsabilité collective et de droit collectif. C’est donc le groupe ou l’organisation en tant qu’unité qui prévaut — au niveau des rapports entre les groupes — sur les individus qui le composent ou lui obéissent. Le droit interindividuel, à son tour, semble confine à l’intérieur de chacun des groupes. Même les rapports entre les membres de groupes différents ne sont pas, normalement, du ressort d’un “droit commun”. C’est le droit interindividuel de l’un ou l’autre des groupes qui entre en jeu. Pour que les rapports en question soient soumis à des règles relevant de la société totale, il faut que cette société ait atteint déjà un stade avancé d’intégration politique.

7. Bien entendu, on n’a considéré jusqu’ici que les deux extrêmes et d’un point de vue statique. En réalité, on trouve une foule de degrés d’intégration (ou de désagrégation), chaque société étant plus ou moins parfaitement intégrée que d’autres. Et dans toute société le degré d’intégration varie au cours du temps. Dans une communauté non intégrée il peut se produire, chez une partie des groupes qui la composent, des processus d’intégration qui réduisent l’emprise des groupes et de leurs chefs sur les membres, en laissant ainsi un certain espace pour des relations interindividuelles entre membres de groupes différents et pour la formation de règles communes. Par contre, des sociétés intégrées peuvent se trouver, à une époque donnée, dans un état de désagrégation à la suite d’une crise determinées par l’action de facteurs internes et/ou externes[27]. Aussi bien que les processus d’intégration, les processus de désagregation sont marqués par la coexistence de phénomènes juridiques interindividuels de la société totale avec des phénomènes de relations entre groupements ou organisations factuels.

On peut isoler des processus d’intégration, par exemple, dans les confédérations en voie de passage au stade de l’Etat fédéral. C’est le cas de la Confédération suisse, de la Confédération allemande et de la Confédération des Etats originaires de l’Union de l’Amerique du Nord[28].

Le phénomène diamétralement opposé, de désagrégation — encore avec coexistence d’un système juridique interindividuel et de rapports, et règles, entre entités collectives factuelles — s’est réalisé dans la dissolution de l’Empire Ottoman et continue de s’achever sous nos yeux dans l’évolution de l’Empire et du Commonwealth britannique. Il en est de même dans les phénomènes qui précèdent ou accompagnent l’acquisition de l’indépendance par une colonie ou autre subdivision[29].

8. Si on considère à ce point la variété de degrés d’intégration qu’on peut discerner dans le temps et dans l’espace, il parait vraisemblable que le rapport quantitatif entre les relations et les règles entre groupements ou organisations factuels d’une part et les relations et les règles interindividuelles de la société totale d’autre part, varie en fonction du degré d’intégration de la société totale.

Dans une société très désagrégée ou très peu integrée, on trouve, au niveau intergroupes — abstraction faite pour le moment des règles agissant à l’intérieur de chaque groupe — un grand développement des règles de relations entre les groupes ou leurs organisations, et un développement minime ou négligeable des règles interindividuelles “totales”. Dans une société avancée vers l’intégration, on trouve la situation inverse: un développement substantiel de règles interindividuelles communes emanant de la société totale, et une réduction des règles régissant les rapports entre les groupes ou leurs organisations. On dirait que le développement des règles intergroupes est directement proportionnel — sauf l’hypothèse d’anarchie totale — au degré de désagrégation ou d’absence d’intégration. Le développement de règles interindividuelles totales est directement proportionnel au degré d’intégration. En d’autres mots, le développement des règles entre les groupes comme tels et le développement des règles interindividuelles “totales” sont inversement proportionnels l’un par rapport à l’autre. Dans la mesure où les groupes ou leurs organisations coexistent comme entités factuelles il y a aussi — au niveau des relations entre les groupes — un plus grand développement des relations entre les groupes, et des règles relatives, au détriment des règles interindividuelles “totales”. Au fur et à mesure que les groupes s’ouvrent les uns aux autres et que leurs organisations s’enchevêtrent, il y aura une présence plus marquée de règles interindividuelles “totales” et une réduction des relations et des règles entre les groupes, les règles interindividuelles chassant, pour ainsi dire — par le fait que leur présence réduit la solidarité exclusive de groupe — les règles entre groupes factuels ou organisations.

Les règles entre groupements deviennent alors, graduellement, des règles entre groupes dans un sens différent: — précisément dans le sens très approximatif dans lequel sont telles les règles de droit étatique (unitaire ou féderal) régissant les relations entre communautés partielles. Graduellement, en d’autres mots, elles pénètrent les groupes de manière à les intégrer, avec les systèmes normatifs respectifs, dans la société totale et dans le droit de celle-ci. Si l’intégration se poursuit on atteindra le point où les rapports entre les groupes comme tels sont relégués niveau du phénomène tout à fait marginal dont un disait plus haut[30].

9. Il y a lieu à ce point de se demander quelle relation existe entre les phénomènes normatifs interindividuels et les phénomènes normatifs entre entités collectives factuelles qui se manifestent au sein d’une société donnée (ou dans l'”espace” qu’elle occupe). Je me réfère aux relations entre les règles intergroupes d’un dite et les règles interindividuelles de l’autre: y comprises, parmi ces dernières, soit les règles interindividuelles de la société totale, existantes ou en formation, soit les règles qui composent les ordres juridiques internes des groupes.

Il nous semble devoir constater, à cet égard, que dans la mesure où les règles intergroupes sont telles et dans la mesure où les entités collectives factuelles coexistent comme entités politiques distinctes sans être conditionnées elles-mêmes par l’ordre total, il n’y a pas de conditionnement réciproque des unes par les autres. Ceci veut dire qu’il n’y a pas de continuité entre le “droit entre groupements” proprement dit d’une part et le droit de la société ou de la communauté totale d’autre part.

En d’autres mots, le droit entre les groupements et le droit interindividuel de la communauté totale ne font pas système entre eux. C’est bien la différence essentielle entre le droit intergroupements improprement dit (sociétés intégrées) et droit intergroupements en sens propre (sociétés non intégrées ou imparfaitement intégrées). Le premier est au fond du droit interindividuel. Le deuxième ne l’est pas. Le premier fait donc “tissu continu” avec le droit interindividuel de la société totale et des groupes. Le deuxième n’en fait pas autant. Il ne conditionne pas directement le droit intergroupes et n’en est pas conditionné à son tour. Le conditionnement est rendu impossible par les mêmes facteurs qui déterminent l’existence de relations entre les groupes en tant qu’entités collectives factuelles.

Pour que des règles interindividuelles jaillissent directement des pactes conclus par les organisations des groupes il faudrait d’abord que celles-ci trouvent une quelque légitimation chez la société (interindividuelle) totale. Il faudrait que les groupes et leurs organisations constituent un milieu intermédiaire ou secondaire — juridiquement intermédiaire ou secondaire — entre la base humaine et les règles créées par les pactes[31]22a. Il faudrait les conditions d’un dédoublement fonctionnel des organes contractants. Au contraire, les organisations contractantes sont là en qualité d’entités factuelles, pour leur propre compte en tant que telles; elles ne sont pas là à un titre fonctionnel. La création même des règles, leur même validité et leur permanente présupposent l’existence et la persistance du milieu intergroupes en tant que tel[32].

Voilà pourquoi l’association des clans, des tribus, des gentes, n’est ni la cité, ni la constitution; ni la base juridique de la cité ou de la constitution. La cité, la constitution, présupposerait la primauté de l’allégeance spontanée ou forcée à la société totale sur l’allégeance au groupes. Mais si cette allégeance existe, et elle existera à un certain moment si l’intégration s’impose, il n’y a plus de relations entre les groupes en tant que tels et il n’y a plus de pactes ou de règles entre les groupes proprement dites.

Il en est évidemment de même du conditionnement inverse, c’est-à-dire du conditionnement des règles entre groupements par les règles interindividuelles de la société totale. Si un droit interindividuel existe dans la société totale avec assez d’intensité pour pénétrer les groupes et en conditionner les organisations de l’intérieur en atteignant la base sociale de chacun, le droit entre les groupes trouverait son fondement dans la société totale et dans son ordre. Les règles interindividuelles seraient non seulement en rapport de continuité avec les règles entre groupements, mais aussi, a fortiori, avec les règles agissant à l’intérieur des groupes eux-mêmes. A ce point, il n’y aurait plus, à proprement parler, des règles entre entités collectives factuelles. Il y aurait un droit interindividuel entre personnes morales, c’est-à-dire un droit entre membres et agents qualifiés de communautés partielles juridiquement conditionnées par le système interindividuel de la société totale. Si, au contraire, les groupes ou leurs organisations gardent leur caractère relativement ferme et ne se laissent pas conditionner de l’intérieur, c’est la façon d’être même des entités factuelles en présence, et de leurs relations, qui exclut le conditionnement par la communauté totale — inexistante ou en crise — des règles qui régissent les rapports entre les groupes[33].

Sur le pian historique, sans doute, les deux ordres de phénomènes sont entrelacés. Mais il n’en est pas ainsi sur le plan juridique. La raison d’être des institutions juridiques interindividuelles — même de celles concernant les rapports entre les groupes désormais institutionnalisés au sein de l’ordre total — est trop différente, et trop souvent incompatible avec la raison d’être des règles de relations entre groupements pour que les unes représentent le développement continu des autres. Toute tentative de construire le phénomène en des termes évolutionnistes de ce genre serait entachée d’une grave confusion[34].

10. Si on revient à ce point à la société internationale et aux phénomènes normatifs qui s’y déroulent on est obligé de penser que le défaut d’intégration juridique de la société universelle moderne et le vide de règles interindividuelles qui s’ensuit sont tellement profonds, et les causes qui les déterminent si enracinées à travers les siècles, que nous nous trouvons en face de l’espèce la moins intégrée — du point de vue politique et juridique — parmi toutes les sociétés non intégrées dont on ait connaissance.

Voilà pourquoi, face au droit international le droit interindividuel existe seulement comme droit interne de chaque communauté nationale. Il n’existe pas comme droit de la société totale.

D’ici quelques conséquences. Premièrement, le droit des gens présente les caractères typiques des règles entre groupements dans la forme plus aigué et plus poussée. Voilà pourquoi le droit des gens est si loin de pourvoir à ce conditionnement des groupes, de leur membres et de leurs organisations, qui serait la fonction essentielle du droit de la société totale. Voilà d’où viennent ses faiblesses et ses lacunes[35].

Deuxièmement, le droit des gens n’est pas en rapport de continuité normative ni avec les systèmes nationaux de droit interindividuel ni avec les manifestations embryonnaires du droit interindividuel universel in fieri. Par rapport aux uns comme par rapport à ce dernier il est de qualité différente en tant que système normatif sui generis des relations entre entités qu’il ne conditionne pas de l’intérieur: les “Etats” ou les gouvernements en tant que puissances.

III. Droit International et Droit interindividuel

dans la société universelle

11. Le droit des gens comme corps de règles de conduite entre entités collectives factuelles. — 12. Le milieu du droit des gens. Discontinuité entre droit international et droit interindividuel dans la société universelle. — 13. Comparaison avec la doctrine constitutionnaliste et avec la conception interétatique traditionnelle.

11. Voilà finalement le sens, plus précis, dans lequel nous estimons qu’il n’y a pas d’analogies à établir entre le droit des gens et le droit fédéra1[36]26a. Toute analogie nous parait injustifiée non seulement par rapport aux règles fédérales s’adressant directement aux individus[37]26b, mais aussi — exception faite pour les phénomènes d’ordre marginal mentionnés dans la Section précédente — en ce qui concerne les rapports interétatiques, intercantonaux ou entre Länder. Ces rapports sont également — et juridiquement — interindividuels[38]26c. Les règles du droit international ne le sont pas (dans le même sens juridique). Comme on disait plus haut, le droit international n’est vraiment ni interétatique ni intergouvernemental dans le sens que ces termes possèdent dans le contexte du droit fédéral ou autrement interindividuel. Il ne l’est pas à cause du fait que sa raison d’être réside, plutôt que dans la société humaine universelle, dans la coexistence de ces formations indépendantes entre lesquelles le contrô1e de la société humaine universelle est en fait partagé.

D’autre part, la coexistence de ces formations politiques indépendantes n’étant pas naturelle, le droit des gens n’est pas le droit d’une “société de sociétés” ou d’une “société des Etats” conçue sub specie aeternitatis. Les Etats — ou, plus exactement, les personnes du droit des gens correspondant aux Etats — sont seulement des formations dans lesquelles l’humanité, la vraie société universelle naturelle, se trouve à présent partagée. Ces formations ne constituent donc pas une société ni une communauté destinée à se perpétuer comme telle. Elles coexistent, simplement; et leur coexistence ayant duré quelques siècles, il s’est formé un droit inter-groupements plus solide que d’autres formations normatives de la même espèce. Mais puisque la coexistence des Etats n’est pas nécessairement éternelle, le droit des gens n’est éternel non plus. Il est malgré tout provisoire. Il devra céder la place tôt ou tard, vraisemblablement, au droit public universel.

Le droit des gens se manifeste donc comme un ensemble de règles — moins systématisé et organique que les ordres interindividuels internes des communautés étatiques, et par cela moins proprement qualifiable comme “ordre juridique” — qui régit les rapports des entités souveraines dans la mesure où celles-ci, en échappant, comme à présent elles échappent, à l’emprise d’un ordre interindividuel plus large, se font face, justement, comme telles.

Le milieu du droit international n’est donc ni la société universelle des hommes, ni une société problématique d’Etats ou de gouvernements. Il est le droit de la coexistence ou de la convivenza des Etats ou des gouvernements dans leurs rôles de puissances[39].

Plus qu’une affaire de société — société internationale en sens large ou société internationale en sens étroit — c’est une question d’une certaine espèce de relations parmi une certaine espèce d’entités dans la mesure que celles-ci se font face les unes aux autres en se dressant en dessus des peuples, pour ainsi dire, contre l’arrière-plan lointain représenté par la société universelle des hommes.

12. La caractérisation du droit international par rapport aux autres phénomènes juridiques ne se réduit donc ni dans les termes interindividuels des doctrines constitutionnalistes ni dans les termes des théories interétatiques traditionnelles. Cette caractérisation est plus nette, plus complète et en même temps plus souple que la distinction courante chez les dualistes-pluralistes.

Elle est plus nette, car le droit des gens se dégage plus clairement de l’ensemble des autres phénomènes juridiques et assume une physionomie plus conforme aux caractères qui, dans la réalité internationale, le distinguent du droit interindividuel dans ses multiples manifestations. La distinction découle, pour ainsi dire, de la nature et de la structure spécifique du phénomène normatif international et des facteurs qui le conditionnent plutôt que de son rapport avec une “société d’Etats” ou “société de sociétés”, ou même une société de gouvernements, problématique et sommairement définie.

En effet, de l’absence du tissu normatif continu correspondant au droit public de l’humanité découle une discontinuité, non seulement entre chaque système juridique national et les autres mais aussi entre le droit international d’une part et chaque système national de l’autre part.

La discontinuité entre le droit international et chaque système national, et avec le droit interindividuel en général, est encore plus prononcée que la discontinuité entre n’importe quels systèmes nationaux. Dans le dernier cas c’est une affaire de séparation entre les souverainetés et les processus de création du droit des différentes communautés politiques humaines, et en tant que telles homogènes. Dans le cas du droit international et du droit national (interindividuel), la séparation analogue du milieu et des processus de formation du droit est accentuée par la différence qualitative entre les règles inter-groupes et les règles interindividuelles; entre les règles qui trouvent leur raison d’être dans les relations entre entités collectives factuelles en tant que telles et les règles qui trouvent leur raison d’être dans les rapports entre les individus[40].

Pour les théories constitutionnelles il s’agirait d’une simple différence de degré (en considérant l’alternative de la primauté du droit des gens), combinée avec un rapport juridique de complémentarité, entre droit international et droit interne. Ceci est inexact, justement, en vue du défaut d’intégration de la société universelle, de l’absence de conditionnement des communautés étatiques par un droit de la société humaine totale (ou de ses régions) et de la nature spéciale — et notamment différenciée par rapport au droit interindividuel — que les règles internationales acquièrent à cause de la façon dont les Etats se présentent les uns vis-à-vis des autres: c’est-à-dire au sein de la société humaine totale, mais sans être les instruments juridiques de celle-ci.

Il s’agit donc de règles entre puissances — seulement dans ce sens interétatiques ou intergouvernementales[41] — et non pas d’un système “intersocial” tel que Georges Scelle le conçoit. Selon les théories interétatiques de l’école dualiste-pluraliste, notamment pour Triepel et Anzilotti, il y aurait l’ordre de l’Etat ou les ordres des différents Etats d’un côté, et le droit de la “société des Etats” de l’autre. Cette vue est beaucoup plus proche de la situation réelle que ne le sont les théories interindividuelles des doctrines constitutionnalistes: mais on ne tient pas suffisamment compte de la nature de l’Etat dans le sens du droit des gens[42], de la difficulté d’isoler une société des Etats comme phénomène permanent au sein de la société universelle, et de l’impossibilité de placer, dans le cadre d’un dualisme aussi rigide, les phénomènes juridiques internationaux, quelle que soit leur importante actuelle, qui ne se laissent ranger ni dans le cadre du droit interne de tel ou tel autre Etat ni dans le cadre du droit des gens en tant que droit entre puissances.

A la place du dualisme ou pluralisme un peu borné de la fin du XIX siècle nous envisageons un dualisme plus spécifique et souple entre deux espèces de phénomènes juridiques se déroulant au sein de la société humaine universelle. Ces deux “espèces de droit” correspondent au droit interindividuel d’une part, et au droit entre les Etats ou les gouvernements en tant que puissances[43] d’autre part.

La distinction est aussi plus complète, car elle oppose, pour ainsi dire, le droit des gens au droit interindividuel tout entier dans ses diverses manifestations et ses multiples systèmes, plutôt qu’au droit étatique interne seulement. A la différence de la doctrine moniste qui nous présente comme déjà en vigueur un ordre juridique unique et décentralisé de l’humanité dont le droit international serait l’échelon suprème, et à différence de la doctrine dualiste qui, dans un certain sens, envisage l’état actuel de désagrégation juridique sub specie aeternitatis, en nous présentant, à côté d’une série de sociétés étatiques, une société d’Etats (doués chacun de son ordre juridique), nous estimons plus conforme à la réalité actuelle, et aux possibilités d’évolution en même temps, de concevoir une société non intégrée, dans laquelle coexistent, chacun à sa place, d’une part les ordres étatiques plus ou moins fermés et les formations précaires et embryonnaires du droit interindividuel non-étatiques[44], et d’autre part un corps de règles sui generis régissant la coexistence d’entités collectives factuelles, c’est-à-dire non conditionnées de l’intérieur — notamment dans leur composantè interindividuelle — par un ordre juridique de la société humaine totale[45].

La distinction est finalement plus souple dans le sens qu’elle s’adapte mieux aux possibilités futures, qu’il s’agisse des possibilités annoncées de loin par certains aspects de l’organisation internationale[46], ou bien des possibilités moins alléchantes d’une intégration universelle réalisée par la voie imperialiste, adoucie peut-être par des processus d’intégration régionale à base démocratique. Cette souplesse dépend du fait que, tout en maintenant ce caractère intergroupements que les monistes nient ou atténuent, le droit des gens n’est pas lié d’une façon absolue à cette “société des Etats” qui est à la base de la conception dualiste-pluraliste traditionnelle.

Le droit international est lié en somme à un certain pattern de relations — les relations entre les “Etats” souverains et autres entités similaires — se déroulant à côté des relations interindividuelles (bien que non conditionnées juridiquement par celles-ci), au sein de l’unique société humaine universelle naturelle. Au fur et à mesure que cette société subit une évolution ou une involution (du point de vue, bien entendu, d’un processus d’intégration progressive accepté par hypothèse comme souhaitable), le domaine du droit international, en tant que jus inter potestates se rétrécit ou s’élargit[47].

13. L’avantage sur la schématisation des constitutionnalistes, aussi bien, malgré leur réalisme, que sur les constructions de l’école de Triepe1 et Anzilotti, apparait d’une manière encore plus claire lorsqu’on étudie les problèmes juridiques fondamentaux — les problèmes de “localisation juridique”, pour ainsi dire — de l’organisation internationale. Ainsi que nous avons eu l’occasion de le montrer, l’organisation internationale ne se laisse situer d’une façon satisfaisante ni dans le cadre du droit public universel (ou droit de l’humanité) des monistes ni dans le cadre de la “société des Etats” ou de la “société de sociétés” ou de gouvernements de l’école dualiste-pluraliste traditionnelle et contemporaine (infra, Sections VIII, XII, XIII et XIV).

Les monistes parviennent, il est vrai, à une construction en apparente parfaite dans le cadre de leur droit public universel. Dans ce cadre, ils insèrent les unions d’Etats comme autant de degrés de centralisation du système interétatique/interindividuel dont ils se figurent l’existence sur le plan universel ou régional. Ils sont amenés ainsi à construire la Charte des Nations Unies comme la constitution volontaire de la société universelle, encore très décentralisée, mais un peu moins décentralisée que la constitution matérielle correspondant au droit international général. La construction s’écroule devant la constatation que si à l’intérieur des mécanismes des Nations Unies comme des autres organisations il y a des phénomènes de droit public interindividuel, les rapports interétatiques continuent de se placer, même dans le cadre de la Charte, dans le domaine des obligations contractuelles entre entités factuelles souveraines[48]35a.

Les dualistes, à leur tour, qui seraient mieux en mesure de se rendre compte du caractère contractuel-“interétatique” des organismes internationaux, sont bouleversés par l’élément interindividuel de l’organisation internationale: et ils sont obligés, pour expliquer cette présence, de sortir d’emblée du cadre de leur théorie de la “société des Etats”, pour nous présenter des conceptions dont la presque totale conformité aux constructions de la doctrine moniste constitue la meilleure démonstration du manque de cohérence de la théorie et de la non conformité de celle-ci à la réalité juridique internationale[49].

Ceci devient si possible plus evident dans la théorie de l’organisation européenne. On assiste au sein de la doctrine dualiste, chez quelques uns au défaut de toute explication même dans les domaines où la construction serait acceptable; chez des autres à l’insertion, dans le cadre d’une conception du droit international comme droit interétatique, d’une théorie de l’organisation supranationale qui présupposerait l’accomplissement de l’écroulement des Etats ou de leur souveraineté et par cela la réalisation du dessin des “constitutionnalistes”.

Or, ces phénomènes trouvent une explication moins insatisfaisante si on essaye de distinguer, dans les structures à première vue homogènes de chaque institution internationale, le domaine du droit interindividuel et celui des règles entre les puissances; et si on maintient chacun de ces ordres de phénomènes normatifs à sa place en lui reconnaissant les caractères et les possibilités qui lui sont propres. On évite ainsi, sans tomber dans les constructions faciles des monistes, l’impasse dans laquelle se trouve la doctrine dualiste à cause de l’impossibilité d’insérer, dans le cadre de l’ordre juridique égalitaire d’une société d’Etats conçus comme groupements souverains fermés, des institutions évidemment interindividuelles et hiérarchisées telles que les mécanismes internes des unions d’Etats. L’organisation internationale apparaît ainsi comme un des moyens — le moyen démocratique — de combler le vide de droit interindividuel dans les rapports internationaux, plutôt que comme une tentative impossible de hiérarchiser une société d’entités souveraines en transformant le droit des gens lui-même.

En même temps, la distinction entre droit international et droit interindividuel n’en est pas — à cause de sa souplesse — moins solide et rigide. Elle est déterminée par la nature, la structure et la diversité de raison d’être des phénomènes juridiques en question, par les facteurs qui les conditionnent respectivement, par la. diversité de nature des sujets parmi lesquels les règles se forment et agissent, par la nature des intérêts de ces sujets. Nous reviendrons sur ces points.

IV. La nature du Droit des gens et la théorie des personnes
internationales. Les particuliers

14. La nature du droit des gens et la théorie des personnes. — 15. La théorie de la personnalité des particuliers. Ses syllogismes. — 16. Discussion. — 17. Discontinuité entre les droits et obligations des personnes du droit des gens et les situations juridiques des particuliers. — 18. Les situations (juridiques) des particuliers comme objet du droit des gens.

14. Une définition moins imprécise du droit international — définition qui coordonne, en dernière analyse, en une vision qui nous semble plus cohérente, des éléments que l’on retrouve, en ordre épars ou dans des contextes contradictoires, chez les auteurs de tous les temps et de toutes les écoles — éclaircit également plusieurs problèmes concernant la théorie des personnes.

C’est le cas de la “personnalité” internationale des individus, de la nature des sujets autres que les Etats, de la notion de l’Etat lui-même en tant que sujet (surtout en ce qui concerne le territoire et la population comme prétendus éléments constitutifs de la personne de l’Etat) et du rapport entre Etat et gouvernement. C’est le cas également des moyens de “vouloir” et “agir” de la personne internationale.

15. Tout le monde connait le théorème des “constitutionnalistes” au sujet de la personnalité internationale des particuliers[50]. On commence par un syllogisme: tout droit est interindividuel. Le droit international n’est qu’un système de droit comme tous les autres, c’est-à-dire comme les systèmes étatiques. Par conséquent, le droit international doit forcément aboutir, par voie juridique, à l’individu. Deuxième syllogisme: tous les systèmes étatiques auxquels se pose le problème d’atteindre les agents ou les membres des personnes morales réalisent ce but par l’intermédiaire des ordres juridiques internes de ces entités, ordres juridiques qui sont subordonnés — c’est-à-dire conditionnés de l’intérieur — par l’ordre étatique lui-même. Le droit international ne diffère pas, dans ce domaine, des ordres étatiques. Lui aussi conditionne les Etats en légitimant leurs ordres juridiques. Par conséquent, le droit international réalise lui aussi sa destination individuelle par l’intermédiaire de ces ordres juridiques complémentaires qui sont les systèmes juridiques des Etats. La seule particularité du droit des gens consisterait dans le fait que son haut degré de décentralisation fait que cette manière indirecte, mais toujours juridique, d’atteindre les individus a été, et reste encore, la méthode la plus fréquente de créer des droits et des obligations internationales de particuliers[51]. En effet, grâce aux ordres étatiques qui leur font de complément, toutes les règles du droit des gens auraient donc les individus comme destinataires indirectes.

Cette théorie se complète par deux autres idées envisageant l’une les droits et devoirs individuels internationaux directs relevant du droit international coutumier et l’autre les droits et devoirs individuels directs découlant des traités. Dans la première de ces catégories, plusieurs écrivains placent les crimina juris gentium de type classique ou récent: de la piraterie jusqu’aux crimes contre la paix et contre l’humanité[52]. Dans la deuxième catégorie — la plus nombreuse et la plus importante — on classe les dispositions conventionnelles dans lesquelles il est question de situations, comportements, intérêts d’individus. On ajoute à ce point que c’est justement dans le domaine du droit conventionnel que le droit international marquerait sa tendance à s’humaniser d’une manière toujours plus pénétrante en vue de la centralisation ultérieure de la communauté universelle. Dans cette même catégorie rentreraient les phénomènes de personnalité internationale des individus qui trouveraient leur cadre dans les organisations internationales. Les ordres juridiques de celles-ci ne seraient du reste que des articulations du droit international, liées à celui-ci par les pactes et les conventions constitutives des organisations[53].

16. Aprioriste, tout d’abord, est le premier syllogisme indiqué au début du paragraphe précédent et qui devrait démontrer la destination individuelle de toute règle de droit international. Le problème qui se pose à cet égard est précisément de savoir, avant tout, si et dans quelle mesure le droit des gens présente les mêmes caractères que le droit étatique. Dans cette recherche, la détermination du milieu — interindividuel ou intergouvernemental — des règles constitue un des points essentiels[54].

Il en est de même du deuxième syllogisme indiqué au début du paragraphe précédent. Le point de départ, encore une fois, est l’idée que le droit international ne peut être autre chose que du droit interindividuel. Comme tel, il ne peut s’adresser aux entités collectives qu’en fonction de la réglementation de relations interindividuelles.

On a dit assez ailleurs sur ce syllogisme[55]. On a vu aussi de quelle manière l’idée de l’Etat comme personne morale du droit des gens est liée, par les concepts de communauté juridique universelle et de droit public de l’humanité, à l’idée d’une prétendue destination individuelle des règles de droit international s’adressant aux Etats[56].

Une fois écartés les deux syllogismes, il y a lieu de mettre au clair que lorsqu’on discute au sujet de la condition internationale des particuliers, il ne s’agit pas de choisir entre l’affirmation et la négation du fait incontestable que des individus doivent entrer en jeu tôt ou tard pour que toute règle de droit des gens se réalise. Il ne s’agit pas d’affirmer ou de nier le fait également incontestable qu’il y a des règles du droit international coutumier qui visent d’une manière “expresse” des actions individuelles comme telles (les delicta juris gentium) qui deviennent par cela des faits “juridiquement évalués” par le droit des gens. Il ne s’agit pas d’affirmer ou de nier le fait, également incontestable, que le droit des gens a toujours contenu des centaines de règles conventionnelles destinées implicitement ou expréssément à déterminer les comportements de particuliers ou à assurer la protection d’intérêts de particuliers: ni que le nombre de ces règles s’est multiplié plusieurs fois dans la pratique internationale du dernier demi-siècle. Il ne s’agit non plus de nier, finalement, que parmi ces dernières règles, il y en a un nombre croissant qui vont au-delà d’une pure énonciation normative et se soucient de créer des procédures par l’emploi desquelles les intérêts des individus peuvent trouver une protection moins inadéquate.

La vraie question est de savoir si toutes ces règles, qui directement ou indirectement visent sans doute des individus, sont comparables — au moins du point de vue de leur continuité normative avec les autres règles dont dépend leur destination finale vers les individus — aux règles de droit fédéral qui directement ou indirectement visent les individus appartenant aux différents Etats et aux règles de droit étatique visant les individus appartenant à des communautés partielles inférieures[57]. Mais cette comparaison doit être faite en considérant, précisément, la structure de la société universelle et la position qu’y occupent, respectivement, les individus et les Etats dont les individus font partie.

Or, l’analyse de cette structure démontre que les Etats ne sont pas des formations sociales intermédiaires entre une base sociale humaine et le droit des gens. L’analyse démontre, plus précisément, que les Etats ne sont pas conditionnés, de l’intérieur de chacun, par le droit international, et que cette situation juridique reflète un “état de choses” d’ordre sociologique dont il serait vain de ne pas tenir compte.

Juridiquement et sociologiquement, il s’agit de l’absence de conditionnement des Etats — soit en tant que communautés soit en tant qu’organisations gouvernementales — par le droit des gens. Le défaut de conditionnement des Etats de l’intérieur par le droit des gens — à son tour une conséquence de la souveraineté — signifie en pratique que les Etats et leurs organes ne sont pas, aux yeux du droit des gens, les représentants de leurs sujets permanents ou temporaires. Ceci veut dire, à son tour, que les organes des puissances n’agissent pas en tant que représentants de leurs sujets aux yeux du droit des gens ni au moment où ils participent à la création (coutume) ou au moment où ils posent (traité) les règles concernant les individus, ni au moment où ils exécutent les règles qui dans l’une ou l’autre manière auront été créées.

C’est le contraire de ce qui se passe au sein des sociétés étatiques dans le rapport entre l’ordre juridique de la société totale et les agents (les gouvernants) des communautés partielles. Dans une société nationale, même la plus décentralisée, les agents des communautés partielles — formations sociales intermédiaires — sont soumis, pour ainsi dire, à deux ordres de “contrôles”: ceux de l’ordre juridique interne de chaque communauté et ceux de l’ordre juridique de la société totale, et surtout à ces derniers. Cela fait de sorte que les agents en question sont tenus par l’ordre total lui-même à assurer le bon — ou mauvais — gouvernement de la communauté partielle. Au contraire, les gouvernants des Etats souverains ne sont pas, en tant qu’individus, sous le “contrôle” du droit des gens. Il en suit, précisément, que le droit des gens n’est pas en mesure, de par sa nature, de conditionner directement la conduite des agents des Etats — par exemple dans la création et l’application de règles internationales concernant les intérêts ou la conduite des particuliers — soit par des obligations, soit par une sanction spécifique de nature civile, pénale ou administrative, soit par cette sanction générale et indirecte qu’est la sanction politique. Si une sanction se manifeste, elle provient du droit interne de chacun des Etats en question.

Ceci explique et (a) la difficulté que les intérêts des particuliers trouvent satisfaction adéquate dans des règles internationales, et (b) la difficulté de réaliser ces règles jusqu’à leur but interindividuel.

(a) Bien entendu, les valeurs humaines prennent une place de plus en plus importante dans le droit international contemporain. Jusqu’ici, toutefois, les valeurs humaines émergent dans le droit des gens seulement dans la mesure où les forces nationales et internationales réussissent, délibérément ou inconsciemment, à les traduire en valeurs “interétatiques” — ou, plus exactement, interpuissances — d’importante juridique internationale. Cela semble impliquer inévitablement, comme nous avons essayé de montrer ailleurs, une adaptation des valeurs humaines aux exigences des personnes internationales et une déformation, de ces valeurs: sans laquelle ils n’arriveraient pas à franchir le seuil des valeurs juridiques internationales[58].

(b) Deuxièmement, la traduction en termes interindividuels des règles internationales — règles dans lesquelles les Etats figurent comme entités factuelles — est remise nécessairement à des règles, des actes, des faits et des attitudes de l’entité collective à l’intérieur de sa structure de fait — de fait, bien entendu, pour le droit des gens. Par conséquent, il n’y a pas de continuité normative entre les règles internationales atteignant — de l’extérieur — la personne de droit des gens d’une part et les règles touchant les individus, fonctionnaires ou particuliers — à l’intérieur de la structure de l’Etat — de l’autre part. Il est donc évident que les individus ne sont pas, techniquement, des destinataires indirects — juridiquement indirects — des règles internationales. Il y a, au fond, dans chaque espèce, deux phénomènes normatifs distincts. D’un côté, il y a les règles internationales s’adressant à l'”Etat”. De l’autre côté, il y a les règles internes s’adressant aux individus. Entre les deux se trouve la souveraineté de l’Etat ou de son organisation législative, exécutive et judiciaire. Il y a donc une situation de fait, qui agit comme un “diaphragme” entre les deux phénomènes normatifs dont elle rompt la continuité.

Or, c’est à cause de ces deux éléments — (a) et (b) — que le droit des gens reste un droit de relations entre puissances dans sa destination comme dans sa création, même lorsque le contenu de ses règles concerne, implicitement ou explicitement, des intérêts ou des comportements de particuliers.

17. Au fond, il n’y a pas tellement de différence, du point de vue de la destination du droit des gens, entre l’hypothèse de prétendue destination individuelle indirecte et les deux autres hypothèses: destination directe de règles coutumières et destination directe de règles conventionnelles.

Dans ces dernières hypothèses, il est vrai, l’action, l’omission, l’intérêt du particulier est visé de manière expresse et directe. Mais il se produit toutefois le même dualisme. L’individu en question est soumis à l’autorité de l’Etat dont il est le ressortissant ou le résident. Pour qu’il soit conditionné dans sa conduite ou protégé dans son intérêt, il est indispensable, s’il s’agit d’une matière qui demande la mise en œuvre de règles juridiques, que le droit interne de l’Etat ou des Etats dont il relève et auxquels la règle internationale s’adresse soit adapté à la besogne. Il y a donc une fois de plus deux ordres de phénomènes normatifs, séparés par cette même solution de continuité: qui découle de ce fait qu’est la souveraineté ou le défaut de conditionnement international de la communauté étatique et des autorités qui la gouvernent[59].

Le dualisme — même dans les deux hypothèses de personnalité “directe” — n’est qu’une conséquence naturelle de l’orientation non interindividuelle du droit des gens[60].

La discontinuité qui impose la solution négative subsiste également dans les phénomènes de personnalité internationale des individus qui se manifesteraient dans le cadre des organisations internationales[61].

Plusieurs auteurs ont l’air de penser que la personnalité internationale des individus, inexistante ou douteuse dans le cadre purement normatif des règles ordinaires de droit conventionnel ou de droit coutumier, trouverait un fondement plus solide lorsque les règles en question insèrent les situations individuelles qu’elles visent dans les structures d’organisations internationales. La solution des problèmes posés par ces phénomènes présuppose évidemment la détermination de la nature de l’organisation internationale et “supranationale” au moins en ce qui concerne le rapport existant, dans chaque organisme et dans les règles qui l’animent, entre droit international et interindividuel[62]. On a vu que le même dualisme se produit, au sein des organismes internationaux, entre l'”intergouvernemental” et l’interindividuel.

18. En conclusion, il est inexact de dire qu’il n’y a rien dans le droit des gens qui empêche l’attribution de droits et devoirs aux individus[63]. Il y a, au contraire, beaucoup d’obstacles. Un obstacle est ce fait persistant, improprement qualifié de dogme[64] qu’est la souveraineté des Etats. Un autre obstacle est l’inexistence d’une communauté juridique universelle des hommes. Pour qu’il n’y ait rien dans le droit international contre la personnalité des individus, il faut une révolution de dimensions inouies, ou une évolution dont nous ne voyons pas le commencement[65].

Cet état de choses ne pourrait trouver de preuve meilleure que dans le fait que sans l’intermédiaire d’un Etat le droit des gens n’est pas en mesure d’atteindre l’individu. Les populations non organisées en Etat ne sont pas, à la différence des populations des “territoires” fédéraux par rapport au droit fédéral, sous l’empire direct du droit des gens. Elles sont en dehors de tonte action du droit des gens, à moins qu’elles ne fassent l’objet, comme certaines populations coloniales, de droits et obligations d’organisations étatiques autres que celles qu’elles pourraient constituer elles-mêmes.

Nous ne voyons pas de base, en conclusion, pour rejeter la théorie de l’individu comme objet du droit des gens[66].

V. L’Etat dans le sens du droit des gens et la nature des sujets
“autres que les Etats”: Saint-Siège, insurgés,

Gouvernements en exil, comités

19. La conception traditionnelle des sujets autres que les Etats et ses implications. — 20. Les personnes “étatiques”. — 21. Les personnes “nonétatiques”. — 22. La théorie de la personnalité “spirituelle” du SaintSiège. — 23. Discussion: Eglise et Etats, ou Cité, de l’Eglise. — 24. Les insurgés et leur prétendue qualification internationale comme personnes sui generis. — 25. Gouvernements en exil, Comités et Mouvements de libération.

19. Un domaine également très affecté par la théorie constitutionnaliste du droit international est celui des personnes du droit de gens “autres que les Etats”.

Etant conçues comme des personnes morales ou juridiques, les personnes internationales — Etats et non Etats — se distinguent, en ce droit, selon la plupart des auteurs, non seulement en raison de différences de composition, dimensions, structure et finalités, différences matérielles, mais aussi en raison d’une qualification juridique dont chaque entité, étatique ou non étatique, serait revêtue par le droit international. Les personnes internationales seraient donc qualifiées par le droit des gens comme “personnes étatiques”, “non-étatiques” et “interétatiques” ou “supra-étatiques”. Parmi les premières, les “Etats”, la même doctrine identifie les Etats tout court — Etats souverains, ou Etats optimo iure — et des Etats, pour ainsi dire, “diminués”, tels que les Etats demisouverains ou dépendants, protégés, vassaux, neutralisés, et autres. Dans la classe des personnes non-étatiques se placent les sous-catégories des insurgés, des gouvernements en exil et des comités nationaux; et un peu à l’écart de ces entités on place, en tant qu’espèce unique, le Saint-Siège. Dans la classe des personnes interétatiques et supra-étatiques on range les différentes espèces d’organisations internationales, classifiées à leur tour dans plusieures catégories[67].

Ces classifications et sous-classifications ne seraient pas, selon la même doctrine, purement nominales ou déclaratoires des caractères factuels des entités en question. Il s’agirait, semble-t-il, de qualifications juridiques fonctionnelles, c’est-à-dire “actives”, effectuées par le droit des gens et liées à la personnification de chaque entité, à son statut international et à .la détermination internationale de ses capacités.

De l’idée de la qualification internationale des Etats et des non Etats dans le sens qu’on vient d’indiquer se dégagent en effet pas mal de conséquences importantes de “marque” constitutionnaliste. Ces conséquences touchent, entre autres: a) à la notion des personnes étatiques elles-mêmes comme personnes morales; b) à la nature de la personnalité internationale de l’Eglise romaine; c) à la nature de la personnalité des insurgés; d) au rapport des personnes avec le territoire et la population; e) au rapport Etat-gouvernement; f) à la détermination de l’essente matérielle des personnes internationales. La Section présente est dediée à la discussion des points (a), (b) et (c). Les points (d)-(f) font l’objet des Sections de VI à IX.

20. Pour les Etats, on peut être bref. Le défaut de qualification est implicite dans l’attitude passive qu’on a constaté dans le droit des gens à l’égard de la formation et de la structure des Etats et de leur régime politique. De même qu’il n’y a pas d’Etats légitimés ou non légitimés à l’égard de leurs nationaux ou des étrangers par le droit des gens; de même qu’il n’y a pas de légitimation internationale des gouvernements à l’égard de leurs populations et des autres peuples — de même que sous ces deux rapports il n’y a pas de règles internationales qui obligent les individus à se rallier à certains Etats ou à certains gouvernements — il n’y a pas de règles qui indiquent aux individus quelles fonctions de l’Etat ou du gouvernement sont légitimes ou illégitimes. C’est encore une différence capitale entre droit fédéral et droit international[68].

21. Pour en venir au points (b) et (c), la qualification fonctionnelle internationale des sujets autres que les Etats comme personnes sui generis et les qualifications spécifiques de chaque espèce ou exemplaire se traduit avant tout dans des prétendues différences de capacité. D’ici découle, par exemple, en ce qui concerne l’Eglise Catholique, l’idée que le droit des gens limite la capacité du Saint-Siège au domaine des activités ou des fins spirituelles. Et d’ici découle l’idée que le droit des gens limite la capacité des insurgés aux rapports de belligérance, et la capacité d’autres entités d’une façon analogue, conformément à leur “vocation[69].

La qualification des insurgés comme personne spéciale ou sui generis et la limitation de leur capacité pratiquement à la guerre civile ne fait que confirmer, à son tour, aux yeux de ceux qui l’acceptent, l’idée qu’il s’agit d’un sujet temporaire, tout à fait précaire, destiné à disparaitre comme tel à la conclusion, quelle qu’elle soit, de la guerre civile. Ceci confirmerait, à son tour, l’idée que les insurgés, devenus gouvernement de fait local ou général, disparaissent comme personne en tout cas pour devenir des simples représentants ou agents du nouvel Etat local ou de l’Etat tout entier.

Selon notre manière de voir, il s’agit là d’autant de idola érigés par la doctrine sur la base de la conception du droit international comme droit public universel.

22. En ce qui concerne le Saint-Siège, la doctrine en fonde la qualification fonctionnelle dans l’ordre du “spirituel” sur trois éléments: défaut de territoire, défaut de population proprement dite, nature spirituelle des fonctions de l’Eglise par rapport aux fonctions (temporelles) des Etats. Ces éléments seraient tellement décisifs pour la qualification de la personnalité du Saint-Siège que celui-ci devrait être considéré comme personne internationale distincte par rapport à toute organisation étatique (temporelle), notamment par rapport à toute organisation temporelle avec laquelle le Saint-Siège se présente en quelque manière lié. D’ici la distinction entre la personne internationale du Saint-Siège et la personne temporelle correspondant, jusqu’à 1870 aux Etats de l’Eglise, et depuis 1929 à la Cité du Vatican[70].

Si on considère cette construction sans préjugés, on doit cependant se rendre compte que malgré l’importante sans doute considérable de la fonction spirituelle de l’Eglise (même du point de vue de ses relations internationales) la personnalité du Saint-Siège n’est pas plus liée ou conditionnée à ses fonctions spirituelles de ce que la personnalité d’une puissance étatique n’est liée à la nature plus ou moins temporelle ou spirituelle des activités et des intérêts permanents ou contingents de l’Etat.

Bien entendu, la nature spirituelle des intérêts et de l’activité de l’Eglise Catholique — et par cela du Saint-Siège — n’est pas dépourvue de conséquences juridiques internationales.

Il est bien possible, et il arrive souvent, que dans les rapports entre un Etat et l’Eglise la question se pose si un acte rentre ou non dans un domaine dit spirituel et considéré, en mesure plus ou moins large, du “ressort” de l’Eglise. Il s’agit dans ce cas de savoir si l’acte rentre dans un tel domaine, pour en fixer la valeur et le traitement juridique dans le cadre de la règle internationale applicable. Il s’agit de savoir, par exemple, si dans l’accomplissement de l’acte en question le Saint-Siège est dans son droit vis-à-vis de l’Etat donné (c’est-à-dire s’il a respecté ou non la règle), ou encore si, étant donnée la nature de l’acte, le Saint-Siège a le droit d’exiger l’immunité de ses agents de la juridiction étatique. Il est donc question des obligations d’une personne internationale vis-à-vis d’une autre personne internationale, et ayant pour objet l’accomplissement ou l’abstention de certaines activités[71].

Tout à fait autre chose est la question de la qualification fonctionnelle internationale du Saint-Siège en tant que personne du droit des gens[72]. Admettre que de ce point de vue la personnalité de l’Eglise est fonctionnellement qualifiée signifierait admettre que le droit international attache d’invalidité, à l’égard des membres et des non membres de la communauté catholique et/ou à l’égard des autres personnes internationales, tout acte du Saint-Siège qui ne relève pas du domaine du spirituel. De l’idée de la qualification fonctionnelle internationale de l’Eglise — de l’idée que l’Eglise romaine est une personne du droit des gens “pour le spirituel” — découlerait en effet que l’Eglise n’a pas de capacité d’agir ou de capacité juridique dans aucun domaine qui ne relève pas du spirituel. Mais cette conséquence serait autant absurde que l’ídée d’invalider, sur la base du droit des gens, les actes étatiques accomplis en dehors du cadre du temporel. Personne n’a jamais songé qu’un Etat puisse trouver, dans le droit international, un obstacle de ce genre — une incapacité — à la poursuite de sa part, à l’interieur ou à l’extérieur, de finalités “spirituelles”[73].

Pour en revenir à l’Eglise, des fins spirituelles sont assignées à l’Eglise — juridiquement — par son ordre interne. L’ordre interindividuel de l’Eglise enjoint aux agents de l’Eglise de poursuivre certains buts. Il soumet à l’action de ces agents, dans les limites de cette compétence, les fidèles en tant que sujets de l’Eglise. A l’égard de ces personnes, justement, l’ordre de l’Eglise décide de la validité ou de l’invalidité des actes des agents et des conséquences de l’acte valide ou illicite. Mais le droit des gens n’a pas cette fonction. Le droit international n’exerce pas une fonction de, ce genre à l’égard de l’Eglise plus qu’il ne le fait à l’égard d’un Etat. Il peut seulement lier l’Eglise et un ou plusieurs Etats, en tant que personnes internationales, au respect de certaines limites dont la violation se traduit seulement en actes illicites et en responsabilité de l’une ou des autres, sans porter atteinte à la validité interne de l’acte éventuellement illicite.

23. L’idée de la qualification internationale de l’Eglise comme institution spirituelle découle au fond de la notion générale que toute personne du droit des gens serait une personne juridique par rapport au droit des gens lui-même — conditionnée en tant que telle par celui-ci non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur — et de la notion spécifique que c’est en vue de ses fins et fonctions spirituelles que l’Eglise romaine jouit de la personnalité. Encore une raison — et une conséquence — de cette qualification de l’Eglise est l’idée de la nature spéciale des concordats, c’est-à-dire des traités conclus par le Saint-Siège en matière “religieuse”. Mais aucune de ces notions ne resiste à une critique menée sur la base du droit international positif.

La notion que les personnes du droit des gens constituent des personnes juridiques — dans le sens spécifique et technique que cette expression possède en droit interne — n’est pas plus acceptable pour l’Eglise, ou pour les sujets “autres” en général, que pour les Etats eux-mêmes[74]. De même que ce n’est pas le droit des gens qui érige les Etats en communautés .partielles “temporelles” et à fins générales, il n’appartient pas à ce droit d’ériger cette communauté partielle à fins spéciales que serait l’Eglise Catholique.

L’idée que le droit international érige l’Eglise Catholique ou le Saint-Siège en communauté ou institution religieuse internationale est encore moins vraisemblable que l’idée qu’il érige les Etats en provinciae mundi. L’Eglise Catholique et le Saint-Siège ne sont certainement pas les seules institutions religieuses du monde. Or, que l’Eglise Catholique ait été élue, seule parmi les Eglises, à la personnalité internationale, ne peut certainement pas s’expliquer, en droit international, par une espèce de supériorité légale de la religion chrétienne ou de la confession catholique. Le droit international n’est ni chrétien — bien que la doctrine chrétienne ait sa part dans son développement — ni catholique. Il est catholique lui-même en tant que système juridique universel. Mais cet universalisme juridique — horizontal du droit des gens implique justement, inter alia, sa neutralité religieuse. Cette neutralité — consacrée ou codifiée à Westphalie — est le pendant… “spirituel” de la “neutralité” du droit des gens lui-même en ce qui concerne les régimes politiques des Etats. Or, la neutralité en fait de religion impose une alternative. Ou bien le droit international personnifie toutes les organisations religieuses à rayonnement international ou bien il n’en personnifie aucune.

Que l’Eglise romaine fasse exception s’explique, à notre sens, précisément en constatant que sa personnalité se fonde sur le fait que l’Eglise était et reste non seulement une autorité religieuse de très grande valeur pour ses fidèles et de haut ascendant auprès de tous les peuples mais aussi et surtout — aux yeux du droit international positif — une entité souveraine. C’est comme puissance — et non seulement ni toujours territoriale — que l’Eglise a participé, dès le Moyen Age, et avec intensité, au “commerce juridique” international. C’est en ce sens que l’Eglise catholique constitue un unicum parmi les organisations religieuses.

Bien entendu, la force de la foi et le rayonnement spirituel ont joué et jouent leur rôle. Mais ce rôle a été justement, en ce qui concerne la personnalité internationale, celui de contribuer à l’édification de cette puissance qui a fait de l’Eglise une entité assez indépendante des Etats pour qu’elle devienne une personne du droit des gens.

Pour ce qui est des concordats, qualifiés, en vue de leur contenu spirituel, comme les traités de “compétence” de ce sujet sui generis que serait le Saint-Siège, deux précisions sont nécessaires.

Premièrement, l’Eglise ne conclut pas que des concordats. Elle conclut aussi des traités comme tous les autres[75]. Le fait qu’elle conclut aussi des traités tout-à-fait semblables au traités interétatiques démontre qu’elle est une personne comme les autres aux yeux du droit des gens.

Deuxièmement, il y a lieu de rappeler que malgré leur contenu typique les concordats ne sont pas soustraits aux règles communes, c’est-à-dire à la commune liberté de forme, de contenu et de conditions, qui est propre de tous les accords internationaux. Le seul élément de qualification des concordats est donc leur contenu dans le cadre de cette liberté de contenu dont jouissent, pour ainsi dire, tous les traités[76]. Les concordats se rattachent évidemment eux aussi — sur la base du simple fait que l’Etat et l’Eglise se font face l’un à l’autre au sein de la société universelle comme entités souveraines — à la règle pacta sunt servanda tout court en tant que règle internationale générale[77].

Il n’y a pas, en conclusion, de qualification fonctionnelle de la personnalité internationale du Saint-Siège ou de l’Eglise. On ne peut donc que confirmer l’inexistence d’incapacités juridiques internationales du Saint-Siège[78].

La constatation du défaut de qualification fonctionnelle internationale de la personne du Saint-Siège résout à la racine le problème du rapport entre le Saint-Siège et l’Eglise d’un côté et la formation étatique à laquelle elle était liée dans le temps, ou est liée aujourd’hui, de l’autre côté. Une fois constaté que cette qualification n’existe pas en droit international et qu’il n’y a donc pas, par exemple, des incapacités du Saint-Siège dans le temporel, il n’y a plus raison de concevoir la formation étatique attachée au Saint-Siège — les Etats de l’Eglise jusqu’à 1870 et l’Etat de la Cité du Vatican depuis 1870 — comme personne distincte du Saint-Siège du point de vue du droit international[79].

La verité nous semble plus simple. Malgré ses intérêts spirituels, et pour la meilleure protection de ces intérêts, l’Eglise possédait jusqu’à 1870, en tant que personne internationale, un territoire et une population, tout comme un Etat. Dans le Saint-Siège, organe central de l’Eglise, se concentraient, comme dans les mains de toute autre puissance, les droits et les devoirs internationaux liés au domaine sur le territoire des Etats de l’Eglise et sur la population de ce territoire. Ces droits s’ajoutaient, étant donné les fonctions religieuses de l’Eglise, aux droits et aux obligations de l’Eglise ayant leur raison d’être dans l’exercice de ses activités internationales dans le domaine spirituel.

En 1870 le Saint-Siège a perdu, par le fait de l’Etat italien, son domaine territorial et sa population. Jusqu’à 1929 elle a donc été dépourvue des droits et des obligations liés à la possession d’un territoire et d’un peuple[80]. Cette situation a changé, en 1929, seulement dans la mesure, assez restreinte, que la cité du Vatican offre au Saint-Siège une base territoriale-personnelle nouvelle[81].

24. Ce qu’on vient de dire pour le Saint-Siège vaut également — mutatis mutandis — pour les insurgés et leur prétendue qualification.

L’idée de la qualification fonctionnelle des insurgés-belligérants découle d’une part de l’idée de la nature précaire et provisoire de la personne en question, d’autre part de l’idée que sa capacité juridique et sa capacité d’agir seraient limitées. Ajoutés à l’inclusion des insurgés dans la catégorie des personnes sui generis, ces deux éléments finissent presque par légitimer l’idée, chez la doctrine, que de même que le Saint-Siège serait une personne compétente pour le spirituel, les insurgés sont compétents, pour ainsi dire, pour l’insurrection, la guerre civile et la saisie d’un pouvoir gouvernemental. Le “constitutionnalisme” de la doctrine amènerait ainsi à promouvoir au rang du juridique rien de moins que cette “anticonstitutionnalité” par excellence que les insurgés représentent.

Il semble plus juste de penser que le droit des gens limite sa tâche, encore une fois, à prendre acte de l’existence à un moment donné, dans l’espace déjà occupé par une seule personne, d’une seconde personne de dimensions et de possibilités matérielles variables. Le fait que cette entité se présente comme un nouveau personnage sur la scène internationale, justifie qu’elle soit soumise, dans ses activités, à toute règle de droit international dont ses activités réalisent concrètement l’hypothèse.

Mais cela signifie que l’entité en question devient une nouvelle personne du droit des gens aux mêmes conditions et par les mêmes procédés que les personnes correspondant à des Etats. En ce qui concerne la capacité, la personne en question ne trouve, dans son activité “juridique”, aucune limite normative qui ne soit valable pour toute autre personne. La capacité sera conforme, en d’autre mots, aux possibilités matérielles effectives dont la personne jouit à un moment donné, ou se procure successivement, de participer au “commerce juridique” international. Dans la mesure où elle conduit actions de force comme entité indépendante, elle acquiert les droits et les obligations des belligérants. Ceci n’exclut pas que si la situation se stabilise, et le parti en question développe son organisation et ses activités dans le domaine de l’administration civile et des rapports pacifiques avec les tiers, les insurgés deviennent automatiquement titulaires de droits et devoirs internationaux d’autre nature que ceux qui dépendent de la guerre: protection diplomatique active et passive, relations consulaires, rapports diplomatiques. Il n’y a pas besoin, pour cela, que la qualification de la personne change, tout comme il n’y avait pas besoin d’une qualification au début[82].

L’idée de la nature absolument précaire ou provisoire des insurgés doit ainsi être corrigée. L’inexistence d’une qualification fonctionnelle des insurgés de la part du droit des gens s’encadre parfaitement dans la notion des insurgés comme phase dynamique d’une organisation indépendante de nature essentiellement étatique. L’idée du précaire ou provisoire peut être retenue seulement dans la mesure qu’elle correspond aux vicissitudes historiques des insurgés. Les insurgés ne se présenteront pas dans le même rôle pour l’éternité. S’ils ne sont pas anéantis, il deviennent partie intégrante de la personne correspondant soit à 1’Etat tout entier soit à un Etat séparé. Mais on verra qu’il ne s’agit pas, dans ces cas, d’un changement de statut ou de qualification fonctionnelle internationale[83].

25. Les reflexions qui précèdent — dont on a vu ailleurs le pendant en matière d’organisation internationale[84] — s’appliquent avec autant de rigueur à l’égard des théories constitutionnalistes des gouvernements en exil et des comités nationaux[85].

On peut distinguer, parmi les théories qui admettent une certaine personnalité internationale des gouvernements en exil, deux tendances principales. (a) D’une part, il y a ceux qui considèrent l’entité en exil comme personne sui generis de nature précaire, dépourvue de continuité par rapport à l’Etat occupé ou à son organisation gouvernementale[86]. (b) D’autre part il y a ceux qui estiment, à la lumière surtout de la pratique concernant les gouvernements en exil pendant la deuxième guerre mondiale, que le gouvernement en exil continue d’être le gouvernement de l’Etat occupé — dont la personnalité persisterait — grâce à sa légitimité constitutionnelle interne, celle-ci se reflétant, pour ainsi dire, dans le statut international du gouvernement en exil. De cette continuité constitutionnelle découlerait par exemple, selon Lauterpacht, la non nécessité d’une reconnaissance du gouvernement en exil par le pays hôte[87].

Tout en étant exactes, selon notre manière de voir, en ce qui concerne la personnalité internationale des Etats en question malgré l’occupation, les doctrines (a) et (b) ne sont pas convaincantes, précisément, dans ces aspects qui présupposent une certaine notion constitutionnaliste de la personne internationale (et du droit international tout entier). Les théories (a) sont condamnées par la pratique. Royaume Uni et Etats-Unis, les pays qui ont eu à faire plus que les autres avec les gouvernements en exil pendant la deuxième guerre mondiale, ont vu décidément dans ces entités la continuation des sujets “étatiques” préexistants plutôt que des personnes sui generis[88]. Les théories (a) n’expliquent pas le passage à la condition de personne internationale de la part d’une entité qui au préalable, en tant que “représentant” de l’Etat, ne jouissait pas d’une telle condition en droit des gens[89]. Elles n’expliquent pas, en outre, de quelle manière une entité qui aurait été le représentant d’une personne juridique (Etat) perde cette qualité seulement par le fait de se trouver en territoire étranger, tandis qu’elle ne la perdrait pas si elle trouvait refuge dans une colonie, même petite ou minuscule[90].

Les théories (b) semblent se situer, de ce même point de vue, plus près de la pratique car elles expliquent mieux la continuité de la personne de l’Etat. Cependant, tout en offrant mie solution satisfaisante pour l’hypothèse que le gouvernement exilé soit réintégré, une fois conclue la guerre avec la libération du pays, dans sa position originaire — position maintenue, selon la même doctrine, durante exilio — ces mêmes théories se révèlent tout-à-fait impuissantes face à l’hypothèse que la restauration ne se produisait pas. On a mal à comprendre comment l’entité en exil réussirait à garder la qualité d’organe ou représentant durante bello malgré l’absence de pouvoir effectif mais perdrait cette qualité ipso facto dans l’hypothèse que la coalition dont elle faisait partie était défaite et que l’occupant annexait le territoire de l’Etat (ou “passait” ce territoire à un “gouvernement” autre que l’exilé en question). Si le gouvernement en exil était revêtu — grâce à l’allegiance de la population, grâce à sa legitimité et grâce à la confiance des alliés — d’une investiture constitutionnelle et de qualités juridiques représentatives ou fiduciaires assez solides pour qu’il maintienne son statut de gouvernement de l’Etat malgré l’occupation totale et malgré la perte de la disponibilité du territoire et de la population, il est peu concevable que toutes ces qualités juridiques disparaissent d’emblée aussitôt que la guerre était perdue[91].

A bien regarder, les théories en question font probablement fausse route lorsqu’elles estiment pouvoir fonder la continuité de statut du gouvernement en exil sur une base constitutionnelle-internationale. Car c’est bien à cela que se rattache l’idée que les gouvernements en exil continuent durante bello, grâce à l’allégeance de la population ou à la confiance des alliés, ou grâce à leur nature de gouvernements libres, de jouir encore de la légitimité constitutionnelle. Mais cette notion, qui présuppose, inter alia, une légitimité de départ qui pourrait ne pas exister du tout, n’est pas conciliable avec la “neutralité” du droit des gens à l’égard des régimes politiques. Le seul moyen de concilier une théorie constitutionnaliste des gouvernements en exil avec cette neutralité serait d’admettre qu’un manteau de légitimité constitutionnelle — pour servir de base à leur survival — est jeté sur leur dos par ce droit des gens “constitutionnalisé” au moment du départ pour l’exil: ceci pour qu’il n’y ait pas besoin de reconnaissance ex novo de la part des hôtes. Cependant, aussitôt que la guerre se concluait par un échec final, ce même manteau serait oté avec la même promptitude. Explication, vraiment, peu convaincante.

On est donc forcé de constater que les évaluations d’ordre constitutionnel n’entrent pas en ligne de compte en tant que telles à fin de déterminer le statut d’un gouvernement en exil. La base démocratique et la formation légitime, l’allégeance et le soutien des populations, la confiance et l’appui des alliés, la faveur ou la sympathie des neutres, représentent, purement et simplement, autant de facteurs et d’éléments desquels l’entité en crise tire ces forces d’émergence qu’elle n’est plus en mesure de tirer de toutes les ressources… normales, pour ainsi dire, d’un gouvernement, et qui lui permettent de survivre et de se maintenir au niveau des relations internationales dans la mesure nécessaire pour rester juste au deça de la limite de la personnalité de droit des gens. Si la personnalité est sauve c’est donc grâce au fait que l’entité en exil réussit, justement, à se maintenir en fait relativement indépendante — en d’autres mots, dans la condition de personne vivante pour le droit des gens — non pas en vue du fait qu’elle est douée de qualités constitutionnelles déterminées à l’égard d’une communauté donnée ou en vue du fait qu’elle est vouée à des finalités moralement élevées ou acceptées par des peuples ou des puissances déterminées. Moins encore est-il concevable que la personnalité soit liée à une qualité juridique de fiduciaire reconnue dans l’entité en question. Le droit international ne choisit pas — ni en temps de paix ni en guerre — entre puissances, peuples, idéologies ou régimes[92].

Cette manière de voir exclut également toute idée d’une qualité représentative — par rapport à l’Etat — de la part du gouvernement en exil. Celui-ci n’est pas une entité juridiquement distincte de la personne de l’Etat occupé. Il est précisément une partie — et même la partie essentielle — de la personne en sens matériel. Il est ce qui reste debout, pour le moment, d’une puissance en crise, simplement.

Ceci est confirmé, inter alia, par ce qui se passe dans les cas — très proches, historiquement et juridiquement, de l’hypothèse du gouvernement en exil — dans lesquels deux formations ou partis rivalisent pour le “contrôle” du pays. Dans les cas de ce genre, il n’est pas question, évidemment, de duplicité d’organes de la même personne. Il s’agit de deux personnes distinctes, exprimées, de manière plus ou moins indépendante, par la même communauté dont elles se disputent le contrôle. Dans ces cas, comme dans l’hypothèse de guerre civile, il ne s’agit pas de comparer — par exemple selon le degré de legitimité ou d’effectivité — les deux entités rivales en tant que candidats-représentants ou candidats-organes (en sens juridique) de l’Etat en question. Il ne s’agit pas de savoir lequel est le plus légitime ou le plus effectif. (Si tel était le cas, il n’y aurait jamais coexistence de la personnalité des insurgés et du gouvernement contre lequel les insurgés sont en guerre). Au contraire, il s’agit simplement de constater si, et à partir de quel moment, dans l’espace territorial-humain donné, il se présente, à côté de la personne préexistante toujours assez effective pour être vitale — du point de vue des relations internationales — une seconde personne assez effective pour être vitale elle aussi.

Il en est de même, mutatis mutandis, du problème de la condition internationale des comités nationaux (ou politiques). On a parlé, à cet égard, d’Etat nasciturus ou d’Etat futur ou nation future, et en tout cas de personne sui generis de nature précaire, destinée à disparaître une fois réalisée l’indépendance du pays ou le changement de régime. Tout en englobant un certain fond de verité, ces théories sont toutes basées toujours sur la notion fausse des personnes internationales qui est liée à la conception constitutionnaliste du droit des gens.

De notre point de vue, le comité national se présente comme personne non pas en tant qu’Etat futur ou nation future — ou même organe futur — mais simplement en lui-même pour ce qu’il est, c’est-à-dire en tant qu’entité relativement indépendante. Que l’Etat se constitue ou non, cette entité est une personne en elle-même qui pourra se révéler ou non comme l’antécédent, l’embryon, d’une puissance plus solide et articulée. L’idée du nasciturus en tant que tel n’entre pas directement en ligne de compte juridique pour le droit des gens[93]. L’idée de nation future est tout-à-fait inappropriée car la nation existe déjà[94].

VI. La nature du Droit international et les “éléments”

de l’Etat: territoire et peuple par rapport

à la personne internationale

26. Le problème du territoire et du peuple par rapport à la personne internationale “étatique” et “non étatique”. — 27. Nécessité de compléter la vindicatio in libertatem du droit des gens à l’égard du problème de la condition du territoire du point de vue international. — 28. Le territoire en droit interne. L’espace national et l’espace des communautés territoriales partielles. — 29. Rapport, du point de vue du droit interne, entre le territoire et les personnes correspondant aux communautés partielles. — 30. Caractérisation du territoire du point de vue du droit des gens. — 32. Le territoire de l’Etat comme objet extérieur par rapport à la personne “étatique” et “non-étatiques”, — 33. Conclusion. — 34. Le peuple. — 35. L’élément humain par rapport à la communauté partielle en droit interne. — 36. Le peuple par rapport à la personne “étatique” ou “non-étatique” du point de vue des droits des gens.

26. De tout ce qu’on a noté jusqu’ici à propos des sujets il se dégage des précisions ultérieures de la notion de l’Etat dans le sens du droit des gens et de son rapport avec territoire et population.

Tout d’abord, le rejet de toute qualification fonctionnelle de la personne internationale, dont on a vu qu’il ne s’agit pas d’une entité juridique[95], nous permets de voir cette personne — de l’Etat ou du non Etat —dans sa consistence historique ou matérielle directe, sans l’intermédiaire de règles de droit international qui l’érigent, la façonnent de l’intérieur ou la qualifient du point de vue de la structure, des compétences ou des fonctions.

En outre, la perception du défaut de qualification fonctionnelle des Etats eux-mêmes et des sujets “autres que les Etats”, et la correction qui en découle de la distinction entre Etats d’une part et sujets non étatiques d’autre part, indiquent la nécessité de reconsidérer plus au fond: i) la place, par rapport à l’essente de la personne, des deux éléments matériels “constitutifs” de l’Etat du point de vue du droit interne, c’est-à-dire le territoire et la population; et, ii) les conséquences qui en découlent pour une notion plus précise de la personne internationale[96].

Au problème (i) est dédié la Section présente. Dans les Sections VII-IX nous reprendrons le problème (ii) de la notion de la personne internationale.

En effet, l’admission de la personnalité internationale des entités non-étatiques aurait du avoir comme conséquence positive, pour la notion du droit des gens et la notion de l’Etat comme personne internationale, de dégager cette personne du territoire. Quelque chose de semblable, mutatis mutandis, aurait du arriver à propos du peuple. Une fois admis qu’il y avait des personnes de droit international dépourvues d’un territoire et d’une population proprement dits, il fallait prendre acte non seulement du fait que le droit international étend son domaine aux sujets non-étatiques — ce qui est important, entre autres, pour les organisations internationales et les mouvements de libération — mais également des conséquences que cela entrainait à l’égard du rapport entre la personne internationale correspondant à l’Etat d’une part et le territoire ou le peuple de l’autre part. Une fois constaté que des personnes internationales peuvent exister sans territoire et/ou sans un peuple proprement dit, il aurait du être clair que territoire et peuple n’étaient vraiment pas des éléments constitutifs des personnes internationales étatiques. Cela n’était pas sans conséquences, à son tour, soit pour la détermination de la consistence matérielle de la personne internationale soit pour la théorie du territoire et du peuple en droit des gens.

Mais si, au contraire, on qualifie les sujets non-étatiques comme personnes sui generis, c’est-à-dire comme personnes (morales) fonctionnellement différenciées, par le droit des gens lui-même, à l’égard des Etats (fonctionnellement qualifiés, à leur tour, comme corporations territoriales à fins générales), il est évident que la valeur probante de la présence de cette nouvelle catégorie de sujets pour la théorie du rapport entre Etat et territoire, et Etat-peuple, est sérieusement compromise. Territoire et peuple — la doctrine se dit à ce point — ne seront pas des éléments constitutifs de ces personnes sui generis: ils restent quand même les éléments constitutifs essentiels de ces différentes personnes —les personnes normales, optimo iure — que sont les Etats. Et ceci confirmerait, à son tour, l’idée que 1’Etat est qualifié par le droit des gens comme tel; sans parler de l’idée, strictement liée, du droit des gens comme droit public universel ou comme droit d’une société de sociétés, d’Etats ou de gouvernements, fonctionnellement qualifiés (supra, Sections I et II; infra, Sections VII, VIII et XII).

Un coup d’œil rapide sur le rapport Etat-territoire et Etat-peuple en droit des gens semble donc s’imposer pour la notion de la personne internationale aussi bien que pour la notion des deux éléments en question.

27. Bien que conditionnée par l’identification de l’Etat dans le sens du droit international à la personne juridique interne de l’Etat, notamment à l’Etat comme entité collective à fins générales, composée des trois éléments typiques de la théorie générale de l’Etat — population, territoire, gouvernement — la doctrine traditionnelle ne manque pas de souligner des différentes entre droit international et droit interne en ce qui concerne le rapport de la personne de l’Etat avec le territoire et la population.

Il nous semble toutefois que même à cet égard la vindicatio in libertatem du droit international[97] n’est pas vraiment accomplie.

Un moyen d’y voir un peu plus clair au sujet de la position du territoire par rapport à la personne internationale, et vice versa, est peut-être de prendre comme terme de comparaison l’attitude du droit interne — unitaire ou fédéral — à l’égard des territoires appartenant aux communautés partielles du droit national lui-même (et à 1’Etat).

28. En droit interindividuel unitaire ou fédéral, c’est-à-dire dans une communauté juridiquement intégrée, le rapport entre l’ordre juridique total et les territoires des municipalités, des provinces, des cantons et des Etats membres est caractérisé par la circonstance que le territoire de toute formation territoriale secondaire est, tout d’abord, territoire de l’ordre total. L’ensemble des territoires des communautés inférieures fait partie intégrante du territoire de l’ordre total, c’est à dire de l’Etat en tant qu’unité juridique dont la communauté partielle en question constitue une subdivision. Preuve, et conséquence, de cet état de choses est que là où il n’existe pas de communautés partielles territoriales le territoire relève directement et exclusivement de l’ordre total de l’Etat[98].

L’ordre de la communauté totale a donc, pour ainsi dire, dans ses mains le territoire tout entier. De même qu’il est présent dans l'”espace social” situé entre la société humaine totale et les organisations correspondant aux communautés partielles — et de par ce fait — l’ordre juridique total est en mesure d’opérer, pour ainsi dire, entre chacune de ces communautés et l’espace territorial.

C’est grâce à cette situation que l’ordre juridique national, en instituant ex novo ou en légitimant a posteriori des communautés partielles, n’est pas seulement en mesure de déterminer, vis-à-vis de tous ses sujets, les limites géographiques du territoire dans lequel chaque communauté partielle peut légitimement exercer ses fonctions (aussi bien, du reste, que la nature de ces fonctions): il est en mesure en outre de régler, implicitement ou explicitement, la relation entre l’existence et l’identité de chaque communauté partielle et la disponibilité du territoire qu’il lui assigne[99]. Tout ceci se passe justement au sein de l’ordre total, grâce au fait que celui-ci est en mesure de lier directement (par ses déterminations concernant le territoire) les membres et les agents de la communauté partielle ainsi que les membres et les agents de la communauté totale dans son ensemble. C’est grâce à ce même fait — il faut ajouter — que l’ordre total est non seulement en mesure d’éviter, s’il l’estime nécessaire, qu’il y ait des territoires qui ne font partie d’aucune communauté territoriale, mais aussi en mesure d’éviter que les parties de territoire éventuellement non “assignées” à aucune communauté se trouvent sans maître. En effet, le contrôle directe, immédiat de l’ordre total sur l’ensemble du territoire de l’Etat suffit à prévenir, ou combler, tout vide ou discontinuité dans le régime juridique de l’espace national. Du fait que le territoire de chaque communauté partielle est tout d’abord (au préalable) territoire de la communauté totale et de son ordre juridique, il découle également que l’ordre total lui-même peut, à son gré et directement, transformer une entité non territoriale en territoriale ou vice versa — avec ou sans mutation d’identité — selon ce que le conseille l’intérêt de la communauté totale et de la communauté partielle en question ainsi que l’ordre total l’entend; à la limite, selon le caprice du législateur. Il en est de même des mutations territoriales entre communautés partielles.

29. Il suit de tout cela que des trois espèces de relation concevables entre le territoire d’une part et chaque communauté juridique territoriale partielle d’autre part — territoire élément constitutif, territoire objet externe, territoire condition ou compétence — la plus proche de la réalité est la dernière.

En effet, on ne peut pas parler d’élément constitutif en sens stricte car, à moins que l’ordre total ne “saute” — ce qui arrive dans l’hypothèse que l’Etat soit victime d’un démembrement ou de l’annexion à un autre Etat (hypothèse dans laquelle le problème ne se pose plus dans le cadre du même système) — le territoire relève avant tout de l’ordre juridique total et de l’Etat en tant qu’unité. Le territoire ne peut pas être en même temps un élément matériel de la communauté partielle.

On ne peut proprement parler non plus du territoire de la communauté partielle comme d’un élément ou objet extérieur à la personne dans le même sens que l’immeuble en propriété est un objet extérieur, en droit interne, à la personne, physique ou juridique, du propriétaire. Si le territoire était autant extérieur à la communauté partielle territoriale, celle-ci ne serait plus institutionnellement territoriale: il s’agirait d’une personne juridique quelconque, non liée institutionnellement à un territoire (disponible ou espéré).

La conception la plus plausible du rapport de la communauté partielle avec son territoire — en droit national unitaire ou fédéral — semble donc celle du territoire comme élément condition ou présupposé ou celle du territoire comme domaine spatial de compétence[100].

30. La situation est profondément différente en droit international, surtout à cause du fait qu’on n’y trouve pas réalisée, dans le rapport du droit des gens avec le territoire, cette condition typique des sociétés intégrées qui consiste dans la disponibilité ou le contrôle direct et primaire du territoire de la part de l’ordre total. Et c’est le défaut de perception de cette différence, de sa cause et de son étendue, qui empêche la doctrine de sortir entièrement des difficultés dans lesquelles elle se trouve soit à l’égard de la définition de la personne internationale soit dans la théorie de la souveraineté territoriale et des espaces en général.

La condition qu’on ne trouve pas réalisée en droit des gens à propos du territoire est parallèle de celle qu’on n’y trouve pas réalisée à propos des individus. De même que les hommes ne sont pas les sujets directs et primaires du droit des gens, le territoire des Etats n’est pas, au préalable, territoire du droit des gens.

Le monde, pour nous entendre, n’est pas soumis au préalable, en tant qu’espace, au droit des gens. Suffise-t-il de noter en premier lieu que les territoires habités par des populations non organisées en communautés étatiques ne sont pas vraiment sujets au droit des gens. Ils sont naturellement susceptibles d’être l’objet de règles — coutumières ou conventionnelles — concernant l’acquisition et la perte de l’espace de la part des Etats et des autres personnes internationales existantes. Cependant, ils ne sont pas soumis au droit des gens dans le sens que celui-ci y exerce son action comme les ordres étatiques exercent leur action directe sur les territoires non “assignés” à des communautés partielles.

Deuxièmement — ce qui est encore plus important mais ne s’apprécie que par contraste avec la condition des territoires des communautés partielles en droit national — les territoires appartenant à des Etats ne sont pas octroyés à ceux-ci par le droit des gens en vue de l’exercice de leurs fonctions: pas dans le sens, en tout cas, dans lequel des territoires sont octroyés dans ce but aux institutions territoriales partielles par le droit étatique. Il n’existe donc pas, entre Etat et territoire, une entremise, pour ainsi dire, du droit international, comparable à l’entremise du droit étatique entre le territoire et les communautés territoriales partielles de droit interne.

31. Cela veut dire, semble-t-il, que le territoire de l’Etat ne peut être conçu, en droit international, dans aucune des deux manières dans lesquelles peut être conçu, en droit étatique — on vient de le voir — le territoire d’une communauté partielle.

Le territoire ne peut être conçu ni comme élément-condition ou élément présupposé ni comme domaine de compétence de l’Etat.

A part le fait que les Etats ne sont pas eux-mêmes des créations du droit international, la théorie de l’élément-condition ou la théorie de l’élément présupposé impliquerait la “disposition” du territoire par le droit des gens, et l’assignation ou la destination du territoire, aux Etats eux-mêmes, par le droit des gens. Ceci présupposerait, à son tour, que le droit international contrôle le territoire pour son compte indépendamment de l’existence des Etats. La théorie du territoire compétence, à son tour, présupposerait que l’attribution des compétences étatiques soit faite par le droit international. Mais on a vu que l’action normative internationale n’a pas à voir directement avec la légitimation des compétences étatiques à l’égard du territoire plus qu’elle n’a à, voir directement avec la légitimation des pouvoirs de l’Etat à l’égard de ses ressortissants.

Dans ces conditions, le territoire pourrait être conçu théoriquement, du point de vue du droit international, soit comme un élément matériel de la personne de l’Etat (élément constitutif) soit comme un élément extérieur, un objet, par rapport à la personne elle-même. Les droits et les devoirs internationaux des Etats concernant le territoire auraient donc pour but la protection d’une partie de la personne (théorie constitutive) ou d’un bien (objet) appartenant à la personne.

Le choix entre ces deux conceptions — conceptions possibles, à la rigueur, toutes les deux — doit se faire évidemment à la lumière de la réalité internationale, c’est-à-dire de la pratique spécifique: et celle-ci démontre que malgré l’importance fondamentale du territoire pour assurer à la personne internationale la vie et l’indépendance, il y a une prépondérance marquée d’éléments en faveur de la théorie de l’objet externe. Il y a lieu seulement d’observer que les arguments de cette théorie ne sont pas tous valables dans la même mesure[101].

32. A notre sens, les données anticonstitutives sont, en ordre croissant de poids: a) la nature des rapports juridiques interétatiques ayant pour objet le territoire; b) l’origine et le développement historique de ces rapports; et c) la nature des sujets dépourvus de territoire (ou doués de la disponibilité de cet élément dans une petite mesure).

A) Les droits et les obligations des Etats, les uns vis-à-vis des autres, concernant le territoire sont tous de telle nature qu’ils indiquent le territoire comme objet externe à l’Etat plutôt que comme élément de la personne. Il s’agit de droits du type des droits réels sur objet externe plutôt que de droits sur sa propre personne ou sur une partie de la personne. Je me réfère au fait que les Etats échangent, cèdent, vendent, concèdent en usage leur territoire en le considérant comme un bien, comme une source d’utilités, susceptible des usages les plus variés[102]. Je me réfère à la nature de dominium qui est propre du droit international de l’Etat sur son territoire. Et je me réfère aux manières d’acquisition du territoire — qui rappellent l’acquisition de la propriété en droit romain — au condominium international, à la nature réelle et absolue des servitudes internationales, etc.[103].

B) Ces données indicatives trouvent un appui déterminant dans l’examen du développement historique dans la matière. Je me réfère surtout à une constatation faite par un auteur italien qui s’est bien aperçu, bien qu’incomplètement, de la nécessité de comparer du point de vue historique le droit de l’Etat sur le territoire en droit international au droit de l’Etat sur le territoire en droit interne. Il a été justement observé par cet auteur que “le rapport Etat-territoire, qui en droit interne… a perdu les caractères typiques de l’époque féodale… a maintenu essentiellement ces caractères en droit international”[104]. En d’autres mots, nous ajoutons, le droit de l’Etat sur son territoire n’a pas subi, en droit international, l’évolution qui en droit interne a porté ce droit de la classe des droits typiquement privés de dominium dans la classe, typique du droit public, des rapports d’imperium. Le droit sur le territoire — celui des communautés partielles comme celui de l’Etat lui-même — relève, dans l’ordre national, du concept d’imperium. En droit des gens, le droit de chaque personne internationale sur son territoire se caractérise comme dominium[105]91a. L’idée d’imperium est fonctionnelle. Elle se rattache à la conception du droit international comme droit intersocial, droit entre sociétés, ou comme droit de coordination entre Etats ou entités gouvernementales en tant que telles.

C) Mais les éléments énumérés jusqu’ici acquièrent à notre sens une valeur vraiment décisive lorsqu’on considère d’une part le défaut, chez les personnes internationales, de la qualité de personnes juridiques fonctionnellement qualifiées, et d’autre part la vraie nature des personnes internationales “non étatiques”. Le fait que les Etats ne possèdent pas la qualité de personnes juridiques prouve que le caractère territorial ne constitue pas, malgré son importante factuelle pour l’acquisition et la conservation de la souveraineté et de l’indépendance (on n’a qu’à, penser à ce qu’on vient de dire à propos du Saint-Siège), un attribut juridiquement attaché à une personne morale, précisément, territoriale. Le fait que les personnes internationales “non-étatiques” et dépourvues de territoire — en permanente ou à certaines époques — ne sont pas qualifiées non plus du point de vue fonctionnel par le droit des gens, apporte finalement la preuve.

Bien entendu, ni les données en question ni la conséquence qui en découle doivent être interprétées dans le sens que les personnes internationales, et les Etats en particulier, peuvent facilement se passer d’une base territoriale. Non seulement les Etats sont normalement doués, et avides, de cette base foncière, mais les sujets non-étatiques eux-mêmes s’efforcent de se procurer ou de récuperer une base territoriale: au moins une base assez grande pour s’assurer, ou mieux préserver, cette indépendance relative sans laquelle il n’y a pas de personnalité de droit des gens.

Il est clair toutefois — l’inexistence de qualification fonctionnelle internationale des entités personnifiées le prouve — que si une entité originairement pourvue de territoire, et comme telle “étatique”, perd à un moment donné le contrôle physique du territoire ou même tout espoir de le récupérer, elle ne change pas de nature internationale. Elle ne perd pas nécessairement ni sa personnalité ni son identité internationale (Saint-Siège 1870; gouvernements en exil). Vice versa, si une entité originairement dépourvue d’un territoire — donc une entité “non-étatiques” — acquiert le contrôle plus ou moins stable d’un territoire, non seulement elle garde la personnalité internationale, naturellement, mais elle ne subit pas non plus une mutation, du point de vue du droit des gens, ni dans sa nature ni dans son identité (Saint-Siège, 1929). Cela se constate même dans l’hypothèse que la personne en question acquiert tous les caractères des Etats en tant que personnes douées de territoire (Comité national polonais, insurgés).

33. En d’autres mots, la disponibilité d’un territoire dans le sens dans lequel en disposent les Etats en conditions normales non seulement n’est pas une condition sine qua non de la personnalité mais n’est pas condition suffisante pour la solution négative ou positive des problèmes d’identité[106]91b.

Pour constater donc que le territoire n’est pas un élément “constitutif” de la personne internationale — c’est-à-dire de l’Etat dans le sens du droit des gens — il n’y a pas besoin de songer ni à des communautés nomades ni à l’Etat athénien réfugié sur la flotte à Salamine. Il suffit de se rendre compte de la nature des “Etats”, entités matérielles fonctionnellement non qualifiées par le droit international, de la nature des “sujets autres” que les Etats — non qualifiés non plus du point de vue fonctionnel par le droit international — et de la continuité existant souvent entre une personne internationale définissable (en fait) comme étatique d’une part et une personne définissable (toujours en fait) comme non-étatique d’autre part, et vice versa.

Et il n’y a pas besoin de dire, puisque on le verra dans la section suivante, dans quelle mesure tout cela devrait valoriser, aux yeux de celui qui s’efforce de mettre au clair l’essence de l’Etat dans le sens du droit des gens (et l’essence de toute autre personne internationale), cette “partie” de la personne — essentielle aussi en droit interne mais d’une manière différente — qu’est l’organisation gouvernementale lato sensu.

34. La question est encore plus compliquée pour cet autre élément de l’Etat qui est le peuple. Mais là aussi une étude de la notion de l’Etat dans le sens du droit des gens semble apporter une lumière considérable.

Bien entendu, il y a premièrement une différence evidente, par rapport au territoire, qu’aucune théorie ne serait en mesure de contredire. Il s’agit du fait que s’il est concevable qu’une personne internationale existe comme telle — pour toujours, ou pour un espace de temps plus ou moins long — tout en étant dépourvue totalement de territoire, il est impossible de concevoir une telle entité sans un minimum de base humaine. Il doit y avoir au moins, d’un tel élément, ce qui suffit pour que l’organisation souveraine existe physiquement, et trouve une raison d’être matérielle: par exemple, une communauté de fidèles, une population qui maintient son allégeance au gouvernement exilé, une masse de personnes abrouties par le despotisme d’un roi ou d’un dictateur. Deuxièmement — voilà encore une différence par rapport au territoire — il n’est pas aisé de distinguer d’une manière absolue, dans le cadre du body politic d’un Etat, l’organisation gouvernementale de la masse de ceux qui constituent la population, le peuple, les gouvernés.

Ces facteurs différentiels n’excluent pas une analogie profonde avec l’élément territoire du point de vue de la diversité entre droit interne d’une part et droit des gens de l’autre part. Ceci implique une certaine analogie de solution entre les deux problèmes, même si les facteurs différentiels imposent naturellement pour le peuple une solution quelque peu nuancée par rapport à celle qui semble à retenir pour le territoire.

35. La position de l’élément humain des communautés partielles des sociétés intégrées — Etats unitaires ou fédéraux — est, mutatis mutandis, analogue à celle du territoire.

L’ordre total atteint les individus de façon primaire, et indépendamment de l’existence des communautés partielles. Puisque, d’autre part, l’ordre total crée et conditionne, les communautés partielles en vue de la satisfaction d’intérêts de leurs membres aussi bien qu’en vue des intérêts de la société totale, on peut dire que les “peuples” des communautés partielles sont condition ou cause primordiale de la création et de l’existence de ces communautés. On ne peut pas dire, cependant, qu’il s’agit d’un élément vraiment constitutif de la personne juridique (interne) correspondante.

Pour ériger une association privée, par exemple, il est indispensable que des individus accomplissent les actes de fondation et que ces mêmes individus, et éventuellement les tiers, soient envisagés comme les membres actuels ou potentiels de l’association. L’ensemble de ces éléments humains est donc cause première, raison d’être, et base sociale de l’association. Mais il n’est past un élément matériel de celle-ci. Cela est prouvé non seulement par l’essente juridique dé la personne morale[107], mais aussi par la possibilité que la partie la plus nombreuse de cet élément personnel se range à l’association à un moment successif à la création de l’entité morale en tant qu’ordre et instrument juridique, les seuls fondateurs pouvant suffire à la création. Tout le monde sait du teste que juridiquement l’association peut continuer d’exister pour quelque temps, par exemple au cours de la phase de liquidation, même si aucun des membres n’était plus 1à[108]. Des considérations analogues s’appliquent aux personnes juridiques publiques, telles que les municipalités. Les habitants de la municipalité en sont la raison d’être principale, dans le sens que c’est en vue de l’existence d’une communauté locale que le législateur institue la personne morale correspondante. Encore une fois on peut donc parler de condition ou de cause mais non pas d’élément vraiment constitutif. On peut parfaitement concevoir, de même que pour le territoire, la constitution de la personne publique avant que la population ne soit assemblée, ou la continuation de la personne après que la population s’est dispersée. Le législateur peut dans certaines circonstances construire la personne juridique comme on bâtit une maison, avant qu’il y ait des occupante, et la conserver comme on maintient une maison vide.

Il semble également à exclure que l’on puisse concevoir l’élément humain comme simple objet externe à la personne morale. Les individus qui se présentent comme les agente, les membres ou les bénéficiaires de l’action de la personne morale sont tout d’abord des sujets de droit dans le système juridique total. Ce système les lie à la personne morale en les qualifiant, justement, comme agente, membres ou bénéficiaires de celle-ci. Ils sont revêtus, par rapport à la personne, d’une situation juridique dont la présence exclut qu’ils se trouvent dans la condition de simples objets matériels.

36. En droit des gens, l’absence d’une personnalité internationale autonome et directe des individus implique l’impossibilité de concevoir un pouvoir primaire du droit des gens sur les ressortissants des Etats. Par conséquent, la sujétion des individus aux Etats n’est pas l'”ouvrage” du droit des gens. Ce n’est pas le droit des gens, en d’autres mots, qui place les individus dans et sous l’Etat, et les Etats sur les individus. Le peuple — en tant que société humaine correspondant à un Etat — ne se pose pas, du point de vue du droit international, en termes de cause ou raison d’être juridique internationale de l’Etat. Le peuple ou la société en question sera donc soit l’élément matériel tout court ou cause en sens matériel de l’existence de l’Etat, soit objet externe à la personne.

Pour la raison indiquée au début du paragraphe 34, le choix entre ces alternatives est plus difficile que pour le territoire. Tout d’abord, si le territoire est concevable comme objet externe malgré son importante très grande — et seulement dans ce sens “constitutive” — pour l’existence et l’indépendance d’un Etat, et donc pour l’existence de la personne internationale correspondante, il n’en peut pas être tout-à-fait de même pour le peuple. Bien que distinct, relativement, de l’organisation, et en tant que tel extérieur à la personne internationale proprement dite[109], le peuple est moins absolument extérieur. Sans lui — sans l’élément humain — il n’existerait même pas l’organisation. La société humaine alimente l’organisation souveraine. Le territoire a une influente déterminante (bien que non absolue) sur des qualités de la personne; l’élément humain conditionne l’existence de la personne.

Encore. Même si on peut certainement accepter la distinction des sociologues de la politique entre une partie active et une partie passive de cet élément humain — gouvernants et gouvernés — cette distinction trouve une limite, on l’a dit déjà, dans le haut degré d’enchevêtrement entre gouvernants et gouvernés dans l’Etat moderne et dans la puissance correspondante (Sections suivantes).

Il y aurait donc sans doute plus de raison (que pour le territoire) d’inclure le peuple dans l’essente matérielle de la personne.

Il n’en est pas moins vrai que le développement historique, et la pratique internationale actuelle, nous offrent pas mal de données qui justifient la conception du peuple stricto sensu comme objet de l’action des personnes de droit des gens et des relations entre les puissances.

a) L’élément historique le plus important est l’Etat absolu et patrimonial.

A cette époque, les rapports égalitaires en développement graduel se passaient entre seigneurs ou rois et non pas entre seigneuries ou royaumes. Même si le droit de l’Empire ou de l’Eglise — en tant que système hiérarchique interindividuel — réglait les rapports entre les entités collectives correspondant aux seigneuries et aux royaumes — les Etats de l’époque — les relations égalitaires qui se déroulaient, comme on le disait plus haut, en déhors de cet ordre, étaient des relations essentiellement interpersonnelles, ayant comme termes les seigneurs et leurs familles. La personnalité juridique de ceux-ci était largement admise par la doctrine et la pratique[110] et est confirmée largement par l’origine historique de plusieurs règles du droit des gens[111]. Dans la mesure où les peuples venaient en ligne de compte, cela se passait, précisément, dans le cadre du droit féodal, c’est à dire dans le cadre de l’ordre de l’Empire ou de l’Eglise. Il s’agissait donc de phénomènes de droit interindividuel et non pas du droit des gens[112].

b) Dans la suite le droit des gens n’a pas participé, en ce qui concernait la condition des peuples et des particuliers, à ce développement du droit constitutionnel national qui a marqué le passage de l’Etat patrimonial à l’Etat constitutionnel et plus tard à l’Etat libéral et démocratique. Il s’est passé ici, pour l’élément humain, un phénomène semblable à celui qu’on à déjà noté au sujet du territoire. Il y a eu “divorce”, pour ainsi dire, entre droit international et droit interindividuel national[113].

Bien entendu, l’évolution de l’Etat du point de vue constitutionnel s’est répercutée et se répercute dans le droit des gens en voie de fait. Qu’on songe à la formation des personnes internationales, au début de leur personnalité, aux conditions politiques de la reconnaissance, aux moyens de volonté et d’action des Etats, et surtout au contenu des droits et des obligations internationales. Mais le développement en question n’a determiné ni la formation — ou la renaissance — d’un droit (public?) universel ni la pénétration, dans le corps du droit des gens, des éléments constitutionnels dans lesquels le développement, justement, consistait[114]. Dans le droit des gens ne sont pas pénétrés, par conséquent, ces éléments normatifs grâce auxquels les peuples et les particuliers sont passés dans une mesure (car il n’y sont pas encore passés complètement; ni, hélas, partout!) de l’humble condition d’objets de l’action et des droits des souverains à la plus digne condition de sujets de droit public. Du point de vue externe, du point de vue des rapports entre les personnes internationales, peuples et particuliers restent des objets.

c) Cela est confirmé par la pratique moderne et contemporaine. Celle-ci nous montre, malgré tout[115]99a une tendance marquée des rapports juridiques internationaux concernant les peuples à suivre le modèle des droits et des obligations concernant des objets plutôt que celui de droits et obligations concernant des sujets. Dans la doctrine italienne cela apparait assez clairement des résultats des études d’auteurs tels que Balladore Pallieri, malgré la tendance très “progressiste” — en direction moniste — de ce dernier en matière de personnalité internationale des individus[116].

d) La donnée la plus importante — et à notre sens décisive — provient finalement, pour le peuple comme pour le territoire, de la constatation que les entités dépourvues d’un peuple proprement dit, telles que Saint-Siège et insurgés, sont douées d’une personnalité internationale qui n’est pas fonctionnellement qualifiée par rapport à celle des entités qui possèdent (ou possèdent plus pleinement) une population. Il en est de même de la constatation de la jouissance de la personnalité ou quasi-personnalité internationale de la part d’entités gouvernementales étatiques qui aient perdu le contrôle effectif du territoire et de la population ou ne l’aient pas encore acquis (gouvernements en exil et comités nationaux). Si la signification de ces deux données échappe souvent à la doctrine c’est seulement à cause de la présentation de la personnalité du Saint-Siège et des insurgés, et de la personnalité des gouvernements en exil et des comités nationaux, comme phénomènes qualitativement, outre que quantitativement qualifiés par la prétendue caractérisation fonctionnelle des entités en question[117].

On doit donc enregistrer au moins une tendance marquée du droit des gens — dépassée de nos jours dans la plupart des systèmes civilisés — de garder à l’égard du peuple une attitude qui laisse celui-ci dans une situation plus proche de celle d’un élément extérieur que de celle d’un élément constitutif de la personne.

VII. Etat et Gouvernement en Droit des Gens

37. Ambiguités doctrinales au sujet de la nature factuelle des Gouvernements en droit des gens. — 38. Le Gouvernement en droit des gens dans la théorie de Hans Kelsen. — 39. Discussion. — 40. Nature tautologique de la règle de l’effectivité comme prétendu fondement de légitimation internationale des Gouvernements. — 41. Ambiguités déterminées par certaines théories de l’Etat (du droit interne): “priorité du politique”, théories organiques, théorie de Santi Romano. — 42. Défauts de ces théories du point de vue du rapport entre droit et Etat. Netteté du contraste entre le status du Gouvernement en droit national et du point de vue du droit des gens. — 43. Défaut, chez les Gouvernements, de qualité juridique représentative internationale. — 44. Nature factuelle du rapport Etat-Gouvernement du point de vue du droit des gens. Conséquences.

37. La poursuite de l’aperçu critique de la conception constitutionnelle du droit international[118] impose à ce stade — après les considérations concernant territoire et peuple[119] — l’examen de ce troisième “élément” de l’Etat du droit interne qui est le Gouvernement.

Du point de vue du droit des gens, la formation et les mutations des gouvernements des Etats représentent de simplex faits historiques: faits historiques à la réalisation desquels ne correspondent pas, en droit international, des situations juridiques interindividuelles comparables à ces situations juridiques de droit interne qui font de certaines entités les gouvernements légitimes de communautés partielles (gouvernements locaux) et d’une certaine entité le gouvernement de la communauté nationale toute entière (gouvernement général). Autrement dit, le gouvernement de l’Etat est aussi factuel, en ce qui .concerne le droit des gens, que l’existence même de l’Etat[120]; et cela exclut, selon notre manière de voir, que le gouvernement représente l’Etat ou en constitue l’organisation en sens juridique-international.

Dans la doctrine récente et moins récente du droit international on trouve bien souvent des assertions qui semblent souligner la nature factuelle des formations-mutations des gouvernements du point de vue du droit des gens. On lit par exemple que la naissance et l’extinction des Gouvernements ou des régimes constituent pour le droit international — aussi bien que la naissance et l’extinction des Etats — une “geschichtlichen Vorgang”, un “fait historique” ou “métajuridique”, une “Tat” et non pas une “Rechtsfrage”[121]. Les expressions telles que celles-ci sont significatives car il serait bien difficile de les accepter comme des descriptions fidèles de l’attitude du droit national, soit à l’égard des gouvernements de communautés partielles soit à l’égard du gouvernement général de l’Etat.

Dans les dicta de cette espèce il n’y a cependant qu’un moment, et un moment éphémère, de “vérité”. La plus grande partie de la doctrine — y compris les auteurs qui nous offrent ces propos — a l’air d’être peu disposée à relever et moins encore à dramatiser la différence en question (entre droit des gens et droit national). La plupart des internationalistes ont l’air plutôt de se laisser aller, consciemment ou inconsciemment, à forcer celle qui nous semble être la réalité internationale, et à définir le rapport Etat-Gouvernement en termes juridiques. Ils procèdent dans cette direction de deux manières, à savoir:

(i) soit en concevant en. termes juridiques le rapport en question du point de vue du droit des gens à l’instar du rapport entre Etat fédéré ou autre communauté partielle et son Gouvernement dans le cadre du droit d’un Etat fédéral ou unitaire (ce que l’on pourrait appeler l’analogie avec les Gouvernements des Etats fédérés);

(ii) soit en se laissant influencer par ces conceptions du rapport Etat-Gouvernement du point de vue du droit interne qui présentent ce rapport — qui est évidemment juridique — dans des termes assez “factualités” pour que la nature strictement factuelle du rapport Etat-Gouvernement du point de vue du droit international en résulte assez atténuée en comparaison (analogie constitutionnelle).

Malgré le contraste des points de départ, ces deux tendances amènent au même résultat, d’atténuer la différence radicale qui existe en réalité entre les attitudes respectives du droit international et du droit interne à l’égard de l’Etat et du Gouvernement. D’ici notamment le théorème selon lequel l’Etat et le Gouvernement se trouveraient, en droit international autant que dans le droit interne de chaque communauté, dans un rapport juridique tel que l’Etat constitue le principal et le gouvernement constitue son représentant, ou agent: ce rapport étant juridiquement qualifié en quelque sorte par le droit des gens lui-même, soit directement soit par l’entremise du droit national de chaque Etat légitimé à son tour par le droit des gens.

Il ne s’agit pas là que d’un point de terminologie, purement et simplement. Du théorème de la légitimation internationale des gouvernements, et du rôle représentatif que le gouvernement remplirait par rapport à une personne internationale identifiée à l’Etat, la doctrine dominante tire non seulement un appui de la conception du droit national de chaque Etat comme articulation ou complément du droit des gens, et donc de la conception de la nature interindividuelle du droit des gens lui-même[122], mais encore une série de conséquences fort importantes pour la théorie générale et la pratique du droit international. Une des conséquences principales, par exemple, est l’idée que la personne internationale correspondant à un Etat ne cesse d’exister — et maintient donc son identité — quelle que soit la mesure dans laquelle son gouvernement change[123]. Une application du même théorème est la construction courante du phénomène de l’insurrection, de la belligérance et des gouvernements de fait locaux ou généraux[124]. Au même théorème — et aux notions sur lesquelles il s’appuie — se rattache la théorie de la volonté et de l’action de la personne internationale. Tout comme en droit interne — pour les entités morales en général et pour l’Etat — l’action du Gouvernement ou sa volonté serait “imputée par le droit international”, mutatis mutandis, à l’Etat en tant que personne internationale. Encore un corollaire — mais il est impossible de distinguer, à ce moment, les corollaires du théorème — est cette notion fonctionnelle des Etats et des Gouvernements du point de vue du droit des gens qui constitue un des éléments les plus ambigus de la conception constitutionnelle du droit des gens tonte entière[125]. Des corollaires ultérieurs sont la théorie interindividuelle de la coutume et la théorie du dédoublement fonctionnel dans la conclusion des traités[126].

38. Le point de départ des théories groupées dans la tendance que nous avons appelée “analogie fédérale”, est toujours le concept du droit des gens comme droit interindividuel. Le droit des gens étant conçu par ces doctrines comme règle de relations entre les Etats en tant que sociétés, communautés et/ou ordres juridiques interindividuels[127], ces entités constitueraient, d’après les doctrines en question, ce que l’on dénomme en langue anglaise les “principals”. Les gouvernements à leur tour en seraient seulement les représentants, les agents, les organes. Cette notion rejoint l’autre idée rencontrée plus haut que les Etats eux-mêmes, en tant que personnes internationales, constitueraient autant d’organes du droit des gens. Les Gouvernements rempliraient par conséquent un rôle doublement intermédiaire. Ils représenteraient les Etats en tant qu’entités abstraites, qui à leur tour représentent ou organisent les peuples[128].

D’ici la nécessité logique d’une qualification internationale — directe ou indirecte — du rapport Etat-Gouvernement. Et cette qualification aurait lieu, selon les conceptions dominantes, grâce à la légitimation internationale des ordres juridiques nationaux, sur lesquels s’appuie la légitimation des régimes et des gouvernements, moyennant la règle coutumière de la effective rule.

Selon Hans Kelsen, par exemple, le fondement des Gouvernements des Etats — ou des ordres juridiques correspondants — est concevable comme factuel seulement dans le cadre de l’hypothèse d’inexistence du droit international ou de la primauté du droit national. Si l’on se place, au contraire, dans le cadre du droit des gens et de sa primauté, il serait indispensable qu’une règle internationale nous dise à quelles conditions un Gouvernement est le Gouvernement de tel ou tel Etat; à quelles conditions, en d’autres mots, un ordre juridique existe comme ordre légitime de tel ou tel Etat. Il s’agirait, selon Kelsen, de la règle d’après laquelle le gouvernement de chaque Etat est, pour le droit des gens, celui qui résulte de l’installation effective d’un individu ou d’un groupe d’individus à la place de législateurs ou gouvernants de la communauté. Le phénomène s’identifie du reste à celui de la fondation de l’Etat ou de l’ordre juridique[129]. C’est sur la base de l’effectivité que le droit international “empowers the Fathers of the Constitution’ to function as the first legislators of the State”[130]. Il en serait de même, mutatis mutandis, pour l’extinction des gouvernements.

Il y a là une série de passages logiques et de syllogismes étroitement liés à ceux qui s’imposent à la doctrine constitutionnelle toute entière au sujet de la condition internationale des individus[131]. Si le rôle d’un droit national légitimé par le droit des gens est indispensable pour assurer le lien Etat-individus, il est indispensable a fortiori pour assurer le lien Etat-Gouvernement.

39. Malgré le crédit imposant dont ils jouissent, le théorème et ses corollaires ne trouvent aucun appui dans la réalité. Du point de vue du droit des gens l’organisation gouvernementale d’un Etat diffère radicalement des organisations gouvernementales des communautés locales grandes ou petites dans le cadre d’un système national.

Dans le droit public des Etats-Unis, par exemple[132], le gouvernement de chacun des Etats fédérés — on l’a vu plus haut[133] — n’est pas moins une affaire juridique de la communauté totale que l’existence — c’est-à-dire l’existence légitime — des communautés partielles elles-mêmes. La formation/mutation des gouvernements locaux est donc toujours sous “contrôle juridique”. Si un changement se produit de manière non conforme à la constitution en vigueur, l’ordre fédéral condamne, et normalement empêche, le changement. Si l’ordre fédéral n’est pas en mesure d’empêcher un changement de cette espèce — et affectant soit l’Etat fédéré tout entier soit une partie de cet Etat — l’ordre fédéral pourra devoir s’adapter à un certain moment, par nécessité politique, à la situation nouvelle (situation, celle-ci, qui ressemble à première vue à l'”acceptation” passive d’un gouvernement révolutionnaire par le droit international).

Cependant: (i) la légitimation a posteriori de la formation nouvelle sera effectuée par des procédures juridiques fédérales régulières, procédures qui impliqueront un choix de ways and means — et de conditions — de la part de l’ordre juridique total; (ii) malgré la légitimation du gouvernement de facto l’ordre total ne parviendra en aucun moment (ni avant ni pendant ni à la suite des procédures de légitimation) à accepter comme personne une entité illégitime à côté de l’entité gouvernementale légitime; (iii) aussi longtemps que les procédures exceptionnelles de légitimation n’auront pas été perfectionnées, l’ordre juridique fédéral continuera à considérer les agents légitimes de l’Etat fédéré en question comme étant le seul gouvernement de tel Etat et l’ordre constitutionnel en vigueur dans l’Etat fédéré comme le seul ordre légal de cet Etat même dans le cas où les dits agents auraient été physiquement éloignés et l’ordre légitime complètement subverti. Jusqu’au moment d’une légitimation éventuelle du fait accompli — hypothèse assez peu fréquente et qui précèderait de peu, vraisemblablement, la chute de l’ordre fédéral lui-même — continuera d’exister en droit, pour l’ordre fédéral, d’un côté un système étatique (local) légitime et parfaitement valide qui nécessite seulement d’être restauré en fait; et de l’autre côté une organisation subversive non personnifiée ni légitimée[134].

Tout cela se résume dans la proposition que les Etats membres de la fédération ont non seulement une essence légale mais une identité et une organisation légale, c’est-à-dire un gouvernement légal.

Toute autre chose sont les gouvernements des Etats du point de vue du droit des gens. Tout d’abord il n’est pas question d’une procédure légale de formation de ces gouvernements. De même que la formation de l’Etat lui-même, considérée plus haut[135], la formation du gouvernement constitue un fait. A la légalité, condition nécessaire et suffisante pour l’établissement des gouvernements des Etats membres de l’Etat fédéral, s’oppose — comme condition nécessaire et suffisante pour l’établissement du Gouvernement d’un Etat du point de vue international — l’effectivité. On est donc en présence d’une organisation purement factuelle du point de vue du droit des gens.

Factuelle à l’origine, l’organisation gouvernementale se révèle factuelle à l’occasion des mutations: et cela vaut pour les mutations minimes de l’organisation étatique aussi bien que pour ces changements étendus et profonds qu’atteignent le régime et qui sont liés souvent à l’insurrection et à la guerre civile.

Dans l’hypothèse de saisie illégitime du pouvoir, à la réaction articulée de l’ordre interne que l’on vient d’évoquer, s’oppose une attitude doublement passive du droit international. Celui-ci est non seulement toujours prêt à considérer la nouvelle entité gouvernementale comme celle qui compte et la vieille organisation gouvernementale comme celle qui ne compte plus. Il est toujours prêt également à considérer comme personne internationale distincte le parti insurrectionnel même avant que la lutte pour le pouvoir local ou général ne s’achève.

A ces preuves dramatiques de passivité de la part du droit des gens s’ajoute la passivité tout à fait semblable dont ce droit fait preuve à l’égard de ces mutations secondaires qui se produisent paisiblement et souvent imperceptiblement dans l’une ou dans l’autre des branches de la machine gouvernementale, et qui, tout en n’en affectant pas les sommets, affectent d’une manière décisive, le cas échéant, la manière et les moyens dont la personne internationale forme ou manifeste sa volonté ou déploie son activité[136].

40. On est obligé d’en conclure que ce que l’on appelle généralement la règle de l’effectivité comme critère international de légitimation des gouvernements ou des ordres étatiques — ou, ce qui revient au même, comme condition de la qualité représentative des gouvernements du point de vue du droit des gens — est une fausse règle. Il s’agit d’une règle tautologique; c’est-à-dire, purement et simplement, d’une non règle. Née d’une nécessité purement logique, elle est destinée uniquement à justifier a priori une conception fédérale ou autrement interindividuelle du droit international que seulement l’existence réelle d’un régime juridique universel des gouvernements pourrait justifier.

Pour que l’on puisse dire qu’on est en présence d’un phénomène normatif il est indispensable, et cela vaut pour toute règle nationale ou internationale, qu’il existe un minimum de tension entre Sein et Sollen[137]. Dans le cas qui nous occupe, on nous dit qu’un Gouvernement dans le sens du droit des gens existe en tant qu'”effet juridique” — c’est-à-dire en tant qu’ordre juridique légitimé par le droit international — chaque fois qu’un pouvoir indépendant s’établit effectivement à l’égard d’une communauté et d’un territoire quelles que soient les circonstances et les modalités de son établissement; et que le même gouvernement cesse aussitôt que ce pouvoir cesse effectivement. Mais il n’y a là rien de normatif. Les propositions “tel gouvernement doit être — c’est-à-dire doit être obéi selon le droit des gens — à partir du moment qu’il est, c’est-à-dire à partir du moment qu’on lui obéit”, et “tel Gouvernement cesse d’être selon le droit des gens, aussitôt qu’il n’est plus obéi” ne sont pas des normes. Elles sont des simples constatations de faits historiques. Elles équivalent à dire, soit que le Gouvernement en question est… parce qu’il est, et à partir du moment qu’il est, soit qu’il n’est plus… car il n’est plus, et à partir du moment qu’il n’est plus. Il n’y a rien d’autre que la causalité historique pure et simple. La règle est tautologique.

L’objection fondée sur la nature tautologique de la règle est prévue par Kelsen, qui essaye une réplique. Selon lui l’identité de Sein et Gesollt ne serait pas totale. “Das Völkerrecht — il dit — sagt in seinem den Einzelstaat anerkennenden Satz nicht: wenn A befiehlt und B immer gehorcht, soll A befehlen und B immer gehorchen, sondern: wenn A befiehlt und B meistens gehorcht, dann soll A befehlen und B immer gehorchen”[138]. D’après Kelsen la deuxième formulation satisferait la condition représentée par le contraste Sein/Sollen car ce contraste “ist lediglich aufgehoben, wenn als gesollt nur gilt, was ist, und alles was ist, als gesollt gilt. Der Satz: wenn a ist, soll b, ist nur dann sinnlos, wenn a = b, und behält so lange den Sinn eines von einem Sein-Satze verschiedenen Soll-Satzes, als a sich von b noch irgendwie unterscheidet, wenn auch sonst a mit b weitgehend übereinstimmt.” D’après Kelsen, la différence entre Tatbestand et effet juridique serait donc présente car selon l’effet les destinataires de la règle devraient toujours obéir tandis que la Tatbestand — c’est-à-dire la condition de fonctionnement de la règle et donc de son effet — serait simplement l’obéissance en principe.

Cette explication n’est pas convaincante. Elle le serait si le défaut de vis normativa de la règle en question résidait simplement dans le fait que les citoyens violent plus ou moine fréquemment l’ordre juridique légitimé par la règle. Mais notre objection n’est pas là. Il est en effet “normal” que les règles d’un ordre juridique subissent toutes sortes des violations. Notre censure de tautologie contre la prétendue règle internationale de l’effective rule se base par contre sur la considération que la validité juridique internationale d’ensemble de l’ordre juridique interne légitimé — d’après Kelsen — par cette règle coïnciderait parfaitement avec l’existence factuelle d’ensemble de l’ordre interne lui-même. Ce qu’il faudrait démontrer pour rétorquer à cette objection — c’est-à-dire pour démontrer que la règle en question n’est quand même pas tautologique — c’est qu’un ordre étatique dans son ensemble ainsi légitimé continue d’être valide dans son ensemble pour le droit des gens pendant quelque temps — tout au moine à titre provisoire ou transitoire — nonobstant le fait que dans son ensemble il a cessé, en fait, d’être efficace. On devrait prouver, en d’autres mots, qu’il n’est pas vrai que pour le droit international le Gouvernement ou le système juridique correspondant commence à exister lorsque en fait il existe et disparait aussitôt qu’en fait il disparait.

La vérité — il vaut mieux l’admettre — est qu’en droit interne la règle de l’effective rule possède un sens car elle tient à l’origine du système juridique interne: et une fois que ce système est établi, le titre du Gouvernement du point de vue de ce même système, est un titre juridique. Du point de vue du droit international, au contraire, la prétendue règle constitue le simple reflêt de ce qui est[139]. Il y a une situation factuelle tout court.

41. La constatation du défaut de fondement de l'”analogie fédérale” serait à la rigueur suffisante pour écarter toute idée de rapport ou distinction juridique de droit des gens entre Etat et Gouvernement.

Cependant, la doctrine dominante ne se borne pas à établir une analogie entre les Gouvernements des Etats du point de vue du droit des gens et les gouvernements des subdivisions des Etats du point de vue du droit national. A cette analogie elle ajoute ou substitue, explicitement ou implicitement, une analogie plus subtile entre le rapport EtatGouvernement en droit des gens et le rapport Etat-Gouvernement selon le droit de l’Etat lui-même. On a l’air de dire que si l’attitude du droit des gens à l’égard du Gouvernement de l’Etat souverain ne ressemble pas, ou ressemble trop peu, à la situation faite en droit national (fédéral ou unitaire) aux gouvernements de communautés partielles, cette attitude ressemble quand même réellement (ou plus visiblement) à l’attitude du droit national à l’égard du Gouvernement général de l’Etat lui-même. Du point de vue du droit national de l’Etat l’établissement originaire du Gouvernement de cet Etat, ou la mutation inconstitutionnelle d’un tel Gouvernement, marque l’établissement d’une constitution ou la novation de la constitution, ce qui implicite la légitimation juridique interne du Gouvernement. Du point de vue du droit des gens ce même fait — établissement originaire ou mutation — marquerait justement, selon cette doctrine, la légitimation internationale du Gouvernement et de la constitution. Il s’agirait donc dans les deux cas — du point de vue externe comme du point de vue interne — d’une situation de fait qui détermine une situation ou un “effet” juridique: le création ou la mutation de l’ordre de l’Etat du point de vue interne; la légitimation de cet ordre ou de sa mutation, du point de vue externe. Des deux côtés, l’on serait en présence d’une application de la maxime ex facto ius. Explicite ou implicite, ce rapprochement aurait également comme résultat de justifier la notion dominante du Gouvernement comme agent ou représentant de l’Etat ou de la communauté sousjacente du point de vue du droit des gens. De part et d’autre il s’agirait d’un mélange, pour ainsi dire, de factuel et de juridique.

Cette analogie semble trouver son appui majeur dans ces théories de l’Etat du droit interne qui, dans le souci légitime de souligner l’origine factuelle et sociale de tout phénomène juridique — et sous l’étiquette de la “priorité du politique”, du “social” ou du “réel” par rapport au normatif — contestent l’idée que le droit et l’Etat lui-même constituent un phénomène exclusivement normatif. Les auteurs de ces théories affirment au contraire que le droit et l’Etat présentent toujours, à côté et à la base de l’élément normatif, un élément extrajuridique, préjuridique, factuel ou politique plus ou moins prononcé ou prédominant[140]. D’après Santi Romano, par exemple, qui exerce toujours, et pour cause, une influente très sensible sur une partie de la doctrine italienne, le droit — et l’Etat avec lui — se compose non seulement de règles mais également, et en premier lieu, de structure et organisation. Dans le corps même de l’ordre juridique tel que Romano le concoit il y aurait, à côté des normes, des éléments factuels, donnés, historiques, matériels[141]. Analogue est la conception de l’organisation des personnes collectives ou morales — et de l’Etat lui-même — professée, pour ne mentionner que des exemples, par Burckhardt et par plusieurs auteurs italiens[142]. D’après cette conception, qui se réfère au droit national mais se trouve acceptée expressément ou implicitement par quelques membres contemporains de l’école italienne du droit international[143], l’organisation constituerait cet élément de fait de toute personne morale — Etat compris — qui permet à une entité de cette espèce de participer au commerce juridique, c’est-à-dire de “vouloir” et “agir”, aussi directement qu’un être humain veut et agit par ses organes physiques. L’organisation, d’après cette conception, semble conçue en même temps: a) comme l’ensemble de normes abstraites “miranti a ordinare la costituzione interna della persona giuridica” (et de l’Etat); et b) comme organisation concrète, “cioè come attuazione delle norme astratte di organizzazione”. La combinaison de ces deux éléments — combinaison assez proche, du reste, des théories organiques en général[144] et des théories de Romano — constituerait justement, selon la doctrine en question, un élément de fait, un “semplice presupposto” de l’action et de la volonté de la personne morale[145].

Pour revenir à notre problème, ces factualisations plus ou moine: prononcées de l’Etat et des entités collectives du droit interne jouent un rôle non négligeable dans l’atténuation de la différence entre droit international et droit interne en ce qui concerne le rapport EtatGouvernement, et par conséquent dans la “juridicisation” du Gouvernement du point de vue du droit international. En effet, de même que les éléments ou les aspects factuels de l’Etat du droit interne n’excluraient pas la nature juridique du rapport Etat-Gouvernement en droit interne, la factualité de la formation/mutation des Gouvernements du point de vue du droit des gens ne saurait exclure la nature juridique internationale du Gouvernement et de son rapport avec l’Etat.

Mais les doctrines en question ne sont pas acceptables.

42. Quelle que soit la mesure dans laquelle le droit est conditionné par la politique et plus exactement par les facteurs sociaux, économiques, géographiques, ethniques, culturels, idéologiques qui le déterminent, l’Etat en tant que structure d’une société donnée, et éventuellement en tant que personne morale de droit national, coïncide avec l’ordre juridique en vigueur dans cette société.

D’accord, ex facto ius. Mais une fois établi l’Etat, une fois instaurés, notamment, un certain gouvernement et un certain ordre, l’Etat et son organisation se présentent non seulement comme une réalité historique mais tout d’abord, du point de vue du juriste, comme une réalité juridique: et cette réalité juridique prime sur la réalité historique aussi longtemps que l’ordre en question reste en vigueur. L’organisation sociale forme désormais, et aussi longtemps que l’ordre établi restera en vigueur, un objet de qualification juridique.

Depuis qu’ils se sont libérés de la notion selon laquelle le droit national était exclusivement celui qui émanait de la volonté de l’Etat, et depuis qu’ils placent à raison le fondement du droit dans la société, les juristes ont abandonné l’idée que l’Etat constitue un prius par rapport au droit. Le dualisme Etat/droit a été remplacé — selon la conception du droit comme émanation sociale — par le dualisme société/droit.

Il est donc toujours exact que l’instauration de l’ordre juridique et ses mutations ont leur origine dans le fait social. Mais il n’en est pas moins vrai que cette instauration, en établissant une certaine organisation de la société, crée des situation juridiques organisationnelles, des règles non écrites, des coutumes, en d’autres mots une constitution, c’est-à-dire une structure juridique de la société. A ce moment là, et du point de vue de l’ordre juridique ainsi établi — les structures factuelles ne se présentent plus simplement dans le rôle de faits créateurs du droit, et dans ce sens comme des prétendus éléments de l’ordre juridique. Elles se présentent désormais, soft, comme réalisation concrète de l’ordre juridique établi, soit, le cas échéant, comme situations anti-juridiques. L’origine factuelle étant parfaitement conciliée avec le contenu normatif des règles, la “tension” reste assurée entre droit et fait.

Il n’y a donc aucune base pour affirmer que l’ordre juridique interne de l’Etat dans son ensemble consiste en quoi que ce soit d’autre qu’en des règles de relations stricto sensu et règles d’organisation[146]. Lorsqu’elles maintiennent que le droit s’identifie à l’organisation, ou à la structure, lorsqu’elles présentent l’organisation de l’Etat comme “fatto storico”, les doctrines en question sonnent faux. Elles ont le tort d’ajouter, au mérite d’avoir écarté la conception du droit comme “produit” de l’Etat, une identification du droit de l’organisation à l’organisation elle-même qui n’est pas moins erronée[147]. L’identification du droit à l’être de la structure sociale équivaut à la négation de l’existence même du droit ou à la légalisation ipso facto de toute mutation non conforme à la structure juridique établie et aux règles juridiques que celle-ci exprime ou implique[148]. Il y a une confusion évidente (dans le résultat si non dans les intentions) entre l’être des règles du droit et de leurs facteurs d’une part et le contenu normatif interindividuel des règles elles-mêmes d’autre part[149].

Ni la priorité du politique, ni la vérité qui s’exprime dans les mots ex facto ius n’impliquent donc la factualité du rapport Etat-Gouvernement du point de vue du droit national. Le Gouvernement constitue au contraire une portion de la réalité sociale interindividuelle juridiquement qualifiée: et cette réalité reste ainsi qualifiée aussi longtemps que l’ordre juridique continue d’exister.

Cette constatation souligne, par contraste, la nature factuelle du Gouvernement — et de l’ordre national tout entier — du point de vue du droit des gens. De ce point de vue le Gouvernement de l’Etat s’érige comme organisation factuelle[150] et reste factuel par la suite. Il est et reste factuel, on l’a vu, non pas à cause d’une prétendue indifférence du droit des gens pour les régimes ou à cause d’un prétendu souci de respect de liberté[151]. Il reste factuel simplement — et plus radicalement — à cause du fait que le droit des gens ne règle pas les rapports interindividuels. Normativement parlant, le droit international ne conditionne pas le Gouvernement de l’intérieur. Le Gouvernement est donc vraiment présupposé par le droit international. Une proposition semblable serait injustifiée pour le droit national.

Si l’on y regarde de près, le rapprochement entre les deux problèmes n’a même pas de sens. Entre la priorité de l’Etat et de son Gouvernement par rapport au droit international et la priorité ou prétendue priorité de l’Etat et de son Gouvernement par rapport au droit interne, il n’y a aucune possibilité d’analogie (sauf peut-être dans le cadre d’une théorie de la primauté du droit interne).

Du point de vue du droit national la question de priorité se pose car il s’agit du rapport chronologique entre l’Etat ou la société d’une part et son ordre d’autre part. C’est la question au sujet de laquelle on se demande, à raison ou à tort, s’il ne s’agit pas d’une question telle que celle du rapport entre l’œuf et la poule ou l’âme et le corps[152]. C’est la question du rapport entre des “choses” si étroitement liées l’une à l’autre que plusieurs juristes se demandent si elles ne sont pas, en effet, qu’une seule chose[153].

Par rapport au droit international la question se poserait dans les mêmes termes soit dans l’hypothèse que l’on conçoive ce droit comme droit public externe ou autolimitation (primauté du droit national) soit qu’il s’agisse de théoriser l’Etat mondial et la condition de son gouvernement par rapport à un phénomène juridique interindividuel universel. Dans des hypothèses comme celles-ci, il serait toujours question d’œuf ou poule ou d’âme et corps.

Si l’on discute par contre, comme dans la perspective présente, de l’attitude dont fait preuve, à l’égard du Gouvernement d’un Etat déterminé, un droit international déjà en vigueur et ayant pour tâche de régler la “convivenza” d’une pluralité d'”Etats” ou de “Gouvernements” déjà existants, il n’y a aucun dilemme à résoudre entre priorité du droit et priorité de l’Etat ou du Gouvernement. 1I n’y a pas de doute que le système normatif dont on essaye de déterminer l’attitude existe — quelles que soient ses lacunes ou ses imperfections — avant, pendant et après la formation originaire ou la mutation du Gouvernement d’un Etat déterminé et indépendamment de cette formation/mutation. L’existence du droit international, qui présuppose une pluralité d’entités indépendantes “étatiques” ou “non étatiques” mais ne présuppose évidemment pas la présence, parmi celle-ci, d’une entité donnée, se trouve — ex hypothesi — hors de discussion. Il n’est question — en employant la même image — ni d’œuf ou poule ni d’âme et corps.

La question du rapport de chaque Etat avec son Gouvernement du point de vue du droit des gens tourne par conséquent autour de deux possibilités: ou bien le droit des gens s’interpose entre Etat et Gouvernement, c’est-à-dire entre l’Etat donné et les sujets de l’Etat donné; ou bien il ne s’y interpose pas. S’il s’y interposait, nous serions en présence d’une relation juridique. Il ne s’agirait en aucun cas, néanmoins, d’une relation semblable à celle qui existe, dans l’ordre national total, entre l’Etat et son Gouvernement (général). L’analogie existerait plutôt, dans une mesure, avec la relation existant, en droit national, entre une subdivision de l’Etat et son Gouvernement. Si finalement l’interposition ne se vérifie pas, il n’existe qu’une situation de fait dont il faut tenir compte lorsqu’on détermine les traits et les caractères de la personne internationale et l’on se pose toutes les questions connexes.

Les données développées dans les paragraphes précédents démontrent justement que la plus proche de la réalité est la deuxième alternative. Entre chaque Gouvernement et l’Etat correspondant il n’y a pas, du point de vue du droit international, un rapport juridique.

43. Les constatations qui précèdent nous empêchent de partager entièrement les explications données par un distingué juriste britannique[154] au sujet de l’attitude de son pays — attitude à notre avis très raisonnable — concernant ce qu’on appellait la “représentation” de la Chine aux Nations Unies. Après avoir souligné le manque de praticité des “tests” de représentativité des Gouvernements, “tests” énoncés, entre autres, dans une proposition cubaine, il observait que l’objection britannique principale à cette proposition était que celle-ci manquait de reconnaître que les questions de représentation étaient, et devaient être, des questions de fait et que toute autre considération était à la rigueur irrelevant. Et le juriste cité continuait: “Any lawyer will understand that it is pointless to discuss who ought to represent someone if in fact a given person undoubtedly does represent him… In a law suit or legal dispute you do not refuse to deal with your opponent’s lawyer because you dislike him or think he is a rascal who should properly be disbarred or struck off the rolls. The only material question is, does he in fact represent your opponent. If he does, questions as to his moral character or professional conduct are — on that particular point — irrelevant.”

Si je le comprends bien, ce dictum touche, à côté du problème de droit international, deux questions différentes de droit interne. Une question est la nature de la représentation en elle-même. L’autre est la question particulière de savoir si le principal’s opponent a le droit de mettre en discussion la representative capacity de l’agent et éventuellement sur quelle base.

Sur la première question — nature de la représentation — il y a peut-être un lapsus calami en ce qui concerne le rapport entre droit et fait. La représentation est une situation juridique en vertu de laquelle, étant données certaines conditions, une personne est investie de la capacité d’accomplir des actes pour le compte d’une autre. Bien entendu, pour que cette situation existe, il faut que certaines conditions de fait soient présentes. Il s’agit cependant, une fois les conditions réalisées (procuration, patria potestas, tutelle), d’une situation légale. La question de savoir si B est le représentant de A for legal purposes n’est donc pas une question de fait, mais une question de droit. Dire qu’elle est une question de fait équivaudrait à dire que A est représenté non seulement par B, à l’égard duquel sont remplies les conditions indiquées par le droit, mais par toute autre personne qui en fait se conduit comme représentant de A. Si, par exemple, C enlève A, neutralise B et agit pour le compte de A – A étant mis en condition de ne pas exprimer sa volonté et de choisir entre C et B – C pourrait validement vendre les biens de A. Personne, en droit interne, ne serait donc diposé à admettre que la question de la représentation de A par B ou C est une question de fait. Il y a des différences considérables, en droit interne, entre la représentation de droit privé et la représentation de droit public: mais il s’agit toujours, même en droit public, d’une situation juridique.

La deuxième question, c’est-à-dire la position du “tiers” (“the principal’s opponent in a law suit”) est naturellement autre chose: question de fait; mais seulement en partie. D’accord, pourvu que B ait ses papiers en règle, le tiers n’a en principe d’autre choix que de traiter ses affaires avec A par l’entremise de B ou de ne pas avoir à faire du tout avec A. Même s’il peut discuter les titres de B éventuellement requis par le droit (interne) applicable, il n’a pas en principe le droit de refuser de traiter avec B en prétendant qu’il n’aime pas sa figure physique ou morale. Il faut souligner cependant que cette préclusion ne découle pas d’une prétendue nature factuelle de la répresentation. Elle découle de la circonstance que d’après les règles applicables (normalement) la question du choix de B comme représentant de A is no business de D, E, F, G… It is not the business de ces Messieurs pour la raison que — et dans la mesure oû — les règles de droit applicables le considèrent comme le business exclusif de A (et de B lui-même) ou d’autres particuliers ou agents publics.

Tout cela n’aurait aucun intérêt du point de vue du problème qui nous occupe si la perception de l’élément juridique qui caractérise en réalité la représentation de droit interne n’était pas très utile, justement, pour mettre en lumière l’absence de tout élément juridique international dans la situation des Gouvernements des Etats; et si, par contre, la definition de cette représentation de droit interne en termes factuels n’avait pas l’inconvénient de rendre moins dramatique (et scientifiquement moins significative) la situation purement factuelle des Gouvernements en droit des gens.

Du point de vue de cette question — le titre international du Government d’un Etat — l’auteur cité a parfaitement raison de dire que la situation du Gouvernement en droit international est une situation factuelle: “The United Kingdom Government have never argued that the moral and political attitude of a Government is irrelevant… far from it: they have only argued that it is irrelevant on the particular question of whether that Government represents the State, is in fact its Government, which is a question of fact.” Mais si tel est le cas, il nous semble contradictoire d’établir une analogie avec le problème de la représentation en droit interne[155].

Du point de vue international, en somme, la situation du Gouvernement reste dans le domaine de l’être. Cette situation est illustrée par les fréquentes assertions de politiciens, diplomates et conseillers juridiques de gouvernements; assertions partagées par le Secrétariat des Nations Unies: les questions de “représentation des Etats en droit international — même aux Nations Unies — sont des questions de fait”.

44. Si, d’autre part, le rapport entre Etat et Gouvernement est, en droit des gens, un rapport de fait, il n’y a pas de place, en droit international, pour une distinction entre un Etat-principal et un gouvernement-représentant.

On est donc forcé de prendre acte de la réalité internationale. Il y a bien trop peu, dans cette réalité, qui justifie l’opinion selon laquelle “International law is primarily a law between States not Governments. Governments are only the agents of the State internationally.” Il nous semble que les Gouvernements ne sont ni les agents des Etats du point de vue international ni, a fortiori, seulement cela. Ils ont l’air — mais j’insiste sur le dernier mot — d’être beaucoup plus.

La vérité définitive et entière est naturellement difficile à saisir et encore plus difficile à exprimer. Il nous semble toutefois que dans la recherche nécessaire — recherche à laquelle est dédiée la Section suivante — il faut tenir compte de deux éléments.

D’un côté il est évident que la portion de l’Etat du droit interne qui se présente en première ligne sur la scène internationale est le Gouvernement ou tout au moins l’entité sociologique grosso modo correspondante. En effet, tout le monde est d’accord dans le sens que les peuples, les nations, les communautés, les Etats ne se manifestent pas eux-mêmes — tout au moins directement — sur la scène dont il est question.

Il est évident aussi, d’autre part, si les considérations qui précèdent immédiatement ne sont pas inexactes, que la présence en première ligne des Gouvernements ne constitue pas la manifestation de l’exercice d’une interposition légale internationale ou d’une activité juridiquement déléguée selon le droit international lui-même. On dirait ainsi que d’une part l’on ne voit pas assez nettement, sur la scène internationale, la présence des Etats; et que même les Gouvernements ne s’y trouvent pas dans le même rôle representatif qu’ils jouent en droit interne.

La situation semble en somme très différente de celle qui est indiquée dans le dictum du distingué juriste britannique évoqué ci-dessus. On dirait, en d’autres mots, que le droit international est droit entre Gouvernements plutôt qu’entre Etats. Mais nous verrons dans la Section suivante que ce n’est vraiment même pas cela.

VIII. Etat, Gouvernement, Puissance

45. Encore sur la notion de la personne internationale. “Eléments” de l’Etat et personne internationale. — 46. L’entité factuelle comme corps de la personne. — 47. La personne internationale en tant qu’unité sociologique. — 48. Exclusion de la supraordination de l’essence de la personne. — 49. L’indépendance comme caractère essentiel. Indépendance et autonomie. Factualité et indépendance. — 50. La personne en tant que puissance et ses caractères. — 51. Personne internationale et Etat: a) personnes “étatiques” et personnes “non étatiques”. — b) personne internationale “étatique” et Etat. — 52. Personne internationale et Gouvernement. — 53. La théorie de la “double face”. Critique.

45. Les développements contenus dans les Sections précédentes concernant la condition des particuliers (IV), la nature des personnes “autres” que les Etats (V), la condition du peuple ex celle du territoire (VI) et la nature du Gouvernement (VII) du point de vue du droit international, prouvent que la personne internationale ne s’identifie ni à l’ensemble des éléments traditionnellement considérés comme éléments “constitutifs” de l’Etat ni, spécialement, avec un élément donné tel quel.

a) Extérieure par rapport à la personne est la base sociale des Etats en tant que telle. Je me réfère au peuple comme à l’ensemble des subditi. Un élément humain est naturellement indispensable pour qu’une personne internationale existe en tant qu’unité capable de volitions et actions et susceptible de l’influente de règles de conduite. Cependant, la condition des individus et du peuple démontre que les ressortissants de l’Etat en tant que tels ne font pas partie intégrante en principe, individuellement ou collectivement, de l’essente matérielle de la personne internationale.

b) Extérieur à la personne est le territoire. Bien que cet élément soit important — on l’a dit — de plusieurs points de vue, notamment en vue de l’acquisition et du maintien de l’indépendance-existence de la personne internationale[156], il n’est pas une partie du corps de cette personne[157].

c) Extérieur à l’essente de la personne est l’élément juridique interne en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’enchevêtrement de rapports interindividuels. C’est dans le cadre du droit national que se placent, comme autant de manifestations du phénomène “Etat” ou “communauté”, les relations juridiques horizontales entre les êtres humains et les relations verticales des sujets avec les agents, aussi bien que les relations des agents entre eux. La personne internationale, au contraire, n’apparait pas être pourvue de cet élément du point de vue du droit des gens. Le défaut chez les individus de personnalité directe générale indique précisément l’absence, chez la personne, d’un élément normatif interindividuel international. La condition du Gouvernement du point de vue du droit des gens confirme à son tour que le droit des gens ne couvre ni les rapports entre les membres de la société inter sese; ni les rapports entre ces membres d’une part et l’organisation étatique d’autre part, ni les rapports entre les individus dont l’organisation étatique se compose. Du point de vue vertical comme du point de vue horizontal — les deux aspects étant étroitement liés — il y a seulement, aux yeux du droit des gens, des situations factuelles.

L’absence de l’élément normatif interindividuel est confirmée ultérieurement, s’il en était besoin, par la nature des personnes “autres”. Deux catégories de ces personnes — les insurgés et les comités de libération — représentent l’antithèse de l’ordre normatif en vigueur dans le milieu interindividuel contrôlé par la puissance internationale avec laquelle elles rivalisent.

Comme “résultante” d’un ensemble de relations interindividuelles, qui en droit des gens restent purement factuelles, la personne internationale n’est à son tour, du point de vue de ce droit, qu’une structure factuelle. D’ici l’impossibilité de la considérer comme une personne juridique[158].

46. Constitutive de la personne internationale est donc cette portion de l’élément humain qui ne reste pas dans la condition passive d’un objet, mais participe à la composition de l’unité factuelle organisée capable d’actions et volitions.

En ce qui concerne l’élément humain il y a une espèce d’inversion, du point de vue international, dans l’ordre d’importance de ses différentes parties. Du point de vue du droit interne, l’élément humain qui se trouve en première ligne sont les membres de la société. Celle-ci exprime l’ordre juridique et l’Etat en tant que “produit” et “instrument” du commerce juridique des membres de la société. Le “principal” est donc la société ou la communauté interindividuelle. Du point de vue international on trouve en première ligne l’organisation factuelle elle-même en tant que telle. Bien entendu, l’organisation est essentielle à l’Etat du droit interne. Mais chez celui-ci l’organisation est “secondaire”, en tant que forme, structure de la communauté interindividuelle. Chez la personne internationale, et du point de vue des relations de cette personne avec ses semblables, l’organisation factuelle s’identifie à l’entité elle-même[159]142a.

L’identification de la personne internationale à l’organisation factuelle trouve son appui décisif dans la constatation (Section V) que du point de vue du droit des gens, les sujets “autres” ne sont pas — dimensions et intensité de commerce juridique à part — des “animaux” juridiquement différents des personnes “étatiques”. L’admission de la personnalité internationale des sujets “autres” — souvent dépourvus ou moins doués de territoire et population — prouve par conséquent que l’élément nécessaire et suffisant pour qu’il y ait une personne internationale est toujours, et même pour les personnes “étatiques”, l’organisation factuelle, tout court. La constatation de la personnalité des “autres” — Saint-Siège, insurgés, gouvernements nominaux — nous place en d’autres mots, une fois éliminé l’idolum représenté par le prétendue qualification fonctionnelle “autre”, devant la partie essentielle de la personne internationale en général.

A côté de cette donnée fondamentale, les développements contenus dans les Sections précédentes soulignent également les qualités essentielles de cette organisation en tant que personne internationale: (i) son unité factuelle et (ii) son indépendance en tant que non subordination.

47. En tant qu’essence matérielle d’une personne internationale vis-à-vis d’autres entités similaires, l’entité dont on discute se présente comme unité sociologique tenuta insieme par la solidarité effective spontanée ou forcée de ses membres telle qu’elle se dégage en fait des facteurs d’ordre culturel, psychologique, social, économique et politique présents parmi ses membres à un moment donné. Parmi ces facteurs multiples et complexes l’on doit compter aussi, naturellement, l’ordre juridique interindividuel interne à l’organisation et à la société qu’elle contrôle. Pour les raisons que l’on vient d’indiquer[160], cet élément se présente toutefois, du point de vue international, même dans les hypothèses où le contenu du droit interne forme l’objet d’obligations de la personne internationale ou est autrement conditionné par de telles obligations[161], dans son effet historique de substance liante ou agglomérante: dans l’effet de “ciment”, pour ainsi dire, que les règles dont il se compose déterminent dans le milieu interindividuel dont il s’agit en tant que leur milieu. Les règles en question n’entrent pas en ligne de compte en tant que normes relationnelles ou organisationnelles du point de vue du milieu des organisations factuelles coéxistantes et des relations entre celles-ci[162].

C’est justement dans cette nature de la personne internationale que réside le fondement de son analogie aux entités collectives de fait licites ou illicites y comprises, à la limite, les entités sousjacentes aux personnes morales de droit national[163]. Aussi bien que toutes ces entités, les personnes internationales se présentent, en dépit de leur nature composite, comme des unités matérielles les unes par rapport aux autres, c’est-à-dire comme des entités non pénétrées par les règles concernant leur relations réciproques ou par des règles faisant contexte normatif relationnel avec celles-ci.

Dans ce même sens négatif, la factualité des personnes “collectives” internationales est semblable à la factualité naturelle des personnes physiques du droit national. Bien entendu, il y a d’une part l’unité bio-psychique et d’autre part l’unité sociologique. Il ne s’agit pas d’unité naturelle. Il existe cependant, du point de vue du juriste — s’il ne craint pas de prendre acte de la réalité — une similarité très marquée: de même que les personnes physiques ne sont pas pénétrées par des règles de conduite (du droit national lui-même) régissant les relations entre les éléments dont elles se composent — par exemple les cellules — les personnes internationales ne sont pas pénétrées ou conditionnées de l’intérieur par le droit international.

Il ne s’agit pas de faire plus d’anthropomorphisme que n’en font à propos de toute personne “collective”, la plupart des juristes[164]. Il s’agit de constater que les règles interindividuelles agissant à l’intérieur de chaque personne internationale sont aussi étrangères en pratique —en tant que telles — au système des règles de relations entre chaque personne internationale et les autres que ce que les lois de la causalité physique conditionnant l’existence de chaque être humain sont étrangères aux règles juridiques (nationales) régissant ses relations avec ses semblables[165].

C’est dans ce sens, précisément, que nous estimons que la personne internationale constitue pour le droit des gens une entité donnée, et, pour le droit des gens lui-même, une personne simple: une personne matérielle, en somme, et non pas une personne juridique. Il y a là une conséquence évidente de la factualité de l’organisation à laquelle la personne internationale s’identifie.

48. La nature factuelle, du point de vue international, des relations interindividuelles internes, exclut en particulier toute présence juridique internationale dans la situation de supraordination dans laquelle l’entité se trouve du point de vue interne. Il y a là une conséquence ultérieure des données concernant la condition des individus (ou du peuple) et du Gouvernement; et le rôle de l’ordre juridique interne de chaque entité.

Du point de vue du droit et de la sociologie interne de l’institution correspondante (Etat, Eglise, insurgés, mouvement de libération, gouvernement en exil) l’organisation se présente dans le rôle assumé ou délégué d’institution ou organe préposé au gouvernement d’une communauté de sujets de droit. L’organisation se présente donc, en tant qu’institution interindividuelle supraordonnée, c’est-à-dire comme entité composée de sujets de droit juridiquement chargés de fonctions et pouvoirs à l’égard d’autres sujets de droit — les subditi — au sein d’un même milieu interindividuel. A la supraordination de l’organisation étatique dans son ensemble (ou des fonctionnaires) par rapport aux sujets, s’ajoute la supraordination, également juridique, des fonctionnaires supérieurs aux inférieurs.

Juridiques du point de vue interne — dans le droit de l’Etat, de l’Eglise, du parti, du comité, du mouvement de libération ou du gouvernement en exil — ces situations constituent par contre des situations factuelles, elles aussi, du point de vue du droit des gens. La supraordination aux sujets participe de la factualité de l’organisation toute entière.

La personne internationale ne saurait donc pas être considérée comme fonctionnellement supraordonnée du point de vue du droit des gens. Le rôle fonctionnel de l’entité factuelle — un rôle qui de par sa nature relève de l'”interindividuel” — n’entre pas en ligne de compte dans la définition et dans la caractérisation de la personne internationale. Dans les relations internationales, l’organisation humaine factuelle présente une physionomie, pour ainsi dire, purement existentielle, opposée comme telle à la physionomie fonctionnelle qui caractérise l’Etat ou le Gouvernement dans le milieu interindividuel.

Une supraordination n’a de sens juridique que si elle implique une relation normative entre un supérieur et un subordonné. Une relation de telle sorte n’existe pas, en droit des gens, entre l’organisation (étatique ou non étatique) dans laquelle la personne internationale consiste et les sujets de cette organisation.

Il s’agit encore une fois de prendre acte de la différence entre les traits typiques de la personne physique, entité à fins, volontés, capacités factuellement déterminées[166], et les traits d’une personne morale, entité à fins et capacités juridiquement déterminés. Il s’agit finalement de la différence entre les entités élémentaires composant la base sociale, qui par nature sont fins à elles-mêmes, et les entités secondaires et juridiquement composées, qui existent et agissent en qualité d’instruments juridiques des relations entre les membres de la base sociale du droit.

49. Ce qui vraiment caractérise l’organisation factuelle est son indépendance, c’est-à-dire la non subordination à autrui, reflêt naturel de la factualité de l’organisation. En tant que telle — proprement entendue — l’indépendance de l’organisation factuelle est autre chose que l’autonomie. Quelques précisions vont suffire à ces deux égards.

Les organisations partielles de nature juridique sont telles justement par le fait et dans la mesure où le droit interindividuel (supérieur) d’une société humaine plus large les conditionne de l’intérieur à partir de la base. Dans ces conditions, ces organisations existent en tant que douées d’une sphère d’action reconnue ou octroyée — déterminée ratione temporis, loci, personarum et/ou materiae — par rapport au droit de la société totale. D’après une terminologie répandue en Italie cette situation s’appelle autonomie, qualité typique des ordres dépendants des communautés partielles, distincte en tant que telle de l’indépendance, qualité des entités souveraines ou originaires. Ainsi conçue, l’autonomie représente le titre ou la raison d’être (juridique) de l’organisation partielle. Le degré d’autonomie correspond à la compétence de l’organisation partielle: à partir de la compétence minime et particulière d’une société commerciale jusqu’à la compétence administrative ou constitutionnelle majeure d’une province, d’une colonie ou d’un Etat fédéré[167].

Les organisations humaines factuelles, par contre, sont telles, justement, dans la mesure où elles ne sont pas conditionnées de l’intérieur, c’est-à-dire à partir de la base, par un droit interindividuel (supérieur) que les légitimise et leur octroie des compétences. De ce point de vue elles ne sont pas douées, par conséquent, d’autonomie juridique dans le sens, évidemment conventionnel, que l’on vient d’indiquer. Elles sont douées plutôt de cette situation factuelle que l’on appelle indépendance ou souveraineté extérieure[168].

La différence entre les deux situations — autonomie juridique et indépendance factuelle — est naturellement très facile à saisir dans les hypothèses extrêmes. Là où l’indépendance est très grande ou l’autonomie est minime, la factualité de la première et la nature juridique de la seconde est évidente. Personne ne doute de la factualité de l’indépendance de la puissance Napoléonienne à l’apogée du premier empire ou de la factualité de l’indépendance des Etats Unis ou de l’Union Soviétique d’une part, et personne ne doute de la nature juridique de l’autonomie d’une ville ou d’une société commerciale dans le cadre d’une communauté étatique moderne.

La différence entre le factuel de l’indépendance et le juridique de l’autonomie est cependant assez prononcée pour qu’on la saisisse avec autant de netteté dans les hypothèses autres que ces deux extrêmes. L’indépendance reste purement factuelle même là où elle est minime ou à peine perceptible; l’autonomie, à son tour, reste juridique même lorsqu’elle est immense.

La distinction entre le factuel de l’indépendance et le juridique de l’autonomie est si nette, que chacune de ces situations garde sa nature même dans les hypothèses où il y manifestement une interaction de l’une avec l’autre. Je me réfère aux hypothèses d’indépendance “extérieure” limitée, qui est accompagnée, justement, par un certain degré d’autonomie dans le cadre d’un ordre interindividuel. On peut songer au cas de colonies autonomes en voie d’affranchissement, notamment aux Dominions britanniques, et aux hypothèses “limites” — et si problématiques — des Etats fédérés et des cantons jouissant, avec l’autonomie, d’un minimum de personnalité internationale. On peut même songer, toujours à la limite, aux sociétés multinationales[169].

On dirait à première vue dans ces hypothèses que dans la mesure où l’indépendance existe — comme condition d’une certaine mesure de personnalité internationale — il s’agit d’indépendance juridique, octroyée par le supérieur. On serait tenté de parler, par conséquent, d’une simple autonomie. Mais la vérité, semble-t-il, est que dans chacune de ces hypothèses on est en présence d’un phénomène d’autonomie qui s’intersèque avec un phénomène d’indépendance, chaque phénomène se manifestant — malgré l’interaction — dans l'”ordre” ou le milieu qui lui est propre. En tant que situation déterminée par un ordre juridique interindividuel total, l’autonomie est une situation juridique faite à des individus en tant que sujets de cet ordre total; et une situation juridique qui présuppose, justement, le lien de dépendance. L’indépendance, à son tour, est la situation factuelle dont en fait jouit l’entité — évidemment factuelle — dont les individus “autonomes” constituent les membres ou les agents. Les deux situations — autonomie et indépendance — coexistent et interagissent en gardant chacune sa place et sa nature. Il s’agit de situations et d’entités différentes. L’entité dépendanté qui jouit d’autonomie est une entité juridique, c’est-à-dire un instrument du commerce juridique interindividuel. L’autonomie revient donc en réalité (juridique) aux personnes physiques des membres et des agents de cette entité. Par contre, l’entité qui jouit d’un certain degré d’indépendance est l’entité factuelle, qui ne saurait pas être identifiée à l’entité juridique grosso modo “correspondante”[170]. Il s’agit là de l’unité sociologique tout court. Nous verrons tout à l’heure que cette considération éclaircit certains aspects de la dispute entre les partisans de la divisibilité et les partisans de l’indivisibilité de la souveraineté[171].

En tant que condition de fait pure et simple, l’indépendance s’identifie au fond avec l’existence de l’organisation factuelle, et donc de la personne internationale.

Dans cette perspective, le degré d’indépendance de l’organisation factuelle n’est autre chose que le degré de sa vitalité en tant que personne internationale. Le degré d’indépendance dont chaque organisation factuelle fait preuve à l’égard de l’extérieur conditionne ainsi seulement son aptitude à participer aux relations internationales, c’est-à-dire au commerce juridique international. Le degré de cette aptitude n’est donc que le dégré de vitalité de la personne internationale. Il s’agit d’un facteur matériel de la capacité d’agir ou de la capacité juridique internationale de la personne. Il ne s’agit pas — comme ce serait le cas pour des entités juridiques — d’un facteur de compétence ou de juridiction[172].

50. Des constatations que l’on vient de faire il emerge une notion de la personne internationale, qui, .tout en étant bien perceptible dans la pratique et tout en étant présente, en quelque sorte, à l’esprit de plusieurs auteurs, n’est pus utilisée généralement avec la précision et la cohérence nécessaires aux fins de la théorie du droit des gens et de sa base sociale. Je me réfère à la notion de puissance en tant que concept général — synonyme d’entité factuelle — et en tant que définition des unités élémentaires des relations internationales[173].

La caractérisation de la personne collective internationale comme puissance plutôt que comme institution découle de deux traits négatifs entre lacés. Elle découle du défaut de conditionnement de l’intérieur et de la nature non fonctionnelle.

La notion de puissance exige toutefois quelques précisions, sans lesquelles elle se préterait à des malentendus.

a) On ne saurait pas identifier nécessairement la puissance à l’entité douée d’une capacité matérielle absolue ou autrement très élevée d’affirmer et de maintenir son indépendance. Le terme puissance indique uniquement la nature factuelle de l’entité, découlant du fait que l’entité en question est exempte, de façon permanente ou précaire, de l’emprise d’un ordre juridique interindividuel qui la conditionne de l’intérieur. Cette condition peut bien être déterminée, à son tour, par le fait que l’ordre interindividuel dont ce conditionnement pourrait être effectué s’abstient simplement de l’exercer par nécessité ou par choix.

b) Le terme puissance n’est pas synonyme de personne internationale. Si toutes les personnes internationales sont des puissances, on ne saurait pas accepter la proposition inverse. Il existe de nombreuses entités qui possèdent les caractères de la puissance et qui ne sont pas des personnes en droit des gens. Un ordre chevaleresque ou une grosse trade union, d’une part, et la mafia ou autre association criminelle, d’autre part — aussi bien que les entités sousjacentes aux personnes juridiques nationales ou multinationales — constituent, en un sens, autant de puissances, petites ou grandes. Il est cependant clair que les phénomènes relationnels concernant de telles entités ne relèvent d’ordinaire pas du domaine du droit international. Il est évidemment question de milieu. Les entités que l’on vient de nommer restent en fait en dehors du milieu des personnes internationales même si parfois elles s’en approchent.

c) La personne internationale est une puissance, selon notre manière de voir, non seulement lorsqu’elle poursuit une politique militaire offensive plus ou moins marquée mais également lorsqu’elle réalise la plus stricte abstention de l’emploi ou de la menace de la force. Elle reste une puissance même lorsqu’elle se trouve en condition de neutralité spontanée ou obligatoire du point de vue du droit international, ou lorsque les forces militaires dont elle dispose ne vont pas au delà des organes de police ou d’un corps armé de nature purement symbolique[174]. Le concept de puissance tel que nous l’employons — comme notion sociologique de la personne internationale — recouvre par conséquent le Saint-Siège aussi bien que l’URSS, les Etats Unis d’Amérique, Malte, San Marino ou la Suisse.

Peu importe, en effet, du point de vue de la personnalité, sur quelles bases matérielles ou idéologiques l’indépendance, et donc l’existence factuelle de la personne, se fonde actuellement, se fondait autrefois ou pourra se fonder à l’avenir. De même qu’il ne fait pas de différence que la personne internationale soit née “bien” ou “mal”, il ne fait notamment aucune différence du point de vue de la personnalité, que la puissance (Saint-Siège, insurgés, mouvement de libération, gouvernement en exil) — poursuive des fins matérielles ou spirituelles, ou des fins dignes ou indignes ou, même, des fins juridiquement licites ou illicites d’après tel ou tel droit national ou d’après le droit international lui-même.

d) Le terme puissance n’indique pas non plus le pouvoir, dans le sens de contrôle ou contrainte à l’égard des sujets. La plupart des entités factuelles — notamment les personnes internationales — se trouvent, en fait, dans une situation de pouvoir. Il est naturel que la plupart de ceux qui n’ont pas de supérieur disposent, dans une mesure, de quelques inférieurs. Le meilleur moyen de s’assurer un degré quelconque d’indépendance est justement de se procurer une “suite”. Mais il s’agit évidemment, en tout cas, d’une situation purement factuelle du point de vue international (paragraphe 49).

e) Les puissances douées de personnalité internationale présentent une variété très grande de dimensions et de capacité de commerce juridique, variété bien supérieure à la variété des degrés de capacités physiques et morales des personnes primaires de droit national. A côté de puissances des dimensions de la Chine, des Etats Unis ou de l’Union Sovietique on rencontre non seulement des entités petites telles que San Marino ou Chypre mais aussi des entités minuscules telles que les mini-States, les comités de libération ou encore les entités factuelles correspondant aux Etats dépendants doués d’un minimum d’autonomie-indépendance.

Chacune de ces entités diffère des autres du point de vue des dimensions, de l’âge, de la culture, de la disponibilité de territoire, de la force économique et militaire, du prestige, des chances de développement et peut-être de survie.

Mais ces distinctions reflètent des diversités matérielles, tout à fait semblables aux différences entre les personnes physiques, qui se distinguent elles aussi par naissance, santé, richesse, goûts, activités ou professions. Il ne s’agit pas, en tout cas, de ces espèces de différences fonctionnelles ou institutionnelles qui existent normalement entre les personnes morales, en vue des buts et des capacités que le droit leur reconnaît ou leur assigne à la lumière aussi des intérêts de la société totale[175].

f) La notion de puissance s’applique, telle que nous l’envisageons, sans limites de temps ou d’espace.

La gamme des possibilités dans l’espace recouvre, à dite des Etats, les différentes catégories ou espèces de personnes “autres” considérées dans la Section V: en d’autres mots, toutes les personnes internationales primaires[176].

En ce qui concerne les variations dans le temps, au début il s’agissait des seigneurs. Dans les monarchies féodales en voie de centralisation du VIII au XIV siècle — en France et en Angleterre — il émergeait une puissance identifiable à la personne du roi et de sa maison, son entourage, ses archers, ses percepteurs d’impôts, ses douaniers. Dans un Etat absolu du XVème-XVIIème siècle, la personne tend encore à s’identifier au monarque et à son establishment. Dans un Etat totalitaire la personne s’identifiera — mais il s’agit, bien entendu, d’une tendance — à l’organisation dictatoriale, notamment le parti, ses chefs et conseillers, l’organisation bureaucratique, et naturellement les forces armées, la police, la douane. Dans un Etat démocratique moderne la personne internationale tend à inclure non seulement l’organisation gouvernementale proprement dite mais aussi peut-être — en quelque sorte ou à certains moments — l’électorat[177]. Cependant, même dans la démocratie la plus parfaite et articulée, la personne internationale ne s’identifie pas à la société ou à la communauté en tant que telle[178].

Les variations dans le temps s’étendent au delà de ce qu’on peut appeler la vie “normale” des Etats. Elles s’étendent à toutes les phases anormales dans lesquelles la personne se dénomme insurgés, gouvernement en exil, comité national et coetera, quelles que soient les particularités de chaque phase du point de vue de la capacité matérielle de la personne.

Parmi les différences dans l’espace et dans le temps une importance particulière doit être reconnue naturellement aux diversités de régime politique.

En tant que qualités purement matérielles du point de vue du droit des gens, toutes ces différences caractérisent les personnes uniquement dans leur physionomie factuelle. Elles ne constituent pas, même lorsque la personne change de dénomination politique ou technique, des qualifications comparables à celles qui distinguent les personnes morales. Le statut de la personne internationale en sera influencé seulement dans le sens que l’acquisition, la perte ou la modification de certaines situations juridiques internationales sont naturellement influencées soit par des variations purement matérielles de la consistance de la personne ou de son “patrimoine”, soit par les choix politiques qui en fait s’imposent à une puissance d’une certaine “couleur” plus qu’à, une puissance de “couleur” différente.

Il n’y a là, en d’autres mots, aucune différence d’ordre constitutionnel ou institutionnel [179].

g) La notion de puissance est inévitablement imprécise, bien que plus précise que la notion courante des personnes internationales. Dans le domaine des sujets du droit, la seule notion nette est celle de personne physique. Il s’agit là d’une entité donne et simple, conditionnée dans son existence seulement par la nature. Assez précise aussi est la notion de la personne morale proprement dite. Grâce à la présence de l’élément normatif interindividuel, les auteurs qui professent une notion juridique de la personne morale, n’ont qu’à l’identifier au contenu des règles écrites ou non écrites qui la gouvernent, c’est-à-dire à l’instrument technique ou au centre d’imputation artificiel correspondant. A leur tour, les auteurs qui cherchent une notion matérielle de la personne morale, trouvent quand même eux aussi dans les règles statutaires des indications assez ponctuelles pour définir ce substratum matériel auquel ils identifient la personne: les associés, les agente, l’organisation, les moyens, le siège, les buts, les activités.

Il en est autrement pour la notion de cette entité collective factuelle qui est la personne internationale. D’une part, il s’agit d’une entité composite. D’autre part, puisque le droit des gens ne la conditionne pas de l’intérieur — c’est-à-dire dans sa structure interindividuelle — la notion à atteindre est purement sociologique.

La puissance est donc susceptible de définition générale seulement d’une manière approximative. Des précisions sont concevables uniquement sur le plan concret, pour chaque personne donnée et à un moment donné; plus exactement, comme nous verrons dans la Section X, par rapport à chaque manifestation de l’activité ou de la volonté de la personne en question[180].

La nature approximative et la variabilité de la notion de la personne internationale dans le temps et dans l’espace n’est du reste pas particulière à notre conception.

La notion dominante fait face au même problème lorsqu’elle essaye de définir les personnes internationales en termes d’Etats, de non Etats ou en termes de Gouvernements, ou encore par catégories ou espèces données d’Etats et de non Etats[181]. De ce point de vue la notion de puissance nous semble présenter un avantage. Dans la mesure où elle serait plus exacte, elle permettrait notamment de mieux décéler, parmi les différentes espèces de formations étatiques, ce noyau commun — ce dénominateur — qui est justement l’organisation factuelle indépendante qui seule entre en ligne de compte.

51. L’identification de la personne internationale à la puissance ne constitue pas une tentative de revenir, en plein XX siècle, à des conceptions surannées de 1’Etat dont l’histoire constitutionnelle a fait justice: La bonne notion de 1’Etat non seulement n’a rien à perdre mais elle a beaucoup à gagner grâce à une notion plus exacte de la personne internationale. L’identification de celle-ci à la puissance démontre justement, que la personne internationale ne coïncide, quelle que soit sa dénomination, ni avec l’Etat ou le Gouvernement ni avec la face ou la projection extérieure de l’Etat ou du Gouvernement. On n’a qu’à comparer: a) d’une part, les personnes “étatiques” et les personnes “non étatiques”; et, b) d’autre part, chaque personne “étatique” à l’Etat.

a) En ce qui concerne la première comparaison l’on doit reconnaître que le cercle des personnes internationales est plus large, dans l’espace et dans le temps, que celui des Etats.

Dans l’espace, à côté des personnes “étatiques”, identifiées par la doctrine dominante aux Etats, il y a ces entités “autres” dont tout le monde reconnait qu’il ne s’agit pas d’Etats. Ces entités, d’autre part, ne se distinguent pas — nous l’avons constaté — des personnes “étatiques”[182]. Si donc les personnes “étatiques” apparaissent pourvues d’éléments additionnels par rapport aux entités “autres”, ces éléments ne sauraient pas être identifiés à des éléments constitutifs ou autrement indispensables des seules personnes “étatiques”.

De même qu’elles se trouvent de nos jours en compagnie d’entités “autres”, les personnes “étatiques” contemporaines ont été précédées dans le temps par des entités “autres”. Les “ancestors” de ces entités étaient bien les seigneurs et les rois. Mais de même que les personnes “autres” contemporaines, les personnes “autres” du passé ne se différenciaient pas, du point de vue du droit des gens, par rapport aux personnes “étatiques” modernes. Dans leurs rapports mutuels rois et seigneurs se conduisaient de la même façon que les Etats se conduisent de nos jours: et les règles concernant ces rapports n’étaient pas essentiellement différentes[183]. La personne internationale contemporaine se présente comme entité indépendante entretenant des relations avec des entités semblables en dehors d’un ordre interindividuel commun, exactement de la même manière que rois et seigneurs entretenaient des relations qui échappaient à l’emprise de l’ordre de l’Empire ou du Royaume[184].

Cette analogie n’implique pas que depuis l’époque évoquée la personne internationale n’ait pas changé à la suite du développement de la forme moderne de l’Etat. Au contraire, une évolution remarquable a eu lieu (lettre f du paragraphe précédent) dans le sens que la personne internationale s’est développée en dimensions et en complexité factuelles. Il n’y pas eu d’evolution, d’autre part[185], dans le sens que la place de la personne physique du seigneur ou du roi ait été prise par l’Etat en tant qu’institution juridique ou par l’entité matérielle correspondante toute entière Cette idée, typique de la conception constitutionnelle, est dénuée de fondement. Pour que l’on puisse retenir une telle idée — l’idée que le droit des gens ait cessé à une certaine époque d’investir de droits et obligations les personnes physiques des seigneurs et des rois pour attribuer ces situations aux seigneuries et aux royaumes — il faudrait démontrer deux points. Sur le terrain spécifique il faudrait prouver qu’à l’époque des origines le droit des gens prenait soin des relations entre les seigneurs et les seigneuries, entre les rois et les royaumes, entre les souverains et leurs Etats — bref, entre gouvernants et gouvernés — au moins dans la mesure où les relations en question formaient l’objet des règles du droit féodal. Il faudrait démontrer, en d’autres mots, qu’à partir d’une certaine époque le droit international ait rejeté, en les condamnant comme illégitimes, les actes de ces seigneurs et de ces rois que ne se trouvassent pas dans une relation constitutionnellement légitime, par rapport aux seigneuries et aux royaumes respectifs. Plus généralement il faudrait prouver que le droit des gens des origines s’identifiait non pas à un phénomène normatif sui generis émanant d’un milieu d’entités indépendantes[186] mais plutôt à une phase involutive de l’ordre universel de l’Empire et de la Papauté[187].

b) Le résultat de la comparaison entre personnes internationales “étatiques” et “autres” — c’est-à-dire que dans les deux classes il y a également des puissances et que les personnes “étatiques” ne s’identifient pas plus aux Etats que ne s’y identifient les “autres” — est confirmé par la comparaison directe: la comparaison entre chaque personne internationale (“étatique”) et l’Etat soi-disant correspondant.

L’Etat du droit interne reste celui des sociologues ou celui des juristes qui se placent du point de vue de la société interne ou du droit interne. Pour le sociologue, l’Etat est la communauté nationale politiquement organisée. Pour le juriste, l’Etat s’identifie à l’ordre juridique. Il n’y a pas de doute que la personne internationale n’est ni la communauté nationale ni l’ordre juridique. Contre l’identification de la personne internationale à l’Etat valent du reste encore les considérations qui suivent (paragraphe 52) concernant l’identification de la personne au Gouvernement; et encore, en ce qui concerne certaines conceptions de l’Etat, la discussion de la théorie de la “double face” contenue dans le paragraphe 53.

52. On ne fait pas mieux en identifiant la personne internationale au Gouvernement (“governo in senso lato”, “Stato apparato”, “ente di governo”)[188].

On dirait à première vue qu’une fois déblayé le terrain et de la notion de personne morale et du territoire, du peuple et de l’ordre juridique en tant que tel, il ne reste, de l’Etat du droit interne, que le Gouvernement[189].

Le résultat que l’on atteindrait ainsi par voie d’exclusion des éléments de l’Etat[190] semblerait confirmé, toujours à première vue, par la preuve positive représentée par la constatation que le Gouvernement au sens large parait coïncider, dans son essente matérielle, avec cette organisation factuelle dans laquelle nous venons d’identifier le corps de la personne internationale. Une preuve ultérieure pourrait être la considération que ce sont bien les organisations gouvernementales contemporaines qui ont pris la place des personnes physiques des rois et des seigneurs[191].

Mais cette conclusion, qui a tenté et continue de tenter quelques auteurs, est aussi erronée que l’identification de la personne à l’Etat tout entier.

Nous ne sommes pas en mesure de nous ranger parmi ceux qui identifient l’Etat du point de vue interne — l’Etat du droit constitutionnel — avec l'”Etat au sens stricte” de certains sociologues ou avec la “personne réelle” de l’Etat de certains juristes (Marinoni, Donati, Quadri). Ces définitions de l’Etat constituent du point de vue sociologique et juridique interne, des visions partielles de l’Etat comme phénomène social au sens absolu ou comme personne juridique. Inacceptables en tout cas en tant que descriptions de la personne internationale[192], elles sont également inacceptables du point de vue de la notion de l’Etat du droit interne.

Elles rendent mauvais service et à la notion de l’Etat du droit interne et à la notion des personnes internationales. De l’Etat elles mettent en question la nature interindividuelle et en même temps juridique et fonctionnelle[193]. En ce qui concerne la personne internationale, d’une part elles manquent d’en mettre bien au clair les contours factuels, d’autre part elles déforment la notion en y introduisant un élément fonctionnel ou constitutionnel qui ne lui appartient pas.

Premièrement, l’organisation gouvernementale — le Gouvernement lato sensu — se caractérise en droit interne surtout par la nature juridique de sa structure. La personne internationale est factuelle. L’organisation gouvernementale ou l’ensemble de ses membres se caractérise en droit interne — on l’a souligné au paragraphe 42 — par une relation juridique avec la communauté dont il s’agit ou avec ses membres: rapport qui s’articule dans une fonction représentative générale de l’organisation gouvernementale ou de ses éléments principaux et dans les fonctions exercées par l’organisation dans les domaines législatif, judiciaire, administratif. Cependant, puisque aucune de ces fonctions ne rélève du droit des gens — et cela même dans les fréquentes hypothèses dans lesquelles les fonctions en question font l’objet d’obligations internationales — elles ne caractérisent pas l’organisation en question en tant que personne du droit des gens. L’on a vu déjà plus haut que les règles internationales très nombreuses qui imposent à l’Etat l’accomplissement d’activités données, ou lui imposent de s’en abstenir, créent des situations d’obligation et de droit seulement dans les rapports entre personne internationales. Il ne s’agit pas de règles légitimant ou condamnant, soit les activités en question à l’égard de la communauté nationale ou de ses membres, soit la suprématie générale du gouvernement[194].

Il n’y a donc pas de légitimation fonctionnelle en ce qui concerne les personnes internationales. Bien entendu, ces personnes se conduisent, à l’égard de milieux humains que respectivement elles contrôlent, en tant que machines gouvernementales. Mais en ce qui concerne leurs rapports mutuels elles ne se présentent pas dans ce rôle fonctionnel et “secondaire”. Elles présentent une physionomie pour ainsi dire “existentielle”.

Deuxièmement, il y a plusieurs “occasions” ou “moments” dans lesquels, si on considère le phénomène du vouloir et de l’agir de la personne internationale, la personne dont on parle ne s’identifie pas à la machine gouvernementale telle qu’elle est envisagée, organisée et délimitée par le droit internes[195].

Troisièmement, et principalement, le gouvernement se caractérise dans son fonctionnel de fiduciaire (ou de maître) d’une communauté, même indépendamment de toute règle juridique et à partir d’un moment logiquement antérieur à la règle de droit. Il se caractérise dans ce rôle, tout d’abord, du point de vue sociologique. Que tel n’est pas le cas de la personne internationale nous semble certain[196]. Ce point sera eclairci du reste ultérieurement, nous espérons, dans les Sections qui suivent, tout spécialement dans les Sections XII-XIV[197].

La personne internationale, en conclusion, n’est même pas une portion de l’Etat: ni au sens matériel ni au sens fonetionne1[198].

53. D’après la doctrine dualiste dominante, notamment d’après la doctrine italienne, la différence entre le juridique de l’Etat du droit interne et le factuel de la personne internationale indiquerait non pas une différence d’entités mais simplement une différence de personnalités. C’est l’idée d’Anzilotti[199], partagée par ses successeurs[200].

Si l’on s’en tenait à cette conception, chaque personne internationale coïnciderait soit avec l’Etat “correspondant” tout entier ou avec la communauté, soit avec le Gouvernement en tant que la portion de l’Etat la plus qualifiée, pour ainsi dire, du point de vue externe. La distinction serait ainsi une question de faces, à chacune des deux faces étant rattachée une personnalité juridique distincte. Du côté interne il y aurait la face-personnalité de droit interne, du côté externe la face-personnalité de droit international.

De notre point de vue, qui se place dans le cadre d’une conception différente de celle de la doctrine italienne dominante, cette théorie des deux faces n’est à retenir ni du côté interne ni du côté externe. Et cela pour deux raisons.

Premièrement, du côté du droit interne, il n’y a aucun élément, dans le corps de l’Etat comme dans le corps du Gouvernement, qui soit soustrait à l’emprise normative relationnelle du droit — interindividuel — de la communauté nationale de telle sorte que l’on puisse l’identifier à l’entité réelle correspondant à l'”organisation effective”[201]. Dans le cadre de la société nationale et du système juridique interindividuel qu’elle exprime, il n’y a donc pas de place pour une entité telle que celle que la théorie de la double face envisage, comme personne étatique interne. Nous l’avons vu plus haut, au cours de la discussion des théories de Romano et d’autres[202] qui confondent le droit et la structure factuelle. Ces théories impliquent en effet, inévitablement, la présence, dans le cadre du droit interindividuel, d’une entité autre que les êtres humains qui en constituent la base sociale. Il est facile de s’apercevoir qu’il s’agirait d’une entité anthropomorphe très semblable à celle qui représentait, dans le cadre des conceptions du droit comme émanation étatique, l'”ente supremo” dont la volonté était loi.

Deuxièmement, du côté “externe”, si la personne de droit international était vraiment la même entité (factuelle) que celle qui relève du droit interne, il n’y aurait plus de distinction de la base sociale du droit international par rapport à la base sociale du droit interne. A l’identité de base sociale, ne pourrait pas ne pas s’accompagner l’unité des systèmes normatifs. Sur ce point la doctrine dualiste contemporaine nous parait présenter un élément d’extrême faiblesse qui se répercute dans plusieurs domaines[203]. Un exemple est représenté par les difficultés des dualistes dans la construction des comportements et des volitions des “Etats”[204].

Si les règles de relation constituent, selon la conception universellement partagée, des “produits” du fait social dans un milieu donné, on ne voit pas comment le droit international pourrait se distinguer par rapport au droit interne si la differentia specifica de ses personnes dépendait du droit international lui-même. Une telle “dépendance” serait concevable seulement à la condition que le droit international fût à son tour concevable, soit comme un système transcendantal — c’est-à-dire comme un droit “donné” — soit comme l’émanation du même milieu interindividuel dont émane le droit national. Dans la première hypothèse on sortirait du cadre du droit positif; dans la seconde on ne ferait qu’exprimer d’une manière différente et encore moins vraisemblable le postulat interindividualiste des doctrines monistes. La vindicatio in libertatem du droit des gens serait donc frustrée. Il est même assez étrange que l’on puisse estimer avoir réalisé cette vindicatio moyennant une simple distinction entre deux qualités de destinataire de droits et obligations respectivement internationales ou nationales.

La vraie vindicatio — indispensable pour expliquer la nature et l’existence même du droit international — s’accomplit seulement à la condition de percevoir que nous ne sommes ni en présence, purement et simplement, de deux faces d’une même entité (face interne et face externe) ni en présence de deux portions différentes — Etat et Gouvernement — de cette même entité. Il s’agit plutôt de deux entités distinctes dans le sens que du côté du droit interne il y a l’Etat-Gouvernement-ordre juridique; du côté du droit des gens il y a la puissance. Le deux entités ne coïncident ni en sens vertical ni en sens horizontal; ni dans l’espace ni dans le temps[205].

On peut se servir peut-être d’une image, naturellement approximative. Du côté du droit national il y a une transparence. Je me réfère à cette espèce de transparence de l’Etat ou du Gouvernement qui découle du fait qu’il constitue — bon ou mauvais — un instrument du commerce juridique entre les hommes, soumis en tant que tel à l’action normative — bonne ou mauvaise — du droit qui régit les relations entre les hommes. La personne ou l’institution étatique du droit interne est cela. De l’autre côté il y a une entité — la personne internationale — dont la structure se révèle, par rapport aux règles qui régissent ses relations avec ses semblables, opaque, épaisse: opaque et épaisse à cause du fait qu’un droit interindividuel ne la conditionne pas de l’intérieur. Les règles du droit des gens, à leur tour, émanent des relations de chacune de ces entités opaques avec les autres et ne sauraient pas pénétrer chaque entité à partir de l’”extérieur”[206].

Etant donné que le droit international n’est pas interindividuel et ne conditionne pas ses personnes de l’intérieur, il n’y a évidemment pas d’obstacle à concevoir les entités en question comme des entités réelles, c’est-à-dire des unités sociologiques. C’est le point, celui-ci, sur lequel notre position diverge par rapport aux positions de Hans Kelsen[207].

Il est évident, d’autre part, que la distinction des deux personnes — la distinction entre la personne juridique du droit interne et la personne factuelle du droit international — n’est saisissable qu’à la condition de bien voir la nature juridique que l’Etat présente — sans nier par cela l’existence evidente d’une réalité et d’un concept sociologique de l’Etat[208] — du point de vue du droit national.

La distinction de la personne internationale par rapport à l’Etat et au Gouvernement est d’autant plus perceptible que l’on s’approche d’une conception juridique de l’Etat. Elle est par contre d’autant plus difficile que l’on s’approche des notions factuelles ou “mixtes” de l’Etat. Cela explique justement le fait que l’origine de la doctrine des deux faces se trouve dans une notion inexacte des personnes juridiques en général et de la personne juridique (interne) de l’Etat en particulier.

Cette notion à son tour se fonde sur ces théories générales du droit et de l’Etat qui, tout en ayant d’une part le mérite incontestable de placer le droit dans la société et de rejeter ainsi la conception du droit comme émanation de la volonté de l’Etat, n’arrivent pas à se libérer de l’idée que le droit national se compose en même temps de règles d’une part et de structure ou organisation factuelle d’autre part. En d’autres mots, le point faible de la doctrine dualiste contemporaine consiste précisement dans un défaut de perception de la nature essentiellement interindividuelle du droit national. Ce défaut lui empêche de voir, avec la distinction de la personne internationale par rapport à l’Etat, la cause première de la nature non interindividuelle du droit des gens.

Toute recherche sur la base sociale du droit des gens impose d’après nous une double tâche ayant pour objet, d’une part l’Etat et le Gouvernement du droit interne et d’autre part la personne internationale. On ferait inévitablement fausse route si, au lieu de procéder en deux “vagues” séparées mais convergentes (de l’intérieur pour ainsi dire, vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur), on choisissait de procéder d’une manière unilatérale, soit en prenant comme notion de base la juridicité de l’Etat, du Gouvernement et de l’ensemble du droit interne, soit en prenant comme notion de base la factualité de la personne internationale. Si on se laisse attirer par la première alternative on transpose en droit des gens un concept de la personne internationale qui est au fond la négation de toute idée de personnes internationales proprement dites et par conséquent toute idée d’une base sociale distincte du droit des gens. C’est le point d’arrivée des monistes, notamment de Hans Kelsen. En identifiant justement l’Etat du droit interne à l’ordre juridique, il ne voit, comme base sociale possible du droit international, que l’humanité. Si on se laissait attirer par l’autre alternative, l’on devrait transposer au contraire dans le droit national la factualité de la personne internationale en concevant ainsi même l’Etat du droit interne comme puissance: ce qui nous parait absurde.

Pour revenir à la doctrine dualiste, elle ne fait au fond ni l’un ni l’autre. En prenant son départ d’une notion rudimentaire des personnes morales et de l’Etat du droit interne, notion qui constitue un mélange d’interindividuel et de collectif, de juridique et de factuel, elle arrive à la notion d’une personne à double face à première vue bonne à tout faire mais qui ne saurait décevoir personne. Du point de vue spécifique il s’agit d’une notion fausse car elle ne décrit d’une manière exacte ni la personne de l’Etat ni la personne internationale. L’Etat du droit interne en résulte partiellement factualité. La personne internationale en résulte partiellement juridicisée. Mais ce n’est pas tout: car le résultat ultime constitue la négation de toute distinction qualitative du droit international par rapport au droit interne. La doctrine en question serait en mesure de maintenir sa position dualiste seulement à condition de concevoir le droit international non pas comme émanation de la réalité sociale internationale mais comme un phénomène de droit naturel.

IX. Identité,Continulté, Succession

des Personnes internationales

54. Aspects douteux de la théorie de l’insurrection et du gouvernement de fait local et général. Possibilité d’envisager, dans certaines hypothèses, une extinction de la personne internationale. — 55. Opinions en ce qui concerne l’identité et la continuité des personnes internationales. — 56. Difficulté, à la lumière de la notion factuelle de la personne internationale, d’accepter intégralement ces doctrines. — 57. Continuité de la personne ou succession? — 58. Eléments, dans la pratique contemporaine, qui justifieraient une révision partielle de la doctrine dominante.

54. Les développements qui précédent indiquent qu’il y aurait lieu de réviser, tout au moins en partie, certaines constructions dominantes concernant les changements de régime et les questions d’identité et continuité des personnes internationales.

Nous avons essayé plus haut de montrer que les insurgés ne sont pas une personne internationale fonctionnellement différente par rapport aux entités “étatiques”. A la lumière des considérations ultérieures concernant le rapport Etat-Gouvernement et la notion de la personne internationale, il y a lieu de réexaminer brièvement les positions de la doctrine dans les hypothèses de succès du mouvement insurrectionnel[209].

a) Dans l’hypothèse que les insurgés s’imposent comme “gouvernement de fait local” (Etat séparé) il se verifie selon nous simplement un agrandissement ultérieur de l’entité factuelle qui avait acquis auparavant la personnalité sous la dénomination de parti insurrectionnel. En d’autres mots, la personne “correspondant” à l’Etat séparé continue normalement, malgré le changement de dénomination (d'”insurgés” à “Etat” ou “Gouvernement”), la personne correspondant aux “insurgés” eux-mêmes avant que le nouvel “Etat” ne s’établisse fermement: et cela sans sauts fonctionnels ou de qualité[210] et sans sauts d’identité. L’idée courante selon laquelle les insurgés deviendraient les représentants du nouvel Etat, qui à son tour deviendrait personne à leur place semble dénuée de fondement[211]. De saveur évidemment constitutionnelle, cette conception présuppose une distinction et une relation juridique entre Etat et Gouvernement qui se révèle aussi injustifiée — du point de vue du droit des gens — que l’identification de la personne internationale à l’Etat. En réalité il n’y a qu’une nouvelle puissance qui prend corps et allure.

b) Dans l’hypothèse de “Gouvernement de fait général” il faut distinguer deux possibilités. La possibilité la plus fréquente est que l’organisation civile et militaire du parti insurrectionnel victorieux s’intègre à l’entité factuelle préexistante de telle manière que l’identité de celle-ci comme puissance n’en soit pas compromise. On assiste à une fusion des deux entités factuelles, dont l’ancienne, au fond, prévaut. Malgré la nature illégitime que l’opération présente du point de vue constitutionnel, il n’y aura donc pas de solution de continuité de la personne internationale plus qu’il n’y en a dans les occasions ordinaires de changement de cabinet, de renouvellement parlementaire, de passage pacifique des pouvoirs dans les moins d’un nouveau monarque ou dictateur, ou encore dans les hypothèses de changements “mineurs” auxquels nous faisions allusion plus haut[212] et qui affectent la structure factuelle de la personne et son “vouloir” et “agir”[213].

c) L’autre possibilité, plus problématique mais moins fréquente, est celle qui se vérifie lorsque l’établissement du gouvernement de fait général comporte une modification si radicale de la structure et des attitudes de la personne, dans les forces sociales dont elle jaillit, et dans la politique intérieure et extérieure qu’elle poursuit, que l’on se trouve en fait en présence, malgré l’identité du territoire et de la population, d’une formation nouvelle. C’est le cas où il s’agit de révolution plutôt que d’insurrection et d’une révolution atteignant jusqu’aux racines du body-politic en cause. Dans des cas de cette espèce, il semble que l’identité de la personne pourrait être atteinte. A la personne internationale qui existait dans un certain espace géo-politique il se substituerait une personne nouvelle. Cette constatation impliquerait une révision de l’idée de la continuité-identité presque absolue qui semble prévaloir[214].

55. L’idée que la préservation de la portion essentielle du territoire et de la population soit condition suffisante en tout cas pour le maintien de l’identité-continuité de la personne internationale (quelle que soit la nature et l’envergure du changement de régime) dépend d’une part, et de l’identification acritique de la personne internationale à l’Etat dans le sens du droit interne, et de l’idée (liée à cette équation) d’un rôle représentatif du Gouvernement par rapport à un Etat-principal; d’autre part elle dépend de deux idola, liés eux aussi à l’identification personne internationale-Etat mais de nature plus spécifique. Les deux idoles spécifiques sont représentés par: a) la notion d’après laquelle l’identité de la personne de l’Etat constitue une question juridique internationale; et b) la notion d’après laquelle le maintien de l’identité et de la continuité à tout prix — à l’exception des seules hypothèses de changements essentiels de territoire et population — conditionne la continuité des traités et des obligations internationales.

Il est difficile d’échapper à l’impression, si on tient compte de ce qui précède, qu’il y a là un cercle vicieux déterminé par une fausse notion de la personne internationale: notion basée à son tour sur le concept du droit international comme droit public universel.

56. Le propos d’après lequel l’identité des personnes internationales est une question juridique internationale (lettre (a) du paragraphe précédent) c’est-à-dire une question à résoudre sur la base de règles de droit des gens, pourrait être retenu à condition que l’on démontre que les personnes internationales sont “construites” en quelque sorte par le droit des gens dans le sens où les communautés partielles de droit national sont construites par le droit de la société totale en acquérant ainsi une identité légale[215]. Une telle démonstration nous semble, franchement, bien difficile.

(i) Tout d’abord le droit des gens n’est pas en mesure — je me réfère pour le moment au droit général (bien que pour le droit conventionnel il n’en soit pas autrement) — de créer une personne là où en fait il n’y en a pas une. Pour être en mesure de poursuivre un tel but le droit des gens devrait “contrôler” — c’est-à-dire atteindre — le milieu interindividuel au sein duquel l’organisation de la personne devrait se réaliser. Nous avons constaté qu’il n’en est pas ainsi.

(ii) Etant donné cette situation, l’érection d’une personne internationale là où il n’en existe pas, ou le maintien en vie d’une personne qui s’est dissoute n’aurait ni un sens ni une utilité pratique comparables au sens et à l’utilité du phénomène de droit interne (identité légale de la personne morale) apparemment analogue. Les règles internationales qui poursuivraient de tels buts n’auraient, directement, ni exécuteurs ni bénéficiaires[216]. Il n’y aurait donc pas de sens à ce que le droit des gens corrige l’état de choses positif ou négatif existant. En tout cas, et quelle que soit la difficulté de la déterminer, la situation historique d’identité ou non identité reste telle qu’elle est en fait, purement et simplement.

Il va sans dire que le fait que la personne internationale continue ou subisse une novation amène des conséquences juridiques dans le sens que, sur la base de l’existence ou de la non existence factuelle de la personne existeront ou n’existeront pas des droits et des obligations de cette personne; ou, encore, il se vérifiera des phénomènes de succession. Si la personne reste la même — c’est-à-dire qu’elle survit — ses droits et ses obligations continuent d’exister comme droits et obligations de la même personne. Si la personne a cessé d’exister, il s’agit de savoir si les droits et les obligations de la personne extincte tombent dans le néant ou sont attribués par le droit des gens à une autre personne (succession). Tout juriste est en mesure de voir, cependant, la différence entre les conséquences juridiques, d’une part, et la situation de fait à laquelle des règles attachent ces conséquences, d’autre part. La situation de fait est dans ce cas ou non identité factuelle, combinée avec les circonstances qui l’accompagnent: situation que le droit des gens n’est pas en mesure de modifier[217]. Et l’on en vient au point ultérieur indiqué sous la lettre (b) du paragraphe précédent.

57. D’après cette deuxième idole, l’identité pratiquement absolue serait indispensable pour le maintien des obligations internationales. En sanctionnant la continuité des traités ou des obligations et des droits qui en découlent, la Déclaration de Londres de 1831 aurait sanctionné dans ce but, selon la doctrine, la préservation de l’identité pratiquement dans tous les cas de changements de gouvernement.

Cette assertion est plus que simplement inexacte. Tout d’abord elle est dépourvue de signification juridique. La Déclaration de 1831 s’occupe uniquement de la continuité des traités. Deuxièmement, la Déclaration ne pourrait exercer aucune influente sur une question — identité de la personne — qui en droit international n’est pas une question juridique.

Juridique du point de vue de ce droit est la question de savoir si, à quelles conditions, et dans quelle mesure, il y a continuité de droits ou obligations. Et puisque cette continuité constitue un résultat que tout ordre juridique peut atteindre non seulement par le maintien des droits et des obligations des personnes existantes mais aussi par le transfert de ces droits et obligations d’une personne à une autre — c’est-à-dire d’une personne extincte à, une personne qui lui est liée, historiquement ou sociologiquement, d’une manière déterminée — on ne voit vraiment pas la raison de forcer la Déclaration de 1831 à dire plus que ce qu’elle ne dit. Nous ne voyons pas non plus quels obstacles on pourrait trouver à ce que le droit international mette en action des principes de succession dans l’hypothèse qu’une personne internationale cesse d’exister en fait ou qu’en fait il n’y ait pas lieu de conclure dans le sens de l’identité de la nouvelle formation à l’ancienne. Le droit international peut bien disposer, dans des cas de cette espèce, que les droits et les obligations de l’ancienne personne soient transférés, dans leur totalité ou en partie, à la personne nouvelle.

58. Si on considère la pratique en matière de continuité des droits et des obligations des personnes internationales atteintes par des changements très profonds, on s’aperçoit qu’elle ne contient rien, sauf la répétition de formules scolastiques, qui démontre la validité de la prétendue règle de l’identité absolue dans les cas de changement de Gouvernement[218]. On trouve par contre un élément de grand intérêt qui indique le contraire.

Comme la doctrine la mieux renseignée nous apprend, la règle de la continuité absolue — en cas de mutation de régime — souffre d’exceptions considérables. La pratique admet et la doctrine accepte qu’il y a des cas dans lesquels le changement de régime atteint assez profondement la structure, les conditions, la politique de l'”Etat” pour justifier des exceptions remarquables à la continuité des droits et des obligations: et cela en dépit du fait que ni le territoire ni la population ait souffert des variations significatives. Nous renvoyons sur ce point à la monographie classique de Hersch Lauterpacht[219].

Si tel est le cas, la théorie de l’identité absolue nous semble déjà mise en question. Identité de la personne impliquerait continuité absolue des droits et des obligations. Discontinuité partielle de ces derniers peut bien signifier par contre, dans des hypothèses données, défaut d’identité de la personne.

Bien entendu, le phénomène pourrait trouver, en théorie, d’autres explications. On pourrait dire par exemple que certains droits ou obligations tombent par le jeu d’une “clause” rebus sic stantibus quelque peu forcée dans sa signification. Cependant, tout d’abord la disparition de la personne serait elle aussi un des éléments du changement qui mettrait en jeu la r. s. s. Deuxièmement, la doctrine de l’identité absolue de la personne est beaucoup trop faible pour que coeteris paribus — l’on ne soit pas amené à penser que les exceptions notées par Lauterpacht s’expliquent d’une manière plus convaincante dans le cadre de limitations à une succession qui serait autrement universelle. Même si on n’acceptait pas d’une façon inconditionnée l’identification de la personne à la puissance, il nous semble plus raisonnable de songer dans ces cas à un changement essentiel dans la personne plutôt qu’à un simple changement de conditions objectives. Le régime politique est au fond un des éléments matériels les plus caractérisants de la personne internationale.

Il y a lieu finalement de considérer, sous l’aspect pratique, que, loin de compliquer le problème “politique” d’assurer la continuité des droits et des obligations à la suite d’un changement majeur de régime, la position de la question — dans certaines hypothèses extrêmes et exceptionnelles — en termes de succession plutôt que d’identité pourrait, dans une mesure, le simplifier[220].

X. Volonté et Activité de la Personne de Droit des Gens

59. La notion de la personne internationale et le problème de ses actions et volitions. “Action” et “volonté” des personnes morales. — 60. Action et volonté de la personne internationale comme phénomène factuel. — 61. Nature factuelle de l’appartenance du fait juridique à la personne internationale. Analogie avec l’appartenance à la personne physique en droit national. — 62. Caractères differentiels: a) complexité matérielle; b) qualification juridique éventuelle, en droit interne, d’éléments de l’acte. — 63. Difficultés qui en découlent. — 64. Conséquences: en ce qui concerne la responsabilité internationale pour faits de fonctionnaires; et pour faits de particuliers. — 65. Conséquences ultérieures: en ce qui concerne la détermination du moment et des conditions de perfectionnement du délit international. — 66. La conclusion des traités. Règles constitutionnelles et internationales. Factualité des premières du point de vite du droit des gens. — 67. Conséquences. Le concept de constitution effective ou “vivante”. — 68. Difficultés découlant de la notion d’imputation juridique de l’acte à la personne et de ses prétendues conditions juridiques internationales. — 69. L’appartenance à la personne comme élément factuel des actes juridiques en général. — 70. Inutilité pratique et défaut de justification juridique de la prétendue imputation des actes aux personnes internationales.

59. La notion de la personne internationale comme entité factuelle, et la distinction de cette entité par rapport à l’Etat et au Gouvernement, présente en outre de l’intérêt en ce qui concerne le problème de l’activité et de la volonté des personnes de droit de gens. La notion en question éclaircit plusieurs aspects de ce problème: et son application dans ce domaine confirme à son tour, il nous semble, le bien fondé de la notion.

Il n’est pas indiqué de reprendre ici entièrement un discours long et difficile au sujet de ce qu’on appelle volonté et action des personnes “collectives” de droit national et au sujet des différences très importantes entre ce phénomène et celui de la volonté et activité des personnes du droit international. Il devra suffire d’en rappeler l’essentiel[221].

La “volonté” ou l'”action” des personnes juridiques — les vraies personnes juridiques — ne constitue pas un vouloir ou agir de la personne morale ni au sens naturel ni au sens juridique. Il s’agit de vouloir et agir d’autres sujets de droit, c’est-à-dire des agents. Si l’on écarte, comme on le doit, l’idée fausse de l'”imputation juridique” à la personne morale de l’activité de ses agents, imputation qui constitue un expédient terminologique[222], il semble clair que les actes dont il s’agit sont accomplis par des individus en tant que sujets de droit: les individus, notamment, qui occupent certaines places dans l’organisation de l’entité morale telle qu’elle résulte de ses statuts, c’est-à-dire du droit. Sur la personne morale se reflètent ou se répercutent seulement, en vertu, cette fois-ci, d’un phénomène juridique d’imputation de droits et d’obligations, les conséquences juridiques du vouloir et de l’agir des individus en question[223].

Le phénomène que l’on indique comme activité de la personne morale ne se présente donc pas dans le mêmes termes que l’activité des personnes physiques. Il est bien plus proche, selon notre manière de voir — mutatis mutandis de l’activité que les personnes physiques réalisent par l’entremise d’un représentant. Les similarités sont évidentes. L’acte appartient à l’agent ou au représentant. Les conséquences juridiques appartiennent respectivement à la personne juridique et à la personne physique représentée. Dans les deux hypothèses il y a une entremise juridiquement qualifiée et non pas une entremise factuelle, telle que l’entremise organique. L’imputation à la personne morale n’a pas lieu, normalement, en ce qui concerne les conséquences juridiques (positives ou négatives) de toutes activités accomplies par des individus matériellement liés à sa structure. Le fait qu’un ou plusieurs individus, factuellement liés à cette structure, aient agi, et même le fait qu’un comportement ou une volition soit “rattachable”, du point de vue factuel, à l’entité sousjacente en tant qu’unité sociologique[224]: ces faits ne sont pas des conditions suffisantes, en droit positif national, pour que l’entité collective soit destinataire des conséquences de l’acte[225]. Pour que la destination des conséquences juridiques se produise à l’adresse de la personne morale, il est nécessaire et suffisant que les individus en question soient légalement qualifiés comme les agents de la personne morale et que l’action en question relève de leur compétence. Nous avons expliqué ailleurs que les exceptions sont seulement apparentes[226].

60. Si l’on considère, par contre, les personnes du droit des gens — entités collectives mais factuelles — la présence d’un rapport matériel entre l’agent et la personne est condition nécessaire et suffisante pour que les activités de certains individus, factuellement nattachés à la personne, soient considérés en fait comme activités de la personne[227].

L’observation du phénomène indique en effet que le droit international accepte ses personnes collectives telles qu’elles se présentent dans la réalité historique. Il s’ensuit que la personne est une organisation — du point de vue du droit des gens — purement factuelle. De cette organisation font partie tous les êtres humains qui d’une manière quelconque, et quels que soient leurs titres, participent, à quel niveau que ce soit, à son activité interne ou externe.

Par conséquent, tout ce que le droit des gens est en mesure de faire à l’égard de ses personnes est de déterminer quelles activités, parmi les activités factuellement provenant de la personne, “produisent” des conséquences juridiques: et, naturellement, quelles conséquences. Il n’est pas dans la nature du droit des gens de faire autre chose que cela[228].

La question peut se poser, bien entendu, de déterminer laquelle, parmi les personnes internationales coexistantes, est effectivement l’auteur de l’action ou de 1’acte de volonté. Mais une fois que cette détermination factuelle aura été accomplie, il ne reste rien d’autre, pour le droit des gens, que de procéder à l’imputation des conséquences juridiques à la charge ou à l’avantage de la même personne ou, le cas échéant (représentation internationale), d’autres personnes.

 

61. On est donc obligé de constater que s’il y a un domaine dans lequel les théories organiques des personnes collectives, très discutables en tant que tentatives de définir les personnes nationales ainsi dénommées, ont un fondement — et un fondement solide — c’est justement le domaine des personnes du droit des gens.

Les théories organiques, au fond, surtout si l’on en considère les versions les plus rigoureuses, sont les moins aptes à décrire la réalité des personnes morales de droit national. La réalité sociale sousjacente à ces entités, réalité à laquelle ces théories ont à nos yeux le tort d’identifier la personne, est pénétrée par le droit national si profondément que la personne elle-même, selon la conception qui nous semble plus exacte, est “faite” de droit, dans le sens que sa substance est tout à fait juridique[229]. Même si on n’était pas disposé à aller si loin, on serait forcé d’admettre que l’élément juridique est tellement prépondérant, du point de vue, bien entendu, du droit de la société totale donnée[230], qu’il prime, tout au moins, sur l’élément factuel. Les théories organiques ne peuvent donc pas être acceptées comme offrant une description plausible du phénomène.

Méme si on n’était pas disposé à aller si loin, on serait forcé

Chez les personnes internationales par contre — chez les personnes internationales telles qu’elles se présentent, bien entendu, au droit des gens lui-même — il arrive l’inverse. Le factuel, on l’a vu, est en première ligne. Il prime, à son tour, à tel point, que l’entité collective n’est pas conditionnée de l’intérieur, dans ses composantes, par l’élément juridique. Le droit des gens atteint ses personnes — quel que soit l’objet ou la matière de ses règles — seulement de l’extérieur de chacune et du point de vue des relations de chacune avec ses semblables. Cela est vrai même lorsque la matière dont il s’agit concerne l’activité de la personne internationale à l’égard de ses sujets ou de ses agents[231]. Dans l’attitude non active du droit des gens à l’égard des composantes et des structures de ses personnes — cause et conséquence en même temps du fait que le droit international ne s’identifie pas au droit public universel — se réalise cette primauté du factuel dont l’absence chez les personnes morales rend inacceptables les théories organiques.

Organique veut dire, pour nous, dans le contexte présent, préjuridique ou extrajuridique. Organe, du point de vue de l’agir et du vouloir d’une personne, est l’instrument purement matériel dont l’action ou la volonté s’identifie à l’action ou à la volonté de la personne.

Il semble partant raisonnable de penser que du point de vue du droit des gens le rapport entre l’acte juridique et la personne présente un degré assez élevé d’analogie avec le rapport entre l’acte et la personne physique en droit national. Les deux phénomènes se ressemblent, car dans tous les deux on est en présence d’un rapport factuel, direct entre l’entité matérielle et l’acte. Dans les deux cas il n’y a pas, entre la personne et l’acte, une entremise juridique. Il y a donc de ce point de vue — l’absence du juridique — un rapport de type organique. Nous renvoyons à ce que l’on a noté plus haut à propos de la nature de la similarité entre personnes internationales et personnes physiques[232].

62. Entre l’activité matérielle de la personne internationale et l’activité matérielle de la personne physique il y a cependant plusieurs éléments différentiels, dont deux spécialement constituent des facteurs de complication du problème par rapport à l’activité et à la volonté des personnes physiques. Je me réfère notamment:

a) à la complexité matérielle — sociale, pour ainsi dire — de l’acte de la personne de droit des gens, opposée à l'”unicité” de l’acte de la personne physique; et

b) au fait que les multiples actions ou omissions d’individus, tout en composant en définitive l’action ou l’omission “totale”, pour ainsi dire, de la personne internationale en tant qu’unité sociologique — tout en étant, en d’autres mots, un seul acte de volonté valable ou une seule action ou omission illicite de la personne de droit des gens — constituent souvent, du point de vue du droit interne de l’Etat “correspondant”, des actes évalués distinctement les uns par rapport aux autres[233]; et au fait que les “acteurs” en question sont liés à la personne internationale par un lien juridique du point de vue du droit national.

A. Pour commencer par le premier élément différentiel — la complexité majeure — l’acte de la personne physique et son appartenance à la personne se résout le plus souvent dans des phénomènes appartenant au “for intérieur” d’un être humain et dans la conduite extérieure d’un seul individu. Seulement à titre relativement exceptionnel l’existence de l’acte et son rattachement à la personne donnée impliquent un rapport de la personne donnée elle-même avec un autre individu ou avec un objet animé ou inanimé[234].

L’accomplissement et l’appartenance du fait subjectif international par rapport à la personne du droit des gens — composite bien que factuelle — ne se réduit pratiquement jamais au vouloir ou agir d’un seul individu.

Tout d’abord, il entre en jeu normalement, à cause de la nature composite de l’entité en question, la volonté de plusieurs individus. Qu’il suffise de songer soit à la conclusion des traités par un Etat moderne à régime représentatif soit aux nombreuses hypothèses d’actes illicites qui se perfectionnent seulement à la suite du concours des actions-omissions de la part de multiples éléments —de rangs divers — de la structure de la personne.

Deuxièmement, même dans l’hypothèse que l’acte international se réduise apparemment à l’action-omission d’un seul individu parmi ceux qui composent la personne (ratification d’un traité par un dictateur, action ou omission d’un haut fonctionnaire non susceptible de correction), il sera toujours nécessaire, pour que l'”interprète” puisse en conclure dans le sens que la personne internationale a voulu ou agi, l’existence de ce lien matériel de l’individu — et de sa conduite — avec la personne internationale. Je me réfère à ce lien qui fait de l’individu en question — du point de vue de certaines activités — un élément permanent ou même occasionnel du corps de la personne, et de la conduite de l’individu en question un élément de la conduite de la personne. La détermination des éléments multiples et variés dont l’acte juridique international matériellement se compose et la détermination — évidemment simultanée — de l’entité “chez laquelle” l’acte s’est produit constitue donc toujours une opération plus complexe que celle qui est requise pour la vérification de l’accomplissement et de l’appartenance de l’acte d’une personne physique de droit national.

B. A la complexité matérielle du fait subjectif (acte de droit des gens) s’ajoute, comme on l’annonçait plus haut, la complication ultérieure — et naturellement le danger de-déformation du phénomène aux yeux du juriste — découlant de la valeur juridique autonome éventuellement rattachée par le droit national à chacun ou à quelques uns des faits ou ensembles de faits qui constituent les éléments multiples de l’acte juridique “total” international. Un de ces faits, ou l’ensemble de certains d’entre eux, peut bien se présenter, en effet, comme réalisation de l’hypothèse normative d’une règle du droit interne de l’Etat dont il s’agit. Ce droit pourrait donc qualifier le fait ou l’ensemble de faits en question en tant qu’acte d’un individu (soit en qualité de particulier soit en qualité d’agent de la personne juridique étatique interne). Un exemple évident est l’acte illicite accompli par un particulier contre le Chef d’un Etat étranger ou contre un agent diplomatique. Un autre exemple est un jugement de tribunal inférieur susceptible de réforme par un tribunal de rang plus élevé ou, encore, un acte administratif non définitif.

A cet élément de complication il faut encore ajouter la valeur juridique nationale, c’est-à-dire de droit interne, du rapport entre les agents et l'”Etat” donné, rapport qui, dans le milieu interindividuel en question, peut ne pas être sans conséquences juridiques.

63. Les deux facteurs indiqués dans le paragraphe précédent (A et B) constituent en même temps une source de complication de la tâche du juge, et de l’observateur en général: et par cela une source d’ambiguités et de confusion dans la théorie du phénomène. La nature matériellement “composite” de l’acte, combinée avec l’existence d’un rapport de droit interne entre les agents et la personne — et, à la limité, entre le particulier et la personne — détermine par exemple l’idée que le droit des gens effectue une opération juridique d'”assemblage”, et éventuellement d’imputation, de l’acte “assemblé”[235]. La valeur juridique interne distincte des multiples éléments matériels de l’acte juridique international détermine, à son tour, une aggravation des ambiguités que l’on vient de mentionner: et en même temps des erreurs ultérieures.

Ces erreurs consistent spécialement en deux idées, rejetées déjà décidément par la doctrine la plus avancée mais peut-être sans précision suffisante. Je me réfère à l’idée que la personne internationale soit “indirectement” responsable des actes illicites de fonctionnaires inférieurs et à l’idée que la personne internationale soit indirectement responsable de l’acte illicite du particulier.

Les différents problèmes en question se présentent cependant en des termes assez clairs — il nous semble — si l’on se rend compte que la complexité de l’acte juridique international n’exclut pas son unité matérielle du point vue du droit international; et en tout cas les qualifications juridiques internes éventuelles de l’un ou l’autre des faits composant l’acte international, tout en présentant une importante éventuellement décisive du point de vue du “perfectionnement” ou du “non perfectionnement” de l’acte international, ne se traduisent pas telles quelles — c’est-à-dire en tant que qualifications normatives — en qualifications juridiques internationales.

Aussi bien que les faits composants eux-mêmes, les qualifications internes en question constituent autant d’éléments, factuels ou matériels — du point de vue du droit des gens — de l’action ou de l’omission à laquelle la règle internationale rattache la valeur d’acte juridique et l’entrée en fonction du précepte. Il s’agit, en d’autres mots, d’autant de composantes matérielles d’une hypothèse normative internationale: l’acte de la personne internationale. Il ne s’agit pas d’actes juridiques internationaux distincts.

64. Une des conséquences les plus importantes de la nature composite de l’acte international est que la série de faits (individuels) dont l’acte juridique international résulterait, peut subir une interruption avant que l’hypothèse normative de droit des gens ne soit entièrement réalisée: et cela même dans le cas où ces mêmes faits réalisent totalement une hypothèse normative de droit interne. C’est justement ce qui peut se passer ou cours de l’iter qui pourrait amener, en présence de certaines conditions, à la responsabilité internationale pour “fait” d’un organe inférieur ou à la responsabilité internationale pour “fait de particulier”.

Dans ces hypothèses — l’hypothèse du fait de l’organe inférieur et l’hypothèse du fait du particulier — il y au fond, au départ, des faits qui ne réalisent certainement pas du tout un acte illicite international. Tout le monde sait que ni le déni de justice à un étranger de la part d’un tribunal inférieur ni la lésion de la personne d’un agent diplomatique ou du Chef d’un Etat étranger commise par un particulier ne constitue per se l’acte illicite auquel le droit des gens rattache la responsabilité. Le fait de l’organe inférieur ou le fait du particulier peut, sans doute, présenter une valeur juridique autonome en droit interne. Mais l’hypothèse de l’acte illicite — et de la responsabilité internationale de l'”Etat” — sera réalisée seulement lorsque des faits ultérieurs seront survenus. Il faudra, soit que les organes supérieurs confirment le déni de justice, soit que les organes administratifs et/ou judiciaires ajoutent leurs actions ou omissions au fait du particulier.

La circonstance que l’action-omission de l’organe inférieur ou du particulier constitue une condition sine qua de la responsabilité (internationale) de la personne internationale et donc un élément essentiel du délit de celle-ci, combinée avec la circonstance que l’action ou l’omission en question possède de par elle-même une valeur juridique autonome (c’est-à-dire finale) au sein de l’ordre national de l’Etat dont il s’agit, peut bien expliquer l’erreur qui consiste à qualifier l’acte de l’organe inférieur ou l’acte du particulier, en soi, comme acte illicite international.

Il est évident toutefois que cette idée ne correspond pas à la réalité juridique internationale. L’observation de cette réalité démontre que l’action-omission de base — celle de l’inférieur ou celle du particulier selon le cas — constitue seulement, pour le droit des gens, malgré son importance primordiale, un élément factuel, à côté d’autres, du délit (international) de 1″Etat” en tant que personne internationale. Les éléments ultérieurs seront évidemment représentés par ces actions-omissions ultérieures de la part d’individus appartenant à l’organisation étatique: actions-omissions qui complètent la réalisation de ce que l’on peut bien appeler l'”hypothèse normative internationale”, c’est-à-dire l’acte illicite de la personne internationale.

65. La nature “composite” de l’acte illicite international détermine du reste pas mal de difficultés et d’erreurs ultérieures.

La circonstance que l’acte ou l’omission de l’inférieur ou du particulier constitue une partie importante (ou primordiale) du délit (international) de la personne internationale, combinée avec la circonstance que l’action ou l’omission de l’inférieur ou du particulier possède éventuellement de par elle-même une valeur juridique autonome (ou finale) dans l’ordre interne de l'”Etat” en question, explique, par exemple, l’idée que les actions-omissions ultérieures — celles des supérieurs dans l’hypothèse du fait d’inférieur et celles des fonctionnaires dans l’hypothèse de fait du particulier — constituent des conditions de l’imputation de l’acte de l’inférieur ou du particulier à la personne internationale. Selon notre lecture de la réalité internationale, cette idée doit être rejetée car — à part la question de l'”imputation juridique” des actes en général, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure[236] — elle impliquerait que l’acte de l’inférieur ou l’acte du particulier constitue un acte illicite international. L’acte illicite international, par contre, n’existe pas, selon notre manière de voir, tant que les éléments représentés par l’action-omission de l’inférieur ou du particulier, selon le cas, ne sont pas rejoints, pour ainsi dire, par les éléments ultérieurs en question (actions-omissions des supérieurs ou de fonctionnaires).

Des erreurs tout à fait semblables sont représentées par certaines théories concernant la responsabilité de l’Etat pour faits de particuliers. Je me réfère à l’idée que la responsabilité internationale de l’Etat pour “faits de particuliers” serait une responsabilité indirecte (vicarious responsibility) ou par “complicité”; et à l’idée que le fait du particulier constitue l'”occasion” ou la “cause” du délit de la personne internationale. L’origine de ces deux théories — dont une partie de la doctrine a fait une justice peut-être incomplète — réside vraisemblablement toujours dans l’idée que le fait de l’inférieur ou du particulier constitue du point de vue du droit international — aussi bien qu’aux yeux du droit interne — un fait juridique (anti-juridique) autonome.

Ces constructions théoriques ont toutes le défaut qui consiste à surestimer ou sousestimer soit l’élément primordial soit les éléments successifs dans la série des éléments factuels plus ou moins nombreux dont l’acte international se compose[237]. Ces erreurs, à leur tour, découlent du fait que la doctrine se laisse toujours influencer, d’une manière plus ou moins consciente, par le faux rapprochement entre le problème de l’action-volonté des personnes internationales et le problème de l’action-volonté des personnes morales de droit national.

Si l’on écarte décidément ce faux modèle, on s’aperçoit que l’acte illicite international correspond à une hypothèse normative complexe d’un acte de volonté ou d’un délit: hypothèse de laquelle le fait ou les faits individuels d’agents — et même, peut-être, de particuliers — constituent autant de composantes materielles. Composantes matérielles dont aucune ne saurait être identifiée per se — ni en tant que fait matériel ni en tant que spécimen de catégorie juridique interne — à l’acte illicite international.

66. Ce que l’on vient de dire au sujet de l’acte illicite, vaut également pour ce qui a trait à la conclusion des traités. Dans ce domaine, les difficultés déterminées par la nature composite-matérielle de la personne internationale sont encore plus grandes: et pour cause.

A la différence, naturellement, des actes illicites la matière de la conclusion des traités est réglée assez délibérément et en détail dans les systèmes juridiques nationaux, pour que, par rapport à chaque “Etat”, on se trouve en présence de deux séries de normes écrites ou non écrites. D’une part il y a les règles constitutionnelles. D’autre part il y a les règles ou principes de droit des gens. Les règles constitutionnelles visant l’accomplissement, par les organes constitutionnels, d’un acte destiné à acquérir une valeur internationale, il est ainsi encore plus difficile de distinguer, par rapport à l’acte accompli ou en voie d’accomplissement, le rôle des règles de droit national d’une part et le rôle des règles du droit des gens d’autre part. Les deux séries de règles sembleraient en effet, à première vue, s’amalgamer entre elles. L’idée qu’il s’agisse d’un droit constitutionnel-international ou d’un droit international-constitutionnel devient par conséquent très alléchante.

Toute tentation de ce genre disparait aussitôt que l’on se rend compte pleinement des causes et du sens de la distinction de raison d’être et de milieu — c’est-à-dire de domaine — entre les deux séries de règles, et si l’on applique cette distinction, reconnue après tout dans une mesure, implicitement ou explicitement, un peu chez tous les auteurs qui ont étudié le problème avec toute la rigueur nécessaire. On doit se libérer complètement là aussi du faux modèle représenté par la formation et la manifestation de la “volonté” des personnes morales. Une fois débarrassés de cette idole, on volt bien la nature factuelle, du point de vue du droit des gens, des règles de droit interne de chaque personne internationale qui exercent leur action (avec ou sans succès) à l’occasion de la conclusion d’un traité par la personne en question.

Les règles constitutionnelles dont dépend l’investiture des agente compétents aussi bien que les règles définissant les limites des attributions respectives des agents, ont pour but de soumettre les modalités d’accomplissement de la besogne aux principes et aux critères dictés — aux “pères de la constitution” écrite ou non écrite et à tous ceux qui déterminent l’évolution ou les modifications constitutionnelles — par les exigences politiques, sociales, économiques, idéologiques de la société donnée. Ces règles et leur contenu répondent donc aux intérêts et aux vues qui se sont imposées dans la communauté donnée — milieu interindividuel — en ce qui concerne la question de savoir à quelle partie ou quelles parties du body politic incombe le pouvoir ou le devoir d’engager la communauté à l’égard du monde extérieur selon les critères de distribution des fonctions découlant de la nature du régime politique en vigueur (y compris, éventuellement, l’arbitre d’un monarque absolu ou d’un groupe dirigeant despotique). Jusqu’ici, on reste dans le domaine des règles constitutionnelles, et seulement des règles constitutionnelles de chaque partie.

Le droit des gens, de son côté, n’a pas plus à créer de situations juridiques à ces égards qu’il n’en crée au sujet de tout autre aspect de l’organisation de ses personnes. Les rapports entre la communauté et le gouvernement, les rapports entre les éléments de la machine gouvernementale, les rapports interindividuels, en un mot, entre ceux qui composent, expriment ou simplement “alimentent” la personne internationale, sont en dehors du milieu relationnel, et par conséquent du domaine du droit des gens[238].

Il s’agit donc de bien plus que d’une indifférence, ou du souci du droit international pour la liberté des Etats[239]; et de bien plus aussi que de la simple difficulté pratique d’adapter les règles internationales sur la conclusion des traités aux cent quarante espèces de régimes politiques co-existants. L’indifférence, le souci de liberté et la raison pratique évidente joueraient en tout cas, bien entendu, leur rôle d’obstacles à une réglementation unique par le droit des gens. Mais l’obstacle majeur est celui qui découle de la particularité de domaine qui caractérise le droit des gens (infra, paragraphes 90 et 98).

Cette particularité — le fait d’avoir pour objet des relations entre puissances et de ne pas avoir pour objet les relations interindividuelles intérieures aux puissances — est telle que ces aspects du consentement aux traités resteraient non réglés par le droit international même dans l’hypothèse, parfaitement concevable, que deux ou plusieurs Etats concluent une convention en vertu de laquelle ils s’obligent à adopter ou à continuer à suivre — pour la conclusion de leurs traités (inter sese ou même avec des tiers) — des procédures déterminées. La violation d’une telle obligation de la part d’un des Etats en question entrainerait la responsabilité de cet Etat à l’égard des autres contractants, responsabilité qui pourrait concevablement entraîner comme conséquence, inter alia, que les autres parties puissent considérer comme non conclu le traité passé par une procédure non conforme à la convention. Mais une telle convention ne modifierait pas la situation à l’égard des tiers. Et le traité conclu de manière “non conforme” resterait valable, le cas échéant, quelles que fussent les conséquences de la violation de la convention pour l’Etat responsable, même dans les rapports de celui-ci avec les autres contractants de la convention. Cela confirme que l’élément décisif dans l’action et la volition des personnes internationales est représenté, du point de vue du droit des gens, par la structure factuelle de la personne. Cette structure prime, pour ainsi dire, sur un droit qui ne s’adresse pas aux individus dont elle se compose.

67. Une fois mis au clair que les règles constitutionnelles et les règles internationales se distinguent par leurs domaines et leurs milieux, il devient plus aisé d’expliquer ce qui se passe, du point de vue de la validité ou invalidité du traité, dans l’hypothèse que les règles constitutionnelles ne soient pas respectées. Cette explication reste conforme, pour nous, aux résultats d’études antérieures.

Le droit des gens ne procède pas, dans cette matière, comme le droit national à l’égard des “volitions” de la personne morale. Le droit des gens non seulement ne règle pas lui-même la légitimation ou la compétence des agents étatiques en matière de treaty-making. Il n’incorpore pas non plus les règles du droit constitutionnel, auxquelles — même dans l’hypothèse de convention que l’on vient de mentionner — il ne prête son bras d’aucune manière directe (en pénétrant, pour ainsi dire, la structure de la personne pour s’adresser aux individus qui la composent). Le droit des gens s’en tient, comme pour tout autre aspect subjectif de ses règles et pour tout acte juridique d’une de ses personnes — ses vraies et seules personnes — à la situation factuelle existant au moment donné chez chaque entité, même lorsque cette situation n’est pas conforme aux règles constitutionnelles. Les données essentielles dans la matière sont bien connues[240]. On reste donc en pleine “factualité”, purement et simplement.

Bien entendu, la situation structurelle de chaque personne est conditionnée, inter alia — mais dans des mesures variables, dans l’espace et dans le temps, entre un maximum de légalité parfaite et un zéro d’illégalité absolue — par le facteur normatif-constitutionnel. La situation structurelle est conditionnée, en d’autres mots, par le degré du respect, de la part de tous les agents concernés, des normes constitutionnelles régissant la légitimation et la compétence à négocier et à conclure: respect qui est normativement exigé par les règles en question. Du point de vue du droit des gens, cependant, ces règles ont de la valeur uniquement dans la portée factuelle — dans l’impact — qu’elles révèlent effectivement dans chaque cas d’espèce. Et l’impact se manifeste séparément, bien entendu, dans les différents milieux “constitutionnels” qui entrent en ligne de compte factuel.

Voilà pourquoi, si les règles constitutionnelles sont violées la question de savoir s’il y a eu, ou non, consentement valide de l'”Etat” dépend de l’attitude tenue, à l’égard de l’acte, par l’ensemble de la personne internationale en question. Si cette attitude d’ensemble est affirmative, soit dans le sens qu’il se détermine un changement des règles constitutionnelles générales elles-mêmes soit qu’il se produise une forme plus modeste de validation (interne) de l’acte non régulier pour le seul cas d’espèce, l’acte est et reste un acte valide pour le droit des gens. Si l’attitude d’ensemble est négative — bien entendu, d’une manière concluante — l’acte n’aura pas été accompli.

Il est donc évident qu’il ne s’agit pas de l’application proprement dite des règles constitutionnelles, par le juge international et dans les relations régies par le droit des gens. Dans la mesure indiquée, les règles constitutionnelles en tant que telles ont une valeur purement indicative (à part leur impact effectif sur les agents) de la situation structurelle — c’est-à-dire factuelle — existant chez chaque personne internationale. Bien que, évidemment, il s’agisse d’une indication qui dans la plupart des cas est suffisante et factuellement décisive, il ne s’agit pas de l’insertion de règles internes dans le corps du droit international.

Le Professeur Verdross a recours, à cet égard, à la belle image de la constitution efficace ou, pour ainsi dire, “vivante” comme fondement de la validité des traités. L’image nous paraît acceptable pourvu qu’il soit clair que l’on entend par cela la considération, de la part de l’interprète, de la structure organique effective, c’est-à-dire de l’organisation factuelle de la personne, telle qu’elle se présente dans la réalité historique interindividuelle. Constitution “vivante” signifie dans ce contexte non pas la constitution en sens formel ou materiel considérée dans son rôle normatif relationnel interindividuel, mais plutôt la situation sociologique et historique d’ensemble qui au moment donné détermine l’existence et le contenu des normes constitutionnelles et qui à son tour est déterminée par ces normes[241]. Il s’agit de considérer, à la limite, même l’attitude de l’electorat ou de l’opinion publique en général.

68. L’opinion d’après laquelle l’appartenance de l’acte à la personne internationale constitue une simple donnée factuelle pour le droit des gens s’oppose aux doctrines dominantes dans la mesure où ces doctrines envisagent un élément juridique (international) plus ou moins pénétrant comme indispensable, d’une manière ou de l’autre, pour que l’on puisse constater qu’un “Etat” a agi ou voulu sur le plan du droit international. Tel est le cas, il nous semble, des doctrines non identiques mais assez proches professées par Perassi, Morelli et Ago au sujet de l’imputation juridique des actes aux personnes internationales personnes considérées par eux comme des entités morales.

Morelli, par exemple, prend comme point de départ la proposition d’après laquelle une personne collective (personne morale ou personne internationale) n’est pas en mesure de vouloir ou agir sauf par l’entremise d’individus dont la volonté ou l’activité lui est juridiquement imputée par l’ordre juridique. Cette imputation, conçue par Morelli et les auteurs mentionnés comme une opération juridique, dépendrait, d’après Morelli, de ces règles juridiques que l’on dénomme “norme di organizzazione”, et qui détermineraient justement les conditions de l’imputation, c’est-à-dire la qualité d’organe de la part de l’individu et sa compétence. Le droit international, d’après Morelli, procéderait à la détermination de ces conditions soit directement, comme dans l’hypothèse des agents diplomatiques — organes institutés, d’après Morelli, par le droit des gens — soit d’une manière indirecte, en se référant à l’organisation factuelle de chaque Etat.

La réalité internationale indique qu’il n’y a vraiment pas, en droit des gens, de ces règles d’organisation des sujets: Il n’y a précisément ni règles concernant les conditions de l’imputation de l’acte ou de la volonté: ni règles (ou éléments de règles) qui procèdent à une telle imputation.

A l’égard de ce que Morelli appelle les conditions de l’imputation de l’acte, nous estimons que les données dont découle la nature factuelle de la formation des Etats et de la formation-mutation des Gouvernements — les mêmes données, en d’autres mots, qui démontrent que les personnes internationales ne sont pas organisées par le droit des gens en vue de l’accomplissement d’activités que l’on pourrait appeler “internes” — prouvent, d’après nous, que le droit international n’organise vraiment pas non plus les activités que l’on pourrait appeler “externes”. Des deux points de vue — points de vue dont la distinction est du reste, comme tout le monde sait, fort douteuse — l’organisation de la personne, qui coïncide presque totalement avec la personne elle-même, consiste seulement de situations factuelles; plus précisément, il n’y a que des situations interindividuelles, factuelles du point de vue du droit des gens. Cela est confirmé par la circonstance, admise par Morelli, que dans la plupart des cas le droit des gens détermine les deux conditions par voie de référence à l’organisation effective de l’Etat[242]. Or, une règle qui se réfère à une situation effective est une règle qui se réfère à une situation factuelle ou à un fait, purement et simplement. Il s’agit d’une règle tautologique semblable à la “règle” internationale de légitimation des Etats et de leurs ordres juridiques selon le principe de l’effectivité[243].

Les données qui précèdent confirment, à notre avis, que l’activité et la volonté des personnes internationales est, du point de vue du droit des gens, un phénomène factuel. Le rôle normatif-relationnel du droit des gens commence seulement à partir du moment où il s’agit de qualifier l’acte matériellement accompli par la personne (internationale), c’est-à-dire d’en faire découler les conséquences juridiques, soit à la charge ou à l’avantage de la personne à laquelle l’acte appartient, soit, dans l’hypothèse que cette personne représente une autre personne internationale (du point de vue du droit des gens lui-même) à la charge ou à l’avantage de cette dernière.

Reste maintenant la question de l’imputation juridique.

69. D’après Morelli, Perassi et Ago — qui se rattachent, sur ce point, de même que d’autres internationalistes à Anzilotti — l’imputation juridique en question devrait être envisagée comme un phénomène distinct soit de l’appartenance factuelle de l’acte à la personne soit de l’imputation à celle-ci des conséquences (juridiques) de l’acte. D’après la version la plus répandue de cette doctrine, un acte (juridique) serait à imputer à une personne non pas sur la simple base que ce fait ait été accompli matériellement par cette personne mais en vue du fait qu’une règle de droit le lui attribue. Cette attribution serait justement l’imputation juridique, œuvre, on dit, du droit lui-même[244].

Selon notre manière de voir, l’idée de cette opération juridique présente — même si on laisse de côté certaines contradictions de ceux qui la professent — une série d’inconvénients d’ordre général et spécifique que l’on ne peut pas négliger. Et pour mettre la chose au clair — en vue aussi des objections soulevées contre nos critiques — il vaut mieux commencer par l’hypothèse la plus simple, qui est celle des actes des personnes physiques en droit national.

La connexion entre acte juridique et son auteur constitue, il nous semble, un aspect de la réalité matérielle qui ne dépend pas plus des règles de droit que n’en dépend, directement, l’accomplissement de l’acte par l’individu ou un fait de nature stricto sensu. Si A fait ou omet de faire quoi que ce soit, il s’agit — sauf erreur judiciaire — d’une action ou omission de A. Autres choses, évidemment, sont la détermination des conséquences juridiques de l’acte (s’il y en a) et la “direction” de ces conséquences sur A ou sur quelqu’un d’autre. Ces phénomènes relèvent du domaine du juridique[245].

L’observation démontre, il nous semble, qu’entre les deux phénomènes il n’y a pas de coïncidente nécessaire. Il y a, tout d’abord, plusieurs hypothèses dans lesquelles une personne souffre ou tire de l’avantage des conséquences juridiques de faits accomplis par d’autres personnes. Deuxièmement, il y a plusieurs hypothèses dans lesquelles une personne souffre ou tire avantage des conséquences juridiques de faits naturels stricto sensu. Ces deux séries d’exceptions démontrent que le rôle du droit consiste essentiellement dans l’attribution — l’imputation, si l’on veut — de conséquences ou situations juridiques — et de consequences et situations juridiques relationnelles[246] — et non pas de faits.

Il suffit de considérer ce qui se passe dans des hypothèses telles que la responsabilité pour fait d'”autrui”, de l’animal ou d’autre “chose”. Si on laisse de côté les fictions, qui constituent au fond de simples “façons de dire”, il n’y a pas besoin que Titius soit considéré comme l’auteur d’un délit d’incendie pour que tombe sur lui la responsabilité de l’incendie causé par son enfant, ni que Titius soit considéré comme l’auteur d’une lésion avant de lui faire payer les dommages causés à Cajus par son chien, par une tuile tombée de son toit ou par les radiations émanant de son navire nucléaire. Bien entendu, il y aura, dans chacune de ces hypothèses, la question de savoir si et dans quelle mesure qualitative-quantitative Titius a “fait” ou omis de “faire”. Il pourra en dépendre plusieurs conséquences. Il n’en est pas moins vrai, il nous semble, que chaque fait ou élément du fait reste ce qu’il a été, notamment fait d’enfant, de chien, de tuile ou de réacteur nucléaire. Il n’y a pas besoin qu’il devienne juridiquement le fait de Titius plus qu’il ne l’est matériellement — ni qu’il devienne de Titius s’il est de quelqu’un d’autre — pour que Titius en porte, aux yeux d’un tribunal, la responsabilité juridique. Après tout, comme on vient de le rappeler, le droit rattache des conséquences non seulement à des actes mais aussi à des faits de nature stricto sensu. S’il était vraiment nécessaire, pour que les conséquences d’un acte tombent sur A, que l’acte soit tout d’abord imputé à A, il devrait en être de même pour les faits de nature. Devraiton donc considérer le fait de l’animal ou de la chose comme fait du propriétaire[247]? …

Tout à fait autre chose qu’une imputation juridique de l’acte, il nous semble, représente en tout cas l’opération logique accomplie par le policier ou le juge pour déterminer, avec le fait, les circonstances et les conséquences — factuelles — du fait et la provenance du fait lui-même. Il s’agit là de déterminations factuelles que l’on ne saurait pas envisager comme des opérations juridiques attribuables à des règles de droit.

Etant donné que les concepts employés par les juristes ne sont que des termes conventionnels, ces précisions seraient tout à fait oiseuses si l’interpolation de la prétendue opération d’imputation juridique n’était pas, à nos yeux, un élément de confusion dans l’analyse de certains phénomènes.

Pour rester encore un instant dans le domaine du droit national, l’interpolation en question détermine tout d’abord une déformation sensible de ce que l’on appelle l'”agir” et le “vouloir” des personnes morales (les vraies). D’une part on reconnaît que ces personnes ne sont pas réellement capables d’actions et de volonté. D’autre part on dit que cette capacité se réalise en droit grâce justement à l’imputation à la personne morale des actes de ses agents, ces actes devenant, une fois imputés, actes de la personne morale. En ce qui nous concerne, nous ne voyons pas la raison de dépersonnaliser ainsi les agents. Il nous semble plus conforme à la réalité juridique et sociologique, notamment à la pénétration des structures de la personne morale par le droit et surtout à la personnalité et à la responsabilité des agents — de parler d’actes des agents eux-mêmes et d’imputation des conséquences à la personne morale.

Les personnes morales sont des mécanismes du commerce juridique interindividuel. Faire de ces personnes des entités anthropomorphes — par une opération juridique dont on ne voit pas d’utilité autre que celle d’une “façon de dire” (à l’égard de laquelle nous n’aurions aucune objection) — ne présente, à nos yeux, aucun avantage. Au contraire, on risque justement d’absorber, en les dissolvant dans une structure collective, des situations juridiques individuelles (responsabilités des agents, limites de leurs compétences, légalité de leurs pouvoirs): situations que du point de vue du droit — celui de la société totale aussi bien que le droit interne de l’association — on aurait au contraire bien raison de mettre en évidence.

70. Inutilement et dangereusement déformante dans le milieu interindividuel des personnes morales, l’interpolation de l’imputation juridique des actes nous semble encore plus déformante dans le milieu non interindividuel des personnes internationales. Si dans les milieux interindividuels nationaux l’idée de faits ou actes appartenant (juridiquement) à des entités autres que les personnes humaines apporte une… consécration juridique à des notions de responsabilité ou volonté collective étrangères à ce domaine, dans le milieu des personnes collectives factuelles de droit des gens, la même idée introduit, à cause de la nature (juridique) de la prétendue imputation de l’acte, un élément juridique qui en est absent. Il se détermine une confusion semblable à celle que l’on dénonçait plus haut à propos de la “factualisations” de l’Etat du droit interne et de ses répercussions (dans le sens inverse) sur la notion de la personne internationale correspondante. Le juridique-interindividuel des personnes morales (les vraies) en résulte “factualisé” tandis que le factuel des personnes internationales en résulte “juridicisée”.

Mais quoi qu’il en soit des personnes morales, et même dans l’hypothèse que pour ces personnes un procédé juridique de reductio ad unum des actions des agents était vraiment indispensable, nous ne voyons ni le fondement ni la raison détire — et nous voyons plutôt les inconvénients — d’une opération… intégrative de la même espèce juridique pour des entités factuelles telles que les personnes internationales.

Etranger au domaine dans lequel agissent les individus dont la personne internationale se compose, étranger à la détermination de leurs titres et compétences, le droit des gens est étranger à la qualification juridique des actes des individus en tant que tels. Les seuls faits subjectifs — les seuls actes dont le droit des gens s’occupa — sont ceux des entités factuelles dont les relations tombent dans son domaine typique. Les deux facteurs de complication par rapport à l’hypothèse des actes des personnes physiques — la complexité ou nature composite de l’acte et les qualifications juridiques internes autonomes éventuelles des éléments de l’acte — expliquent que prima facie l’on cherche un élément liant d’ordre juridique international, et que l’on songe à l’opération en question.

Mais si l’on regarde de plus près la nature factuelle de la personne internationale en tant que puissance, on est obligé de voir également que l’unité de l’acte du point de vue du droit international est aussi factuelle que la personne internationale toute entière. On est obligé de s’apercevoir, par conséquent, que la seule tâche, pour ainsi dire, qui relève de la fonction normative relationnelle du droit des gens consiste en l’évaluation juridique, de son point de vue, du fait total, et, bien entendu, de l’indication des conséquences juridiques qui en découlent pour la personne dont il s’agit — ou éventuellement pour la personne qu’elle représente — par rapport aux autres personnes du droit international.

Bien entendu, ce fait composite (ou acte composite) se trouve expressément ou implicitement décrit dans ce qu’on appelle, si je comprends bien la terminologie de la .doctrine allemande, la juristische Tatbestand, c’est-à-dire dans l’hypothèse à la réalisation de laquelle la règle (internationale) rattache des conséquences juridiques[248]. (Cela vaut également, soit qu’il s’agisse de la conclusion d’un traité soit qu’il s’agisse d’un acte illicite de droit des gens.) Mais cela ne signifie pas, justement, que le droit des gens se manifeste activement et directement — c’est-à-dire à titre normatif — dans l’établissement du lien entre les multiples faits individuels et entre le fait ou l’ensemble de faits individuels d’une part et la personne internationale de l’autre part[249].

L’appartenance du fait total et de chacun de ses éléments à la personne internationale reste une réalité et une donnée factuelle aussi bien que l'”assemblage” des faits constitutifs de l’acte. Et ces deux réalités ou données — simultanées et enchevêtrées — forment l’objet d’une opération également factuelle de l’observateur. Il ne s’agit donc pas d’une opération juridique autre que l’attribution des conséquences (juridiques) à l’acte factuellement réalisé et la destination de ces conséquences à une ou plusieurs personnes.

Il reste encore la question de savoir quelle serait, d’après la conception que Roberto Ago veut maintenir, la provenance des règles en vertu desquelles l’ordre juridique international procèderait à l’imputation des faits ou des actes. Qu’il s’agisse de règles “spontanées” ou contractuelles (et la préférence, pour nous aussi, irait à la coutume), il faudrait que ces règles émanent en quelque sorte du “fait social” comme toutes les autres, c’est-à-dire, en définitive, de faits, comportements, attitudes, opinions des entités participant aux relations internationales. Mais si l’appartenance à ces entités n’est pas concevable, d’après Ago, comme appartenance factuelle (car elle découlerait de l’imputation juridique dans le sens expliqué) le problème s’impose de savoir par les faits de quelle entité ou entités — sinon par les personnes internationales elles-mêmes — auraient été créées les règles en vertu desquelles l’imputation s’effectue. Et à cet égard il n’y a qu’une alternative. Ou bien la création des règles remonterait à la divina provvidenza — et nous reculerions aux conceptions du droit des environs des XVI-XVII siècles — ou bien cette création remonterait à des faits, des actes, des attitudes ou des comportements appartenant matériellement aux entités elles-mêmes telles qu’elles se présentaient à l’époque des débuts des relations internationales et des règles qui les gouvernaient: mais si on pouvait se passer de l’imputation juridique à cette époque, pourquoi l’exiger maintenant avec tant de rigueur? Il en serait du reste de même pour les personnes physiques de droit national. La seule hypothèse dans laquelle cette objection ne serait pas valable, est celle des personnes morales de droit national, dont la base interindividuelle rend tout au moins concevable — sans que par cela soit démontrée l’utilité de l’opération — que les règles effectuant l’imputation des faits aux personnes morales soient créées, justement, au cours de ce commerce juridique entre les membres de la société (personnes physiques) par rapport auquel les personnes morales constituent, selon nous, des phénomènes “secondaires”.

Ces considérations expliquent pourquoi, comme il a été dit plus haut, nous avons l’impression que le distingué Rapporteur de la Commission du droit international ne tire pas toutes les conséquences que d’après nous il faut tirer de l’abandon — pourtant accepté, paraît-il, par Ago dans ses Rapports — de la notion des personnes internationales comme personnes juridiques, ou comme des personnes autrement destinées par le droit des gens lui-même aux regimen de communautés humaines[250].

XI. Acquisition de la Personnalité

et Rôle de la Reconnaissance. La Capacité

71. La nature factuelle de la personne internationale et la reconnaissance. — 72. Rôle de cet acte. — 73. Effets factuels et effets juridiques. — 74. La non reconnaissance. — 75. Qualifications et capacité de la personne.

71. En donnant plus de netteté à la nature factuelle de la personne internationale la notion dont on vient d’indiquer les traits n’est pas sans signification en ce qui concerne le sujet de la Section présente.

Avec la fausse analogie entre personnes du droit des gens et personnes juridiques de droit interne, disparait une des justifications théoriques concevables de la doctrine de la reconnaissance constitutive. Je me réfère à l’idée, sousjacente, peut-être, à cette doctrine, que la prétendue nature intermédiaire des personnes internationales, c’est à dire leur nature d’entités “façonnées” par le droit des gens en vue de la poursuite de buts déterminés — par exemple l’activité gouvernementale — un peu comme le droit interne façonne ses personnes morales en vue de buts juridiquement acceptés ou déterminés par lui, imposerait la nécessité que l’attribution de la personnalité soit subordonnée à (ou accompagnée de) un constat d’existence ou une légitimation. Cette tâche de vérification et en même temps de légitimation de l’existence, de l’organisation, des fins de la personne, serait remplie, justement, par la reconnaissance internationale. Celle-ci ressemblerait, en somme, aux Enabling Acts du Congrès de Etats Unis, aux actes constitutionnels et aux lois constitutives de personnes morales publiques, à la reconnaissance administrative des personnes morales de droit national[251].

La notion plus précise de la personne internationale comme entité factuelle et fonctionnellement non qualifiée, apporte ainsi un argument négatif ultérieur à l’appui des nombreux auteurs qui rejettent l’idée d’une fonction constitutive de la reconnaissance. Les problèmes liés à la naissance d’une personne internationale et à l’acquisition de la personnalité semblent simplifiés, en d’autres mots, par la démonstration qu’il n’y a lieu de songer ni à une fonction approbative-légitimative de la personne, de sa structure ou de ses fonctions gouvernementales ou autres, ni à une fonction attributive de compétences ou pouvoirs.

72. Bien entendu, l’acte international de reconnaissance serait quand même concevable en fonction d’une vérification de l’existence de la formation factuelle en question.

Je me réfère soit à la conception d’après laquelle une telle vérification réprésenterait une condition sine qua non de la personnalité — selon la thèse bien connue de Hans Kelsen[252] — soit à l’idée qu’il s’agisse simplement de lier l’Etat ou les Etats dont la reconnaissance émane, à agréer la nouvelle personne, à entretenir ou établir avec elle des relations ou, plus simplement, à ne pas pouvoir la considérer inexistante[253].

Même dans le cadre de ces conceptions — dont nous partageons la seconde — la notion de la personne internationale en tant qu’entité factuelle élimine toute ombre de doute en ce qui concerne l’objet de la vérification ou ses implications.

Il ne s’agit pas de vérifier ou certifier, ou de s’engager à ne pas contester, la légitimité constitutionnelle et les pouvoirs qui en découlent à l’égard de la communauté étatique contrôlée par la personne internationale et dont celle-ci s’exprime et pour ainsi dire se nourrit. Cette légitimation, qui relève du droit interne de chaque Etat, est étrangère en elle-même au domaine du droit des gens[254]. L’acte de reconnaissance ne saurait donc pas avoir une portée constitutionnelle de cette espèce.

Du point de vue du droit des gens la légitimité constitutionnelle ou l’assentiment des populations constituent autant de facteurs qui concourent, avec la disponibilité de l’élément humain, à déterminer, en sens historique, l’existence, l’organisation, l’indépendance de la puissance en tant qu’aspects d’une même réalité sociologique[255].

En faisant état, éventuellement, de ces éléments — y compris les normes constitutionnelles dans leur impact historique — la vérification en question n’en resterait donc pas moins un acte ayant pour objet le fait de l’existence de la personne, ou, plus exactement, de ce ramassis d’éléments historiques et sociologiques — y compris l’attitude de l’ordre juridique national et tous les facteurs qui à leur tour en déterminent le contenu — dans lequel cette situation consiste[256].

73. Les effets de la reconnaissance d’une personne internationale se classifient ainsi plus nettement. Dans la mesure où ces effets intéressent, directement ou indirectement, les relations internationales[257], il se distinguent en deux catégories: effets factuels d’une part, et juridiques d’autre part.

Les effets purement historiques ou factuels sont ceux qui consistent dans le soutien moral et matériel que la reconnaissance émanant des “pairs” représente pour la nouvelle personne. Il est évident que toute formation indépendante nouvelle — s’agisse-t-il, d’après les distinctions traditionnelles, d’une formation “étatique” ou d’une formation “non étatique” — ne peut ne pas tirer de la reconnaissance un appui qui apparaîtra, et sera, en effet, d’autant plus considérable que la formation vit un moment critique[258].

Voilà pourquoi, par exemple, la reconnaissance présente plus d’importance pour les insurgés ou pour un mouvement de libération nationale ou politique que pour une formation “étatique” stabilisée.

C’est aussi la raison, évidente, de l’origine et du maintien de la règle qui condamne la reconnaissance prématurée. C’est aussi une des raisons — je suppose — à cause desquelles certains auteurs, tout en niant une valeur constitutive de la reconnaissance des “Etats”, attribuent par contre une valeur constitutive ou quasi constitutive à la reconnaissance des insurgés[259]. Il s’agit, évidemment, d’une valeur historiquement, factuellement, constitutive, ou plus constitutive.

Les effets juridiques internationaux proprement dits, par contre, sont les obligations que l’acte de reconnaissance détermine à la charge des personnes internationales dont la reconnaissance émane. D’une part, il pourra y avoir la situation de responsabilité delictuelle découlant, à l’égard d’une ou plusieurs personnes, d’une reconnaissance prématurée. D’autre part, et surtout, il y aura, par exemple, l’obligation de ne pas contester, soit l’existence de la personne ou de sa structure, soit, le cas échéant, les situations territoriales et autres qui sont présupposées par cette existence ou en découlant à leur tour; ou peut-être la préclusion de telles contestations du point de vue du droit des gens.

Il faut noter cependant que, même dans le cadre décidément juridique — et juridique international — de ces effets, il n’y a aucune trace, à bien regarder, de phénomènes juridiques comparables à cette légitimation existentielle, structurelle et fonctionnelle des entités morales ou des communautés partielles non personnifiées: légitimation qui decoule normalement de la reconnaissance des entités de cette espèce en droit national ou dans tout autre système interindividuel, soit que la reconnaissance ait lieu par un acte ad hoc, soit qu’elle descende ope legis de dispositions générales, telles que celles concernant, par exemple, les sociétés commerciales. La reconnaissance de la personne internationale n’implique la légitimation de l’entité ni à l’égard de ses propres ressortissants (bien qu’elle puisse avoir naturellement des répercussions d’ordre politique sur la stabilité interne) ni aux yeux du reste de l’humanité ni à l’égard des personnes internationales elles-mêmes, y compris les personnes dont la reconnaissance émane. Le défaut de reconnaissance, à son tour, n’implique pas la non-légitimité constitutionnelle du point de vue interne ou international.

Les remarques qui précèdent ne sont pas vraiment en contraste avec cette conséquence juridique positive interne de la reconnaissance qui consiste eventuellement dans l’élimination, par la reconnaissance de la nouvelle formation de la part d’une puissance donnée, de l’obstacle (non reconnaissance) qui pourrait autrement empêcher aux tribunaux de cette puissance d’appliquer, d’après les indications des règles internes concernant les conflits de lois, le droit de la nouvelle formation étatique ou gouvernementale[260]. Il s’agit là d’une conséquence évidemment indirecte; et en tout cas d’une répercussion de la reconnaissance non pas dans l’ordre juridique de la formation reconnue, mais dans l’ordre juridique de l'”Etat” dont la reconnaissance émane. Il n’y a donc pas lieu de songer, même à cet égard, à une vraie légitimation de l’ordre juridique de l'”Etat” ou du régime nouveau par le fait d’une autre puissance.

 

74. Il en est de même, mutatis mutandis, en ce qui concerne le déni de reconnaissance.

Aux conséquences factuelles que la non reconnaissance détermine, d’après ce que l’on a déjà noté, en ce qui concerne la stabilisation de la nouvelle formation, s’accompagne eventuellement, toujours dans le domaine du factuel, un dégré moins élevé ou intense de relations juridiques entre cette formation d’une part et les puissances qui refusent la reconnaissance de l’autre part. Ces relations pourront se borner ainsi aux droits et obligations qui découlent directement du droit général (et qui ne présupposent pas, par exemple, la conclusion de traités)[261]. D’autre part le refus de reconnaissance n’entraine pas — en tout cas pas directement — des conséquences négatives en ce qui concerne la légitimation de la nouvelle formation, ni à l’égard de ses ressortissants, ni à l’égard des étrangers, ni à l’égard des “Etats” qui refusent la reconnaissance.

Cette précision n’est pas contredite par les effets politiques éventuels de la non reconnaissance sur l’opinion publique interne de la nouvelle formation. Il s’agit là d’une simple conséquence historique indirecte du fait que la formation nouvelle est dépourvue — ou moins pourvue — de soutiens provenant d’autres puissances.

Il n’y a pas de contradiction non plus dans le fait que la non reconnaissance peut entrainer, et a entrainé à plusieurs occasions — on l’a noté tout a l’heure — des conséquences indirectes dans le droit interne de 1’Etat qui refuse la reconnaissance: par exemple, la non application dans certaines hypothèses, par les tribunaux, ou par d’autres organes, des lois de la formation non reconnue.

 

75. Les considérations qui précèdent s’appliquent également à ces éléments “accidentels” de l’acte de reconnaissance qui se référent, plus ou moins explicitement, à des qualités ou dénominations “caractérisant”, pour ainsi dire, l’entité reconnue. Je me réfère à la qualification d’une entité comme insurgents ou belligerents, ou comme comité, mouvement de libération, gouvernement provisoire, ou Etat.

Dans la mesure où ces qualifications reflètent l’intensité ou la qualité des relations que les “reconnaissants” ont établi ou se proposent d’établir avec l’entité reconnue, elles ne sont pas constitutives — à l’instar des qualifications des personnes morales de droit national — de l’ampleur de la capacité juridique ou d’agir de la personne en question.

Toutes autres considérations possibles mises à part, il n’y a pas lieu d’attribuer à la reconnaissance des effets juridiques positifs ou négatifs de cette espèce. Tout d’abord, les capacités juridiques et d’agir relèvent en tout cas, de manière directe, du droit international général. Deuxièmement, les capacités des personnes internationales ne se posent pas d’après nous dans les termes fonctionnels qui caractérisent, à la différence des capacités des personnes physiques, les capacités des personnes morales de droit interne[262].

Encore une fois, étant donné la nature factuelle des personnes internationales, ces problèmes se posent en termes de capacités matérielles dont le droit international prend acte, et non pas en termes de capacités fonctionnelles on autrement octroyées par le droit des gens[263].

XII. L'”Etat dans le sens du Droit de Gens” et l’Origine et
les Caractères du Droit international

A. Tendances principales de la doctrine

76. L’origine et les caractères du droit des gens selon la conception interindividualiste et la conception interétatique.

76. Liées à la notion du, droit international discutée dans ces pages sont aussi la question des origines et du développement historique du droit des gens et la détermination des caractères du phénomène.

En ce qui concerne ces deux ordres de problèmes (évidemment entrelacés) une définition de la base sociale du droit international est déterminante, soit en ce qui concerne la méthode de la recherche soit en ce qui concerne les solutions de fond. Et ici comme ailleurs on constate dans l’ensemble de la doctrine la présence de deux tendances.

D’une part il y a l’influence prépondérante de la conception interindividualiste et strictement constitutionnelle du droit international comme droit public imparfait du genre humain. De l’autre coté on entrevoit, plus ou moins distante, la notion du droit international comme corps de règles interpuissances. Cependant, cette dernière notion apparait constamment sacrifiée, soit à cause de l’influence prédominante de la conception interindividuelle stricte, soit à cause des obscurités, des imprécisions et des contradictions qui caractérisent les doctrines, tendentiellement plus realistes mais trop souvent ambiguës, qui envisagent le droit international comme droit d’une société de sociétés, d’une société d’Etats ou d’une société de Gouvernements.

B. Le problème historique

77. Les conceptions interindividualiste et interétatique et le problème des origines. — 78. La question de méthode. — 79. La notion des personnes internationales et le problème des débuts du droit des gens. — 80. Coexistence du droit universel et du droit des gens au cours des périodes de gestation et de développement du droit des gens. Séparation des deux phénomènes. — 81. Le problème des “précédents” historiques. Distinction entre précédents et phénomènes normatifs simplement analogues.

77. Les auteurs qui suivent la première tendance cherchent de préférence l’origine d’un droit public universel de l’humanité, qu’ils identifient d’autre part, à travers les siècles, avec les phénomènes juridiques parfois les plus disparates. De l’autre côté on cherche l’origine d’une problématique “société d’Etats”, dans le sens moderne et général du terme “Etat”[264] difficilement acceptable pour certaines époques et en tous cas très différent d’une période à l’autre.

a) De la conception interindividualiste s’inspire — non sans contradictions internes — la théorie des “historical types of international law” qui nous est offerte, par exemple, par Vinogradoff et à laquelle se rattachent, consciemment ou inconsciemment, d’autres constructions plus récentes. Il y a là un exemple extrêmement clair de la recherche d’un droit public universel, combinée avec l’inclusion, dans l’objet de l’étude, de toute formation normative “localisée”, pour ainsi dire, à un certain “niveau” de la société universelle ou de la société régionale considérée. Le droit des gens se manifesterait à l’observateur du présent et du passé, d’après Vinogradoff, sous cinq formes. Ces formes ou types correspondraient, paraît-il, au droit intercitadin hellénique conçu à son tour d’une manière très large[265], au ius gentium de l’époque romaine, au droit de 1’Etat universel de la Respublica Christiana du Moyen Age, aux relations entre formations politiques territoriales des temps modernes, et finalement à ces développements contemporains qui englobent, entre autres, l’organisation internationale. Quelque chose de semblable se trouve chez les auteurs comme Friedman et Schwarzenberger, qui identifient, au sein du droit international contemporain, des cercles ou des secteurs (areas) correspondant au droit international classique, au droit international organisé, au droit supranational[266]-250. Ces distinctions ne sont pas très lointaines, à leur tour, de la distinction entre “systèmes” ou “sous-systèmes” internationaux, présente chez plusieurs auteurs contemporains[267]251.

b) A l’extrême opposé se trouve l’idée qu’il n’y a de précédents du droit international moderne que là où coexistent des Etats comme corporations territoriales souveraines. Dans cette idée se trouve au fond l’origine de l’opinion, largement abandonnée de nos jours, selon laquelle le droit international aurait fait ses débuts à l’époque des traités qui ont mis fin aux guerres de religion en 1648.

De même que les conceptions universalistes du droit international mènent les écrivains de la tendance a) à voir du droit international dans l’échelon suprème de tout système antérieur quelle que soit la nature — étatique, féodale, interindividuelle ou inter-étatique — d’un tel système — on se refuserait ici à voir du droit international là où il n’y a pas d’Etats dans le sens moderne de ce mot.

Il parait évident — si l’on s’en tient aux versions les plus cohérentes des tendances a) et b) — que la première amènerait en principe à voir du droit international partout dans le passé et dans l’avenir, tandis que la deuxième amène à ne voir d’autre droit international que celui qu’on a presque immédiatement sous les yeux.

78. Les erreurs opposées de méthode des deux tendances considérées se manifestent d’une façon très claire si on les examine à la lumière de la notion de la base sociale du droit des gens telle qu’elle se dégage des Sections précédentes.

A. En ce qui concerne la première des deux tendances (dont on vient d’indiquer les traits les plus essentiels), il faut observer que s’il est vrai que chacun des types de phénomènes normatifs choisis par Vinogradoff était le droit “suprême” ou le droit situé à l’échelon “le plus élevé” de la société humaine (ou d’une société humaine) à chacune des époques considérées, il est vrai aussi — et c’est l’essentiel — que certains d’entre eux sont de nature si différente qu’on a du mal à les considérer comme des antécédents authentiques, dans un sens historique défini, des stades successifs et notamment du stade contemporain du droit des gens.

La plupart de ce que Vinogradoff classifie sous le nom de “droit entre cités” de la Grèce pré-macédonienne est comparable sans doute aux types de relations existant entre les souverains de l’époque féodale et des époques moderne et contemporaine. Il y a ici seulement des réserves à faire du point de vue de la continuité historique, discutée ci-dessus au paragraphe 81. Il est cependant évident que ce même droit “intercitadin” hellénique n’a que peu ou rien à voir avec le jus gentium de l’époque romaine ou avec le droit universel de l’Europe médiévale. Le jus gentium nous semble présenté par les romanistes soit comme un droit commun aux individus ressortissant de formations politiques séparées coexistant dans le monde méditerranéen de l’époque romaine, soit comme cette partie du droit romain qui incorporait des règles de ce genre[268]252. Le droit de l’Europe médiévale était le droit féodal, le droit privé-public dans lequel trouvaient leur sanction ces multiples rapports de dépendance qui remontaient par degrés, à travers seigneuries et royaumes, jusqu’à l’Empire et à la Papauté. L’élément hiérarchique et interindividuel caractérisant ce système le rend aussi peu comparable au droit intercitadin hellénique qu’au droit international moderne.

Parmi les cinq “types” choisis par Vinogradoff il y en a donc au moins deux — jus gentium et droit féodal — qui ont bien peu à voir avec le “type” de droit des gens que l’on retrouve aux époques moderne et contemporaine.

Il en est du reste de même à l’intérieur de chaque époque[269]253.

B. Si la conception éclectique et interindividualiste offre une vision beaucoup trop large des “précédents”, la, conception interétatique — tout en étant naturellement plus proche de la réalité — nous en présente par contre, généralement, un dessin trop étroit et, dans notre esprit, ambigu. L’Etat en tant que forme de la société politique n’est vraisemblablement ni condicio sine qua non du développement de règles de conduite entre groupements en général ni condicio sine qua non des débuts du système moderne du droit international.

La focalisation de la recherche concernant ces débuts sur la notion de l’Etat — et de l’Etat moderne spécialement — est, du reste, plus que simplement invraisemblable. Elle est invraisemblable car à l’Etat moderne lui-même il a fallu quelques siècles pour se développer, et pendant ces siècles il y a eu des formes d’organisation politique (factuelle dans le sans indiqué plus haut) dont les relations étaient tout à fait semblables aux relations entre les puissances “étatiques” et “non étatiques” modernes. Je me réfère aux seigneurs et aux rois, c’est-à-dire aux puissances de ces temps-là. Les “Etats” de l’époque étaient, par rapport aux seigneurs ou aux rois respectifs, des objets. Ils étaient des objets dans le même sans que de nos jours les peuples, quoi que en dise, sont des objets par rapport aux relations entre les puissances qui les “contrôlent”. Mais les seigneurs et les rois étaient justement, à leur tour, les sujets de rapports égalitaires comparables aux rapports entre entités collectives factuelles en général et entre puissances en particulier.

La focalisation sur l’Etat est en outre, et surtout, contraire à la donnée essentielle selon laquelle le milieu du droit des gens moderne et contemporain — et le “circle” de ses sujets — ne coïncide pas avec les Etats. La personne du droit des gens moderne et contemporain n’étant ni l’Etat ou le Gouvernement ni la communauté ou la société étatique en tant que telle, le vice de méthode est évident.

On doit noter aussi, dans l’approche des doctrines interétatiques au problème historique, la présence de cette notion fonctionnelle des Etats et des Gouvernements, dont nous avons dénoncé l’ambiguité. Ici come ailleurs on trouve ainsi souvent, chez les représentants de la conception interétatique, des “concessions” évidentes aux théories interindividualistes du droit des gens. L’exemple majeur est l’idée que le droit international moderne constitue une forme décentralisée de la Respublica Christianorum. Explicite chez Balladore Pallieri et Morelli, cette idée est vraisemblablement implicite chez tous les auteurs qui conçoivent le droit international moderne en termes d’ordre juridique décentralisé de la communauté des Etats ou des Gouvernements ou d’une “société de sociétés”[270]254.

Il convient donc de se garder, en ce qui. concerne la méthode, des deux tendances extrêmes: celle des interindividualistes et celle qui se rattache aux conceptions interétatique et intergouvernementale. Il faut se garder aussi des ambiguités notées dans les unes et dans les autres.

Bien qu’il s’agisse d’un problème secondaire, il faut ajouter en passant qu’il y a lieu encore de distinguer — en vue de ce qu’on a observé plus haut au sujet du phénomène général des rapports entre groupements comparés au droit des gens[271]255 — entre (i) la recherche ou l’inventaire d’espèces de règles entre groupements semblables au droit des gens, d’une part; et (ii) la recherche des vrais antécédents du droit des gens moderne et contemporain, d’autre part.

Puisque ce n’est que ce dernier problème qui concerne vraiment les débuts du droit des gens moderne, nous commençons par celui-ci[272]256.

79. Si on part plus exactement de la notion de l'”Etat” du droit des gens (et du droit des gens lui-même) qui nous occupe, on est sans doute mieux en mesure de percevoir que les débuts du droit des gens moderne remontent bien au delà de Westphalie.

On retrouve des éléments du phénomène dans les relations entre groupements politiques ou potentats d’Europe et du Proche Orient, à partir des grandes invasions et de l’essor islamique. Je me réfère, par exemple, aux phénomènes normatifs plus ou moins continus dans l’espace et dans le temps qui se manifestaient à ces époques dans les relations des royaumes barbares entre eux et avec d’autres puissances, dans certaines relations externes de l’Eglise romaine, dans certains aspects des relations de l’Empire avec l’Eglise et avec des puissances périphériques ou externes, dans plusieurs aspects des relations entre seigneurs féodaux; et même, à la limite, dans les relations entre ces derniers potentats d’une part et les rois dont en principe ils relevaient. Il n’y a pas de doute qu’au fur et à mesure qu’elles se présentaient sur la scène de l’histoire toutes les entités en question entamaient des relations égalitaires plus ou moins intenses les unes avec les autres.

L’histoire des siècles qui ont suivi la fin de l’unité pleine et effective du monde romain est riche de manifestations de relations de ce genre; les récits historiques sont aussi riches de références à des règles auxquelles ces relations se conformaient d’une manière plus ou moins stricte.

Il semble donc très vraisemblable que les normes que l’on trouve déjà nettement en vigueur dans les rapports externes des puissances et des potentats Européens au cours des siècles XII et XIII constituent souvent le développement d’usages, principes et règles dont on décèle la présence dans les relations entre puissants au cours des siècles précédents: à partir justement du premier écroulement impérial du cinquième siècle.

C’est depuis lors, en effet, que la partie de la société humaine “universelle” sur laquelle on a coutume de s’arrêter dans ce genre de recherches, a assumé, à travers des vicissitudes géographiquement et temporellement alternes, la forme dans laquelle elle s’est révélée comme étant le milieu du droit des gens. La gestation graduelle et discontinue de plusieurs parmi les normes du droit des gens s’est produite dans l’arc temporel situé entre le début des invasions dans la pars occidentale de l’Empire romain d’une part et la fin des guerres de religion d’autre part.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que l’unité impériale ait disparu à partir du V siècle. Loin de là: bien qu’en crise mortelle, l’ordre romain a maintenu une certaine vigueur — par voie directe ou par “substitution” — longtemps au delà de la solution de continuité représentée par l’interruption dans la suprême charge impériale. Encore en l’an 800 Charlemagne pouvait se rattacher à une unité qui survivait malgré tout. Il en sera de même au début de l’Empire germanique d’Otton I en 962. Même la lutte des investitures, dont le résultat fut d’accélérer la crise des deux potestates suprêmes, constitue une preuve de vitalité résidue du sommet temporel à côté du sommet peut-être plus stable représenté par la Papauté.

Au cours de la longue période en question, la partie principale de cette société “universelle” continuait de constituer malgré tout le “domaine”, pour ainsi dire, de deux autorités suprêmes qui faisaient face à des crises toujours plus fréquentes et profondes de ce qu’on appellerait de nos jours l'”effectivité” du systeme. Ces crises, dues aux causes externes ou internes les plus disparates, mais surtout à la discorde entre Empire et Papauté d’une part et aux tendances centrifuges des nouveaux centres de pouvoir (initialement promus, subis ou tolérés) d’autre part, se traduisaient en autant de “vides” d’effectivité de l’ordre universel représenté par ces autorités suprêmes. Dans ces “vides”, les nouveaux centres de pouvoirs se trouvaient ainsi pratiquement, sinon formellement, soluti en mesure croissante de leur allégeance à l’Empereur ou au Pape[273]257.

C’est ainsi que d’une part persistait l’ordre hiérarchique universel: un ordre, on peut bien le dire, de nature interindividuelle; d’un autre côté se produisaient, d’une manière géographiquement et temporellement discontinue, des situations de siècle en siècle plus favorables à l’établissement de relations politiques et juridiques de nature différente. Je me réfère, notamment, aux relations entre seigneurs, rois ou cités, dans les régions ou dans les périodes marqués par des carences — les “vides” — du pouvoir interindividuel des Empereurs et des Papes.

C’est justement dans ces relations que le droit des gens faisait ses débuts. Aux relations de ces centres de pouvoir entre eux devaient s’ajouter plus tard, soit les rapports des nouveaux centres avec des centres situés à l’extérieur des limites territoriales de l’Empire, soit les rapports entre les deux autorisés suprêmes elles-mêmes, soit finalement les rapports entre chacune de ces autorités et chacun des nouveaux centres dans la mesure où ces derniers arrivaient en fait à s’affranchir des liens de dépendance et à s’imposer ou à se faire accepter comme relativement égaux même à leur égard.

C’est là qu’ont trouvé leur origine les règles concernant les relations diplomatiques, les traités, la guerre privée et publique, les trêves, le territoire et l’arbitrage. L’unité plus ou moins formelle ou effective de la Respublica Christiana n’était pas suffisante, en d’autres mots, pour empêcher l’essort des premières puissances et la formation du droit de leurs relations mutuelles.

80. Il faut ajouter aussi tout de suite, afin d’éviter toute équivoque, que la coexistence, au cours de ce développement, du droit de la cité universelle en involution d’une part et du droit entre puissances relativement égales d’autre part, n’implique pas que l’un ait été l’antécédent ou la matrice de l’autre.

A bien regarder, même les règles internationales des débuts — celles, par exemple, de l’époque des royaumes romain-barbares[274]258 — étaient des règles de conduite entre entités indépendantes s’affermissant en dehors d’un ordre universel et en dépit de cet ordre. En tant que telles, les règles en question ne faisaient pas partie de l’ordre universel coexistant. Si de telles règles pouvaient s’approcher sous certains aspects des normes ou des principes du “système” universel (comme des éléments, pour ainsi dire, de droit public interne ou externe de ce “système”) elles n’étaient pas partie intégrante du “système” lui-même.

Les règles en question, dont le corps ne pouvait même pas se définir comme un ordre, et qui étaient plutôt, à l’origine, une manifestation de désordre, se présentaient comme une formation nouvelle et distincte, détachée du système universel coexistant, même dans les cas où ceux qui les invoquaient pouvaient trouver utile de les présenter comme des parties intégrantes de l’ordre universel.

La coexistence des deux éléments normatifs — l’interindividuel hiérarchisé et l’interpotentat ou interpuissances égalitaire — s’explique parfaitement par la réflexion que s’il est vrai, comme le dit Bloch[275]259, que la féodalité “avait multiplié les rapports de dépendance”, il n’en est pas moins vrai que dans la même société féodale se trouvaient multipliés en même temps les rapports égalitaires.

Il s’agissait, tout d’abord, de coutume, en tant que “fait normatif”[276]260 Le fait normatif se produisait dans les relations de coexistence pacifique ou non pacifique se déroulant à leur tour entre les nouveaux centres de puissance: dans la mesure précisément, et seulement dans la mesure, où ceux-ci réussissaient, par leur force ou grâce à la faiblesse de l’Empire, à se soustraire à l’emprise de ce dernier tout au moins dans leur relations réciproques[277]261. Le même phénomène se produisait du reste dans l’enceinte des grandes monarchies féodales française et anglaise à l’occasion de leurs crises. On n’a qu’à songer aux relations égalitaires que les seigneurs de France grands et moyens entretenaient inter sese malgré leur dépendance commune du royaume: et aux positions d’égalité que les plus “difficiles” d’entre eux prenaient à l’occasion, à l’égard du roi lui-même. Un exemple frappant d’enchevêtrement de relations égalitaires et de dépendance étaient les situations réciproques du roi de France et du roi d’Angleterre en vue du fait que ce dernier était aussi un des seigneurs de France.

Voilà pourquoi il nous semble arbitraire de présenter le droit international de nos jours comme une forme décentralisée du droit universel du Moyen Age. Il s’agissait de deux ordres de phénomènes distincts, même opposés, l’un excluant l’autre par son existence et par son contenu[278]262. Voilà pourquoi, encore, l’on ne saurait pas voir de hiatus temporel entre l’ordre universel de l’Empire d’une part et l’ordre international de l’autre part. Ce dernier était déjà là depuis des siècles lorsque le premier a tiré son dernier soupir[279]263.

Nous ne voyons pas non plus, pour la même raison, dans quel sens on pourrait dire, par exemple, que le règlement des relations des royaumes romain-barbares se plaçait “su basi giuridiche e su regole già stabilite”[280]264. Il ne s’agissait pas en tout cas — il nous semble — des règles du droit universel hiérarchique de l’Empire et de l’Eglise.

81. Quelques remarques doivent suffire au sujet du deuxième des problèmes indiqués à la fin du paragraphe 78.

A la lumière de ce qui précède, il parait tout à fait naturel que le droit international moderne trouve des multiples précédents — comme on à déjà observé plus haut — dans des phénomènes normatifs entre groupements, ou entre organisations, factuels[281]265. Ce phénomène se produit, comme l’on vient de le noter, à toute époque et dans toute portion de la société humaine au sein de laquelle se manifestent des groupements ou des organisations coexistant comme des entités factuelles exemptes de l’emprise d’un ordre interindividuel total.

De ce point de vue il nous semble parfaitement justifié de chercher partout et dans tous les temps. De même que l’on doit chercher dans l’enceinte du royaume de France ou d’Angleterre aussi bien que dans l’enceinte de l’Empire et de la Papauté, on peut bien chercher en Asie comme en Europe et dans l’Antiquité comme au Moyen Age[282]266. On peut reconnaître ainsi des précédents — en sens général — non seulement dans les rapports entre les cités de la Grèce (rapports si évolués qu’ils nous offrent des précédents même dans des domaines ultramodernes tels que l’organisation internationale) mais aussi dans les rapports des cités du Latium romain et préromain[283]267.

On doit noter toutefois, dans le cadre d’une notion plus rigoureuse du droit des gens, que le droit international moderne présente, à cause des facteurs mentionnés plus haut[284]268, des traits trop accentués et stabilisés, par rapport aux phénomènes en question, pour qu’il soit toujours facile de reconnaître dans ces derniers des précédents stricto sensu.

Deuxièmement, et cela est plus important, la manière dont les phénomènes analogues en question se sont manifestés ou se manifestent est telle — sans contredire dans la moindre mesure leur appartenance au même genus des règles de conduite entre groupements factuels — qu’il est encore plus difficile de reconnaître une vraie continuité de développement historique entre les phénomènes eux-mêmes, d’une part, et le droit des gens moderne ou contemporain de l’autre part. La séparation dans le temps et dans l’espace — séparation qui est encore plus profonde dans les cas des phénomènes du même genre qui se sont manifestés, par exemple, dans la Chine féodale ou au Japon — rend bien difficile de décéler des vrais rapports d’antécédence. Il est bien difficile, par exemple, d’établir un rapport de continuité, avec le droit des gens moderne, dans le cas du nomen Latinum ou même dans le cas du droit intercitadin de la Grèce prémacédonienne.

La continuité de développement apparait encore plus problématique si l’on considère (combiné avec les différences de conceptualisation entre penseurs anciens et contemporains) le défaut d'”institutionalisation” des règles internationales et des règles intergroupements en général. La masse des phénomènes normatifs internationaux consiste en des règles purement contractuelles dans le sens le plus strict[285]269. Il s’agit donc de créations essentiellement éphémères de la volonté des entités participant au commerce juridique du milieu dont il s’agit: créations qui se renouvellent, pour ainsi dire, à chaque occasion “negotiale”. Il n’y a pas, en d’autres mots, l’élément de continuité que l’on peut décéler, par contre, dans l’histoire d’institutions d’origine très lointaine comme l’Eglise ou — pour les siècles qu’il a duré — l’Empire; ou encore dans l’histoire d’un Etat de formation lointaine. Il s’agit donc souvent de phénomènes “caducs”.

Au lieu d’une vraie continuité il semble donc raisonnable d’envisager des rapports d’imitation, de “réincarnation” ou de “réconduction” de modèles, types, patterns ou formes plus anciennes. Cette considération se rattache à ce que l’on a dit ailleurs à propos de la caractérisation du droit international conventionnel comme “périphérique”[286]270.

C. Les Caractères du Droit des Gens

82. La nature du droit des gens et ses caractères. — 83. Tendance égalitaire des rapports entre puissances (opposée à la tendance à l’organisation, typique des relations interindividuelles) et la nature du droit international du point de vue de la création, de la détermination et de la réalisation des règles. — 84. Opinions dominantes concernant ces phénomènes. La théorie de la “décentralisation” des “fonctions”. — 85. Critique de ces conceptions, notamment de l’opinion d’après laquelle l’organisation serait condition sine qua non de l’existence de règles juridiques. — 86. Le droit international comme private law writ large. — 87. Nature préceptive des règles du droit international. — 88. La question de la nature juridique du droit international. — 89. Souveraineté (indépendance) et liberté dans la théorie du droit international. —90. La limite (sociologique) verticale et le domaine du droit des gens.

82. La notion de la personne internationale élaborée dans les Sections IV-VIII — notion vraiment dualiste par rapport à la notion de 1’Etat du droit interne — et la détermination plus précise du milieu du droit des gens en tant que milieu sui generis, ouvre le chemin à une perception également plus nette des caractères du phénomène normatif dont on vient de discuter brièvement les origines. De ces caractères, essentiellement reconnus, dans des mesures variables, par les écrivains de tous le temps et de tous les pays, devient notamment plus facile l’explication.

Je me réfère spécialement, mais non seulement, aux “lacunes” structurelles, pour ainsi dire, du droit des gens et à ce défaut général que l’on indique dans l’insuffisance de force contraignante de ses règles; à la determination de l’objet, notamment du domaine relationnel du droit des gens en sens horizontal et vertical; à la question de la nature — impérative ou non impérative, juridique ou autre — du droit international; aux perspectives de développement et d’évolution.

Dans les résultats de l’analyse de ces problèmes la notion du droit des gens indiquée au début de cet exposé trouve une série de validations.

83. Dans toute société d’individus il est naturel de trouver, même dans les phases les moins avancées, une tendance plus ou moins marquée vers l’organisation et la différenciation des “fonctions”. Cela découle du fait que l’émergence des chefs constitue parmi les individus un développement spontané. Les rapports entre groupements, au contraire, présentent la tendance diamétralement opposée[287]271.

Bien entendu, il y a toutes sortes de situations intermédiaires. Du côté des sociétés interindividuelles, on trouve par exemple des cas d’individus coexistant en conditions égalitaires au sein d’une communauté relativement intégrée[288]272. A leur tour, les groupes se trouvent souvent dans des rapports quasi-hiérarchiques. C’est le cas de l’hégémonie272, le cas de l’alliance inégale (foedus iniquum), de la protection et de la vassalité. Ces exceptions apparentes confirment toutefois assez largement la règle que les rapports d’ordre normatif entre individus tendent vers la hiérarchisation tandis que les rapports entre les groupes tendent à l’égalité[289]273.

Si donc il est vrai, comme il parait, que le droit international régit les relations entre des entités dont la coexistence constitue la forme la plus exacerbée et solide de relations entre groupements, il semble parfaitement naturel qu’on y constate la présence massive et pratiquement prépondérante de rapports égalitaires. La consolidation pluriséculaire des formations étatiques nationales accentue au delà de toute mesure, dans les rapports entre puissances, les facteurs qui empêchent l’établissement de relations non égalitaires entre formations collectives factuelles. Il est donc parfaitement compréhensible que tout au moins en droit international général, les règles “secondaires” ou strumentali — les normes concernant la création, l’application et la réalisation des règles[290]274 — n’envisagent pas des procédés institutionnels ou organisés.

Malgré la présence certaine de règles “secondaires”, le droit international général ne contient pas de principes constitutionnels autres que, peut-être, le principe — opposé par rapport à l’organisation — du maintien de rapports égalitaires. Si on laisse de côté des phénomènes tels que l’hégémonie[291]275 et les tentatives d’organisation conventionnelle[292]276, il n’y a donc pas, dans le droit des gens, des règles organisant les “fonctions”, ni, par conséquent, les “fonctions” elles-mêmes dans le sens technique de ce terme, c’est-à-dire dans le sens de fonctions “organisées”[293]277. Il s’agit, carrément, d’un système anarchique.

Dans la création des règles, les normes instrumentales se réduiraient tout au plus à la règle fondamentale consuetudo est servanda[294]278 et naturellement à la règle pacta sunt servanda. Aucune de ces règles n’implique la création ou la légitimation juridique par le droit des gens soit d’un “centre” soit d’organes “periphériques”. Le law-making est dans les mains des puissances, tout simplement, celles-ci créant les règles par le processus de la coutume ou par les pactes.

Le défaut de règles dans le domaine de l’application et de l’exécution est encore plus évident. Il n’y a pas de règles générales de droit des gens qui instituent des law-determining procedures. S’il y a, en droit international général, des règles coutumières dans le domaine correspondant à l’ensemble de règles qu’en droit interne on dénomme droit procédural, ce sont seulement des règles “ancillaires” ou interprétatives par rapport aux engagements strictement contractuels découlant des compromis, des clauses compromissoires et des traités d’arbitrage ou de règlement judiciaire. Des exemples en sont la règle — d’existence non absolument certaine — selon laquelle certains tribunaux internationaux possèdent ce qu’on appelle la “compétence de la compétence”; et quelques principes de procédure stricto sensu. Les règles de ce genre n’impliquent cependant pas l’institutionalisation de la procédure arbitrale ou judiciaire internationale. Elles impliquent seulement que, là où les Etats sont tombés d’accord sur telle procédure, celle-ci devra se dérouler, sauf dérogation par consensus, conformément à certains principes devenus, ou en cours de devenir, coutumiers. La base reste l’accord, c’est-à-dire le procédé commun de position de règles contractuelles entre puissances[295]279. Par conséquent, il n’existe même pas, pour le règlement des différends internationaux, un procédé spécifique, différencié du procédé commun de création des règles[296]280. Il n’y a donc ni la fonction judiciaire ni la règle relative à cette fonction. Pour que les Etats aient recours à l’arbitrage il n’y a pas besoin, en effet, d’une règle générale de droit des gens qui sanctionne cette possibilité. C’est toujours la pacta sunt servanda qui entre en jeu[297]281. Toute autre présentation du phénomène est ambiguë et, d’après nous, scientifiquement incorrecte.

Il en est de même en ce qui concerne la réalisation du droit. Il n’y a aucune raison d’hypothiser l’existence de règles instituant ou légitimant le self-help ou, plus spécifiquement, la guerre, comme moyen de réalisation du droit. A part ce qu’il y a de “tautologique” dans l’idée que le droit international légitime la guerre par une règle positive, le phénomène s’explique beaucoup plus aisément par l’inaptitude du droit international général à éliminer ou contrôler l’emploi de la force — inaptitude révélée par l’absence vraisemblablement persistante d’une règle de droit général — c’est-à-dire plus que simplement contractuel — condamnant cet emploi. Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une institutionalisation de procédés spécifiquement destinés à la réalisation des règles de conduite. Il s’agit de procédés auxquels on recourt en ligne factuelle dans un milieu “inorganique”. Le droit des gens intervient au moment où il s’agit de régler certaines modalités du procédé, telles que la manière de le mettre en œuvre et la manière de le conduire.

Le droit des gens, du reste, ne va pas beaucoup au delà de cette attitude passive en ce qui concerne le phénomène de la sanction. Là aussi, bien que des règles coutumières ou conventionnelles prévoient et disciplinent la réaction aux violations des obligations, on ne se trouve pas en présence d’une vraie institutionalisation[298]282. La réaction reste confiée, en bonne substance, généralement, au libre choix des Etats lésés[299]283.

84. La constatation que le corps des règles du droit international, tout en étant pourvu des règles secondaires (strumentali) strictement indispensables pour son renouvellement et son adaptation, est dépourvu de règles d’organisation, n’est pas conforme aux vues dominantes d’après lesquelles la “société des Etats” ou “communauté internationale” serait, au contraire, organisée, notamment en ce qui concerne les trois “fonctions” essentielles que l’on vient de considérer[300]284. La fonction normative, par exemple, existerait dans le sens qu’il existe des règles sur les sources inspirées du principe de la décentralisation des procédés de création des règles. La production du droit général trouverait ainsi sa “règle d’organisation”, d’après plusieurs auteurs, dans la règle fondamentale elle-même, qui confie la “fonction” correspondante aux “faits normatifs” interétatiques. La production du droit conventionnel trouverait sa “règle d’organisation” dans la pacta sunt servanda, qui confie aux Etats, ou même aux organes indiqués comme compétents par le droit interne de chacun, la fonction de poser des règles de droit par voie d’accord. De là encore l’idée que le traité aurait en même temps, selon la théorie moniste du “dédoublement fonctionnel”, l’effet de lier et les Etats contractants et les individus qui leur sont soumis. Dans le domaine de l’application et de l’exécution du droit, il y aurait la règle selon laquelle cette “fonction” est remise, en principe, aux Etats intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire aux Etats en litige ou, en ce qui concerne l’exécution, à l’Etat intéressé à la réalisation du droit[301]285.

Les lacunes du droit des gens dans les trois domaines résideraient donc non pas dans le défaut de règles d’organisation mais dans le contenu de ces règles, et dans leur “inspiration” du principe de l’égalité[302]286. Dans les ordres étatiques les trois fonctions sont plus ou moins centralisées. Dans le droit des gens elles seraient juridiquement décentralisées. En d’autres mots, des règles d’organisation concernant les trois fonctions seraient quand même présentes, d’après cette doctrine, dans l’ordre international en tant que droit public de la communauté universelle des hommes ou en tant qu’ordre juridique de la “société des Etats”. La “lacune” se réduirait, pour ainsi dire, à une question de choix. Le contenu des règles s’inspirerait actuellement d’un principe de décentralisation ou d’égalité. Mais rien n’exclurait que cette situation se modifie de telle sorte que le droit des gens lui-même se présente plus centralisé ou moins décentralisé. Dans ce sens on devrait interpréter, selon cette conception, le phénomène de l’organisation internationale dans le domaines de la production, de l’application et de l’exécution des règles.

Ces idées trouvent des compléments importants dans deux idées ultérieures.

a) Tout d’abord, il y a la tendance à étendre le concept de décentralisation de telle manière qu’il s’applique expressément ou implicitement, non seulement à la création, application et réalisation des règles du droit international en sens stricte, c’est-à-dire des règles interétatiques pures et simples, mais aussi — ou surtout — à la création, application et réalisation du droit interne de la part des Etats ou des Gouvernements. On a l’air de songer notamment à la décentralisation dans le sens de délégation aux Etats, de la part du droit international, de la fonction de pourvoir, par leur législation, par leur activité judiciaire et par l’activité exécutive, à ces fonctions qui pourraient autrement relever — et relevaient dans le temps — de centres de pouvoir d’autre nature: par exemple de l’Empire ou de la Respublica Christianorum. Cette idée, qui dans la grande majorité des cas est implicite et très vague, devient manifeste et précise soit dans les théories constitutionalistes extrêmes de tendance moniste stricte, telles que celles de Kelsen et Scelle, soit dans les théories constitutionalistes modérées, telles que celles de Verdross et Kunz, soit encore chez les nombreux auteurs qui envisagent les Etats, leurs ordres juridiques ou leurs activités normatives comme compléments — et compléments juridiques, en quelque sorte — d’un droit international incomplet ou imparfait mais projeté, pour ainsi dire, par “constitution” vers la base sociale humaine des Etats eux-mêmes et en définitive vers l’humanité[303]287.

b) A cette “extension”, pour ainsi dire, de la notion de l’organisation décentralisée de la société ou communauté en question s’ajoutent les diverses variantes de l’idée d’après laquelle les Etats seraient organisés par le droit des gens, sinon en ce qui concerne les activités qu’inexactement l’on pourrait dénommer “internes” (par rapport à celles qu’inexactement l’on pourrait dénommer “externes”) tout au moins du point de vue ou pour les fins de ces actions et volitions (actes illicites, conclusion des traités, actes unilatéraux) qui constituent les actes juridiques des Etats du point de vue du droit international. Je me réfère notamment aux idées de ces nombreux auteurs qui, nonobstant la position plus ou moins décidément dualiste qu’ils maintiennent en ce qui concerne le rapport entre droit international et droit national (et en ce qui concerne les compétences “internes” des Etats) envisagent l’activité juridique internationale des Etats comme impliquant nécessairement soit des règles d’organisation des Etats soit une imputation juridique aux Etats d’actions ou volitions d’individus, soit une combination de ces prétendus “phénomènes juridiques” internationaux[304]288-289.

Bien que dans des mesures fort différentes, ces deux tendances — (a) et (b) — concourent justement elles-aussi, avec les théories de la décentralisation des “fonctions” plus strictement “interétatiques”, à accréditer la notion que la société internationale — celle des hommes, des peuples, des sociétés, des Etats ou des Gouvernements — se caractérise comme une communauté humaine douée en quelque sorte d’une organisation, même indépendamment de tout phénomène d'”organisation internationale” conventionnelle[305]290.

De tous les côtés — du côté de monistes comme des dualistes — les “lacunes” du droit des gens dans le domaine de l’organisation des fonctions de création, détermination, et réalisation des règles[306]291 (je me réfère ici au droit général) deviennent ainsi des simples questions de degré, et par conséquent des éléments quantitatifs plutôt que qualitatifs de caractérisation du droit des gens. Dans le passé et encore de nos jours — on a l’air de dire — le droit international confiait ou confie certaines fonctions aux Etats. Dans l’avenir il pourrait très bien réduire “à son gré”, pour ainsi dire, la mesure de sa décentralisation. Sousjacente à cette théorie, chez plusieurs auteurs — notamment chez les monistes — on retrouve l’idée explicite ou implicite que le choix remonterait à une base sociale ultime du droit des gens, identifiée à la société humaine universelle[307]292.

85. Selon notre manière de voir, il n’est pas question de décentralisation, à moins qu’on ne parte de décentralisation dans un sens purement négatif et non comparable au sens qu’on donne à ce terme lorsqu’on l’emploie pour désigner, par exemple, la décentralisation juridique — constitutionnelle ou administrative — au sein de l’Etat fédéral ou unitaire. A part le fait qu’il doit bien y avoir un point au delà duquel le concept d’organisation et de fonction n’a plus de sens — et ce point est bien dépassé, il nous semble, dans le milieu des puissances tel que les “optimistes” eux-mêmes le décrivent — toute décentralisation présuppose l’existence d’un centre actuel ou virtuel, et un choix, dans l’attribution des fonctions, entre des organes centraux et des organes périphériques. Puisque dans le milieu des personnes internationales on ne voit ni “centre” ni “périphérie”[308]293, aucun choix de ce genre n’est concevable. Dans le mesure ou l’idée de décentralisation correspondrait à une règle, il s’agirait donc d’une règle tautologique.

Même l’idée de “coordination” — phénomène qui aurait pris la place, d’après Morelli, de la structure féodale hiérarchique — n’est pas l’idée juste. L’idée de coordination entre Etats en tant qu’institutions juridiques ou provinciae sousentend l’idée constitutionnaliste d’un rôle de délimitation entre systèmes juridiques ou politiques de gouvernement ou entre les membres d’une société: ce qui n’est pas exact d’envisager, pour les raisons indiquées dans les Sections précédentes[309]294, comme étant le rôle du droit international[310]295.

Le concept de décentralisation — et, dans une certaine mesure, celui de. coordination — nous semble donc inapproprié en tant que description de l’état actuel du droit international général. Ce sont des termes aussi trompeurs que l’idée kelsenienne de la légitimation fonctionnelle des Etats et de leurs ordres juridiques et l’idée du dédoublement fonctionnel de Georges Scelle. La différence entre ces théories, au fond, est seulement de degré.

En ce qui concerne, en particulier, cet aspect de la théorie de la décentralisation internationale qui se rattache à un rôle attribué au droit international ayant trait à l’organisation des Etats aux fins, pour ainsi dire, de leur activité juridique internationale, il s’agit d’après nous de l’insertion, dans le corps du droit des gens, d’une série de règles tautologiques qui nous paraissent non seulement non démontrées mais en tout cas superflues[311]296.

En ce qui concerne notamment certaines versions dualistes des théories de la décentralisation des fonctions et des théories concernant l’organisation des Etats à fins “extérieures” et l’imputation, elles constituent peut-être en même temps et des applications atténuées, purement et simplement, des mêmes théorèmes monistes sur lesquels s’appuye la prétendue qualification internationale des fonctions gouvernementales et des applications plus ou moins délibérées de la conception d’après laquelle le droit consisterait non seulement de règles mais également de structure sociale (Romano).

Dans la mesure où il s’agissait d’influences monistes, étant donné que nous avons déjà rejeté le théorie de la prétendue légitimation des Etats, il n’y a rien à ajouter. Il faut seulement signaler l’incompatibilité que ces théories présentent par rapport aux positions dualistes.

En ce qui concerne l’application à la société internationale ou à la coexistence des puissances de la théorie de Romano d’après laquelle droit égal organisation et viceversa, nous avons déjà noté que cette théorie — qui ne s’identifie évidemment pas à la notion, parfaitement correcte, d’après laquelle les règles de droit ne se présentent pas seulement sous la forme de dispositions délibérément posées par des actes d’autorité ou par des conventions mais aussi dans des normes implicites dans la structure — est entâchée d’une confusion dangereuse entre droit et fait. Or, c’est bien à une confusion de cette espèce que l’on aboutit lorsqu’on essaye de présenter en des termes normatifs ou quasi-riformatifs de décentralisation un simple défaut d’organisation du point de vue international. A nôtre opinion il ne s’agit pas d’une structure juridique mais d’une structure tout court.

Du reste, même si l’idée de Romano était exacte, et même si la structure ou l’organisation constituait de par elle-même du droit, beaucoup dépend, lorsqu’on applique cette théorie, du milieu dans lequel on cherche ce droit-structure. En ce qui concerne notamment le droit-structure international, le résultat est radicalement différent selon que l’on en identifie le milieu d’une manière générale et vague à une société de sociétés, ou à une société d’Etats ou de Gouvernements en tant qu’organes d’une communauté universelle des hommes, ou plutôt à un milieu plus particulier et spécifique, tel qu’un milieu de puissances ou tout au moins d’organisations factuelles.

S’il s’agit du milieu des puissances — c’est-à-dire du seul milieu auquel l’on devrait pouvoir songer dans le cadre (dualiste) des doctrines en question (tel que nous l’entendons) — on ne voit pas vraiment où se trouverait ce droit-structure-organisation si problématique si non dans le factuel pur et simple. Si par contre on se référait, comme milieu, à la société humaine universelle, on trouverait un droit-structure. Mais ce serait justement le droit-structure représenté — en laissant ici de côté le phénomène problématique (et pour nous périphérique et précaire) des organisations internationales — par les structures-organisations des Etats ou des Gouvernements.

Mais à ce point là on se trouve, au fond, devant l’alternative de considérer ces structures-organisations comme simplement factuelles ou de les considérer en quelque sorte juridicisées. Dans la première hypothèse il n’y aurait, si on maintient la séparation entre droit international et droit interne, aucune organisation du point de vue international, les seuls phénomènes “institutionnels” se déroulant au niveau national. Dans la deuxième hypothèse (juridicisation des ordres étatiques et internationalisation des structures correspondantes) on ne verrait plus où résiderait la différence par rapport à la conception moniste, d’après laquelle, justement, les ordres étatiques seraient légitimés par la règle tautologique dont on a parlé plus haut[312]297-298.

Dans la mesure où l’on parle d’un milieu de puissances ou d’organisations factuelles, il nous semble, somme toute, qu’il s’agit d’un milieu essentiellement inorganique.

86. Comme nous avons indiqué ailleurs, ces considérations rejoignent l’opinion que le droit international n’est que du private law writ large[313]299.

Ce caractère du droit international ne découle naturellement pas d’une prétendue nature primitive ou incomplète du système. Il découle de la structure de la société universelle au niveau des groupes souverains dans l’existence et dans les relations desquels le droit des gens trouve sa raison d’être. Il s’agit donc d’un caractère permanent et “constitutionnel” du droit international. Il n’est pas exact de l’envisager comme une phase ou une façon d’être temporaire.

Private law writ large signifie qu’il n’y a pas lieu de parler d’un “ordre” juridique international proprement dit[314]300. Il s’agit au fond d’un droit; et d’un droit de qualité particulière, déterminée par le milieu unique au sein duquel il remplit sont rôle normatif-relationnel: milieu réfractaire par sa nature à l’organisation et à toute forme de suprasubordination[315]301. Il semble donc plus approprié de parler de règles de convivenza ou coesistenza — comme en parle, du reste, Perassi — plutôt que d’un ordre ou ordinamento[316]302.

Private law writ large signifie que dans le corps du droit des gens l’on ne sent pas la présence du droit public, ni en tant que droit public des hommes, étant donné que la base sociologique est celle des puissances, ni en tant que droit public des puissances elles-mêmes[317]303.

Private law writ large signifie non seulement que les rapports de droit matériel, c’est-à-dire les droits et les obligations substantiels des personnes internationales, correspondent au schéma des relations de droit-obligation du droit privé mais que ce schéma présente si possible en droit international des traits privatistes encore plus marqués que ceux qui caractérisent les rapports analogues de droit interindividuel. Cela est dû au défaut de ce droit public qui atténue l’égalitarisme des rapports de droit privé interne en y introduisant des éléments de solidarité et même d’autorité et d’organisation moins faciles à discerner dans le milieu interpuissances[318]304.

Cela explique pourquoi les relations internationales de droit-obligation concernant les espaces et les “choses” en général ressemblent au dominium du droit privé romain plutôt qu’à l’imperium[319]305, à la compétence ou à la juridiction. Cela explique aussi la difficulté de concevoir les espaces libres, c’est-à-dire les espaces à l’égard desquels aucune personne internationale ne vante un dominium, en termes de res communis plutôt que simplement nullius.

Private law writ large signifie encore, si l’on sort du cadre du droit substantiel pour passer aux règles secondaires ou instrumentales, que le traité international est et reste, comme nous avons essayé de le démontrer, un procédé purement contractuel comparable — hormis la nature unique des parties — au contrat “atypique” de droit privé en tant que source d’obligations inter partes[320]306. Bien que cette question relève plutôt de la matière des sources[321]307, il y a lieu de souligner ici que cette nature des pactes entre puissances découle du concours de deux caractéristiques également essentielles du droit international.

D’une part il y a l’élément négatif représenté par la nature non interindividuelle du milieu social, ce qui exclut toute analogie avec les contrats collectifs de travail de droit national ou avec toute autre convention interinstitutionnelle: absence, donc, de tout élément de droit public interindividuel. D’autre part, la portée des pactes est limitée par l’élément (positif) représenté par la nature interpuissances du milieu: milieu dans lequel il est très difficile d’envisager, à cause de la tendance égalitaire des relations entre puissances, soit le développement par une source supérieure de cette espèce de règles de droit objectif qui en droit national rattachent des conséquences juridiques erga omnes à plusieurs contrats de droit privé, soit l’inclusion dans les pactes de dispositions qui aillent au délà de la création de ces relations élémentaires de droit-obligation qui caractérisent, justement, le contrat “atypique” de droit privé interne[322]308-309.

De ce caractère vraiment primordial et doublement privé des accords entre “Etats” — caractère qui est transmis, pour ainsi dire, aux accords par la pacta sunt servanda elle-même, et en définitive par le milieu — découlent des conséquences bien nombreuses dont la plus importante est naturellement l’inaptitude des accords à atteindre les individus[323]310.

Conséquence importante ultérieure — liée à la précédente — est une espèce de limite technique, pour ainsi dire, de la porté des pactes, limite qui ne s’identifie tout à fait ni à une limite de contenu ou d’objet ni à une limite (subjective) de destination mais constitue une limite, pour ainsi dire, de qualité. Il y a des “choses”, si on nous passe l’expression, que les pactes entre les puissances ne sauraient en tout cas pas faire, tout au moins directement: et cela indépendamment de limites de matière, pratiquement inexistantes[324]311. C’est le cas, par exemple, des effets erga omnes (notamment des effets interindividuels) des traités concernant les modifications territoriales, des traités concernant l’établissement d’Etats, des traités concernant les organisations internationales, et encore des conventions du travail, des conventions portant droit matériel ou droit international privé uniforme, des traités envisageant les compétences opératives ou supranationales d’organes internationaux[325]312.

87. Private law writ large n’implique pas nécessairement, d’autre part, que les règles internationales ne soient pas pourvues, mutatis mutandis, de ce caractère, pour ainsi dire, fonctionnel des règles de droit que l’on peut indiquer dans l’essence préceptive et relationnelle lato sensu.

Etant donné le défaut d’une organisation, on serait tenté de ne pas reconnaître cette qualité dans les règles du droit des gens. Les auteurs qui professent une conception impérative du droit, notamment cette version de cette conception qui postule l’émanation des règles de la part d’organes supraordonnés, semblent trouver là une raison de plus pour nier toute valeur juridique des règles internationales. D’un autre côté, les auteurs qui implicitement ou explicitement considèrent comme indiscutable ou autrement acquis que les règles internationales possèdent cette qualité juridique, tirent de la susdite absence une raison ultérieure pour rejeter la conception impérative du droit en général. Les mêmes données — c’est-à-dire, et l’absence de procédures organisées de création des règles, et l’idée que la nature juridique ou pleinement juridique des règles internationales soit incontestable — sembleraient constituer un point d’appui ultérieur des conceptions d’après lesquelles le droit en général, notamment le droit international, se compose de jugements ou d’évaluations plutôt que de préceptes[326]313.

Notre opinion est différente pour des raisons qui sont liées d’une part à notre interprétation de la conception préceptive du droit en général; d’autre part, justement, aux caractères du droit international tels qu’ils se dégagent d’une notion plus précise de la base sociale.

En ce qui concerne le droit en général, il nous semble que des deux conceptions du droit que l’on vient de mentionner — la conception préceptive ou impérative et la conception comme jugement ou évaluation — la première est de loin la plus proche, si on l’entend cum grano salis, à l’essence du phénomène. Les règles dont un système juridique se compose présentent une très grande variété: écrites et non écrites, spontanées ou volontaires, complètes et incomplètes, parfaites et imparfaites, préceptives et permissives. Face à une telle variété, il nous semble que l’on ne saisit pas l’essence du droit si l’on ne cherche pas, au delà des différences secondaires et au delà des aspects plus strictement techniques, le contenu et le but essentiel de chaque règle ou ensemble de règles.

Je me réfère, pour ainsi dire, au noyau des règles en question[327]314. Et à ce point de vue nous ne voyons pas en quoi l’ordre juridique puisse consister en dernière analyse si non en préceptes relationnels. D’une part il est indispensable que la règle influente en quelque mesure la conduite des destinataires. D’autre part, il est aussi indispensable que cela se fasse dans un contexte bilatéral ou multilateral ou, comme disent les philosophes, dans un contexte dualiste. Sans un contenu préceptif, il n’y aurait aucun conditionnement de conduites. Sans l’élément relationnel[328]315 il n’y aurait plus de distinction par rapport à la règle morale. La définition adoptée par Morelli, d’après laquelle la règle de droit vise ou exprime la composition d’un conflit d’intérêts entre sujets, implique, il nous semble, ces deux éléments.

Dans la mesure où cette conception est exacte, nous ne voyons pas d’obstacle insurmontable, tout en reconnaissant la gravité des “lacunes” du système du point de vue des sources et des procédés de détermination et de réalisation des règles, à la constatation de la présence, dans les règles internationales, des éléments essentiels minimes de la règle de droit.

Bien entendu, la nature du système est telle qu’il serait vain d’y chercher cette espèce particulière de précepte qui constitue l’impératif, le commandement stricto sensu. Celui-ci impliquerait la présence de ce caractère particulier que l’on trouve dans les règles secondaires lorsqu’elles se qualifient comme règles organisationnelles[329]315a.

C’est bien à cause de cela que nous considérons le droit international comme une espèce unique de phénomène juridique, conditionnée dans ses caractères par la nature unique du milieu. L’on ne voit pas d’autre part dans quel sens — si ce n’est dans le sens qu’il ne s’agit pas du tout de droit — l’on puisse nier la présence, à côté, bien entendu, de l’élément relationnel, d’un élément préceptif. L’absence des extrêmes du précepte autoritaire ne constitue pas, d’après nous, un argument décisif, ni pour le droit interne coutumier ni pour le droit international ou interne d’origine contractuelle[330]316.

La question intéresse ici dans la mesure où l’on pourrait voir, dans la conception en discussion, une manière de réduire, en prenant comme point de départ une notion moins sévère du droit, les conséquences de ces “lacunes” qui constituent des caractères essentiels du droit des gens: caractères qui découlent de la nature du milieu et qui ne nécessitent, d’après nous, d’aucune atténuation. Sur ce point notre position est analogue à celle que nous venons d’indiquer plus haut à propos de la conception d’après laquelle une règle se qualifierait comme juridique par son appartenance à un ordre ou système organisé.

88. Les considérations qui précèdent permettent de considérer avec plus d’équilibre la question toujours présente de cette valeur normative du droit international au sujet de laquelle nous nous refusons d’admettre qu’il y ait un seul juriste qui n’ait jamais entretenu, au cours des ses études, quelques perplexités.

Il nous semble trop facile de se débarasser de ces doutes, soit par la considération que le droit international apparaîtrait moins efficace seulement à cause du fait que les non initiés, dépourvus de connaissances adéquates, s’arrêtent trop facilement devant des crises majeures telles que les guerres au lieu de considérer l’action du droit des gens dans la vie de tous les jours; soit par la considération qu’à côté de ces faiblesses plus retentissantes le droit des gens possède, grâce à la source spontanée ou contractuelle de ses règles, un plus haut degré d'”osservanza spontanea”; soit encore par la considération que le droit des gens est dans un certain sens plus juridique que d’autres systèmes, en vue de la plus grande proximité de ses règles coutumières, non conditionnées par les impositions d’un législateur, aux exigences fondamentales de ses destinataires.

On ne saurait nier ni la partie de vérité que chacune de ces considérations contient ni l’excès d’assurance de ceux qui se débarrassent trop facilement du droit des gens en lui niant toute valeur. On ne peut ne pas constater en même temps l’excès oppose qui consiste à s’appliquer non seulement à contrecarrer les arguments des pessimistes mais aussi à oblitérer ou atténuer de toutes manières les défauts et les “lacunes” du droit des gens. L’idée de la décentralisation en est un exemple. Un autre exemple est l’insertion dans le système de règles tautologiques comme cette règle de l’effectivité bonne à tout faire, et dans laquelle les “constitutionnalistes” prétendent trouver le fondement de la légitimation des Etats par le droit des gens. Un exemple ultérieur est la conception moniste de la souveraineté et la confusion de celle-ci avec la simple liberté des Etats dont on parlera tout à l’heure[331]317.

L’attitude doctrinale au sujet de ces ordres de problèmes est influencée d’une manière evidente soit par l’idée d’un droit public universel décentralisé, soit par la conception, au fond également fausse, d’un droit des gens comme ordre juridique en vigueur parmi les “membres” d’une “société d’Etats” ou “société de sociétés” suffisante à elle-même: un droit comparable, mutatis mutandis, au droit des sociétés étatiques. Les pessimistes sont amenés à conclure que, puisque le droit international ne révèle avec assez d’intensité ni les caractères d’un droit public universel ni ceux d’un ordre juridique complet comparable aux systèmes juridiques interindividuels, il ne constitue pas un phénomène juridique[332]318. Les optimistes, à leur tour, ajoutent aux arguments strictement indispensables pour prouver leur point, des considérations ad abundantiam qui vont souvent tellement au-délà de toute vraisemblance que la démonstration du caractère juridique du droit international en résulte affaiblie.

Si on se rend plus pleinement compte, au contraire, que le droit international est un phénomène normatif particulier, qui trouve son milieu — et un milieu relativement précaire — dans les relations entre les entités souveraines coexistant dans la société universelle mais non conditionnées de l’intérieur par celle-ci, les lacunes du système n’ont besoin ni de l’emphase des pessimistes ni des atténuations des optimistes. Si on se rend compte notamment que le droit des gens et le droit interindividuel coexistent chacun à sa place dans la société universelle, et que le second — organisation internationale à part[333]319 — existe seulement au sein des entités étatiques, les perplexités à l’égard de l’égalité de nature juridique entre les deux ordres de phénomènes deviennent parfaitement raisonnables. Les “lacunes” du droit international comme “social technique” apparaissent comme les conséquences les plus naturelles de l’état actuel — non nécessairement éternel — de désagrégation de la société universelle et de la coexistence des puissances qui en suit, et de la tendance des puissances à maintenir, dans ces relations dans lesquelles le droit des gens trouve sa raison d’être, des conditions d’égalité et une sphère aussi large que possible de liberté.

89. La considération finale du paragraphe précédent nous amène encore une fois à la distinction entre souveraineté et liberté des personnes internationales et au problème du domaine du droit des gens.

Dans la mesure où il est exact que les personnes internationales sont des entités factuelles et que leur factualité s’identifie à l’indépendance[334]320, le seul sens que nous saurions donner à la souveraineté extérieure (external sovereignty) en tant que qualité essentielle de ces personnes, est celui d’un synonyme de l’indépendance discutée plus haut[335]321. Et les deux — souveraineté extérieure ou indépendance — diffèrent de la souveraineté interne. La souveraineté interne indique tout d’abord la suprema potestas en tant que qualité de l’Etat du droit interne ou de cette “portion” de l’Etat qui d’après l’ordre établi détient le pouvoir suprême. Le même terme est employé pour indiquer l’autonomie constitutionnelle des Etats membres, des cantons ou des Länder dans le cadre d’un système fédéral.

En tant que suprema potestas la souveraineté interne relève du normatif dans le cadre de l’ordre juridique donné, de la même façon que l’organisation étatique toute entière en rélève dans le sens mentionné plus haut[336]322.

En tant que qualité de l’Etat fédéré, du canton ou du Land, la souveraineté interne rélève également du droit. Elle constitue une des espèces — l’espèce pour ainsi dire, la plus noble — de cette autonomie dont on a déjà parlé[337]323. Il s’agit dans ce cas de la sphère de compétences octroyée ou autrement légitimée par l’ordre étatique supérieur dans lequel la souveraineté ou l’autonomie de l’entité dépendante và se déployer: ordre supérieur — il faut le noter — qui est aussi interindividuel que l’ordre interne de l’entité dépendante elle-même. La souveraineté limitée de cette entité, c’est à dire son autonomie constitutionnelle, est un des phénomènes juridiques typiques d’une société intégrée dont l’ordre total envisage des subdivisions internes de sa suprema potestas[338]324.

Face à ces notions évidemment juridiques de la souveraineté interne, la souveraineté extérieure se présente, de même que l’indépendance (son synonyme), comme une qualité ou situation factuelle. Elle indique le fait de la non subordination à autrui. Par conséquent, la souveraineté ou l’indépendance d’une personne internationale ne saurait pas dépendre du droit international. Dans la mesure où celui-ci régit les relations d’entités factuelles indépendantes il ne saurait pas leur attribuer cette qualité[339]325. La souveraineté externe serait concevable comme qualité ou situation juridique seulement dans le cadre d’un droit international concevable à son tour comme droit public universel, notamment comme une espèce de droit fédéra1[340]326.

Il s’ensuit que lorsqu’une règle de droit international impose une obligation à un “Etat” elle ne limite pas, de par ce fait, sa souveraineté ou indépendance. Elle limite, per se, seulement la liberté de l'”Etat” (c’est-à-dire de la puissance) en question[341]327. Bien entendu, des obligations internationales peuvent présenter une telle nature ou envergure que leur exécution entraine en fait la subordination de l'”Etat” (fédération, déditio, fusion volontaire). Mais cette subordination — et, le cas échéant, la situation d’autonomie juridique correspondante — ne se manifestera pas, évidentemment, comme phénomène juridique international. L'”Etat” en tant que personne internationale, à ce moment là, sera extinct. Il n’y a plus de puissance[342]328. Il y aura, le cas échéant, seulement un Etat fédéré ou autre subdivision érigée éventuellement en personne morale interne. La situation de dépendance (avec ou sans autonomie et ou personnalité morale) constituera à ce point une situation juridique dans la cadre d’une structure interindividuelle.

On peut bien dire par conséquent, dans le cadre d’une conception des personnes internationales comme entités collectives indépendantes (ou, si on veut, souveraines), que le droit international se caractérise, par rapport à ces entités, par une inaptitude “constitutionnelle” à créer des limites directes de leur souveraineté. De ce point de vue le droit international diffère radicalement, en ce qui concerne son rapport avec ses personnes, des ordres juridiques unitaires ou fédéraux par rapport à leurs subdivisions.

Dans le contexte d’un ordre juridique interindividuel, les procédés de création de règles sont conditionnés par l’ordre total de manière assez pénétrante pour permettre à l’ordre total lui-même de réaliser directement ces fins essentielles, même là où les communautés partielles jouissent d’une sphère d’autonomie constitutionelle très étendue. L’ordre total est toujours en mesure, grâce au fait qu’il peut en tout cas atteindre directement les membres et les agents des communautés partielles, de passer par dessus les têtes des Gouvernements locaux et réaliser ses propres règles partout. Il n’y a pas besoin d’entrer dans le détail des différents moyens législatifs ou constitutionnels par lesquels cette action directe peut se manifester.

Si l’on considère par contre le droit des gens par rapport à ses personnes factuelles — c’est-à-dire par rapport à des entités qui ne sont pas ses subdivisions juridiques — la situation est qualitativement différente. On a déjà vu la différence en ce qui concerne les sujets, les agents, l’ordre juridique, le gouvernement et le territoire de chaque personne internationale.

N’étant pas le droit public universel des hommes, le droit des gens ne conditionne pas directement — c’est-à-dire de l’intérieur — les ordres juridiques des “Etats”. Il ne contrôle pas les procédés internes de création des règles. Il n’est donc pas en mesure de se substituer aux “Etats” ni dans le sens qu’il s’adresse aux individus par dessus leur tête ni dans le sens qu’il dépure directement les ordres juridiques étatiques des règles qui ne lui conviendraient pas. Il lui reste seulement ce moyen plus simple — et si l’on veut rudimentaire — qui consiste à adresser ses règles aux “Etats”, en tant qu’entités factuelles. Mais il est clair alors que ces règles créent des simples obligations, c’est-à-dire de limitations de liberté. La souveraineté n’est en question d’aucune manière plausible. Quels que soient les “contrecoups” que la souveraineté peut subir à la suite de ces limitations de liberté, elle reste — du point de vue du droit des gens — intacte.

90. Oiseuses en elles-mêmes, ces précisions ne sont pas sans valeur en ce qui concerne la vexatissima quaestio du domaine du droit international par rapport au domaine du droit interne[343]329.

D’après les conceptions généralement acceptées, le domaine du droit des gens se distinguerait, par rapport aux autres systèmes ou corps de règles, sur la base des mêmes critères moyennant lesquels un système national est délimité par rapport à un autre ou un système fédéral ou unitaire est délimité par rapport à une de ses subdivisions. C’est dans ce sens que la plupart des auteurs essayent de définir le domaine du droit des gens du point de vue des matières (matières d’intérêt international opposées à des matières internes) du point de vue des personnes (rapports juridiques impliquant des Etats ou des Gouvernements opposés aux rapports juridiques concernant des individus); et ainsi de suite, ratione temporis et ratione loci.

Ces critères et leur combinaisons aboutissent cependant assez tôt à l’impasse. Tout d’abord, on constate qu’il existe un nombre croissant de matières que l’on serait tenté d’envisager comme relevant du domaine du droit national mais qui forment l’objet — au moins dans un certain sens — de règles internationales. Deuxièmement, d’une part il arrive souvent que des intérêts d’Etats tombent sous le coup des règles du droit interne d’un autre Etat (au lieu de relever exclusivement du droit des gens); d’autre part, un nombre toujours croissant d’intérêts et de comportements d’individus font l’objet, en quelque sorte, de dispositions de droit international. Et tout le monde connait les difficultés auxquelles la doctrine fait face lorsqu’elle essaye de définir d’une manière vraisemblable ce que l’on appelle le “domaine réservé” ou la “compétence exclusive” des Etats, des Gouvernements ou des ordres juridiques (nationaux) respectifs par rapport au droit des gens et à l’organisation internationale.

Selon notre manière de voir, la raison de l’impasse réside dans le fait qu’en cette matière comme en d’autres on procède sur la base d’analogies plus ou moins marquées entre le domaine du droit international par rapport au droit national d’une part et le domaine de chaque droit national par rapport aux autres ou par rapport à ces subdivisions d’autre part. Faute d’une notion assez nette de la nature tout à fait unique de la base sociale du droit international, on ne voit pas qu’il s’agit de phénomènes non comparables.

Lorsqu’on considère un ordre juridique fédéral ou unitaire par rapport aux ordres juridiques (ou corps de règles) de ses communautés partielles, on est en présence de règles agissant dans un milieu homogène, voir dans un même milieu interindividuel. Etant donné, d’autre part, que le système se diversifie, malgré son unité fondamentale, en des multiples articulations, il est indispensable que les autonomies constitutionnelles, administratives et sociales dont ces articulations constituent la raison d’être, soient accompagnées d’une distribution de compétences effectuée par l’ordre total. Si le droit fédéral ou unitaire restait en mesure de statuer dans des matières dans lesquelles les ordres partiels peuvent statuer à leur tour, les mêmes relations — les relations interindividuelles constituant le domaine total du système — pourraient se trouver réglées, au sein de l’ordre total, de manières différentes, voir contradictoires ou autrement incompatibles. L’unité juridique et politique du système dans son ensemble, c’est-à-dire, l’unité du milieu social en serait compromise. C’est pour satisfaire à cette exigence qu’au sein d’un ordre dont toutes les articulations et subdivisions sont axées sur la même dimension des relations interindividuelles, l’ordre total délimite un domaine de l’ordre supérieur et une série plus ou moins nombreuse de domaines partiels ratione personarum, materiae, loci et/ou ratione temporis. La question se présente de manière non essentiellement différente en ce qui concerne la délimitation d’un ordre juridique étatique par rapport aux autres. Bien qu’il n’y ait pas, dans cette hypothèse, l’unité du milieu interindividuel, il y a quand même l’homogéneité, les différents ordres en présence étant tous, malgré leur séparation, des systèmes interindividuels. Là aussi s’imposent donc des distinctions ou délimitations de domaines personnels, matériels, spatiaux et/ou temporels entre règles et règles, système et système[344]330. Autrement l’universalité virtuelle de chaque système aurait libre jeu, chaque système couvrant les mêmes relations qui sont couvertes par l’autre[345]331.

Le problème est par contre tout autre lorsqu’il s’agit de la délimitation du droit des gens par rapport à des systèmes étatiques ou infraétatiques ou vice-versa. La différence réside dans le saut de qualité que l’on effectue lorsqu’on passe d’un ordre à l’autre, et en dernière analyse dans la nature unique du milieu duquel le droit des gens émane et dans lequel il joue son rôle normatif relationnel.

Le droit international régit les relations et crée des rapports de droit/obligation entre des entités qui échappent en fait à l’emprise de l’ordre (juridique) interindividuel d’une société humaine. Le droit international ne régit pas les rapports interindividuels qui se déroulent dans le cadre de l’un, de l’autre ou de plusieurs des ordres juridiques étatiques coexistants. Il ne régit même pas les relations interindividuelles se déroulant au dessus des frontières, tels rapports étant attirés, pour leur règlement, dans l’un ou l’autre de ces ordres[346]332. Tous les rapports interindividuels sont étrangers au domaine du droit des gens.

Le droit international est donc délimité verticalement, pour ainsi dire, par le genre de relations qu’il régit en vue du genre de personnes qui composent le milieu dont il émane. La limite verticale découle de cette différence qualitative du droit des gens par rapport au droit national (interindividuel) qui est déterminée à son tour par la nature des personnes en question.

Cette limite verticale du domaine du droit des gens n’a rien en commun avec les limites juridiques qui jouent entre les ordres juridiques interindividuels l’un par rapport à l’autre. Il serait inexact de rapprocher la limite verticale du droit international à cette souveraineté du point de vue interne qu’est la “souveraineté” ou autonomie constitutionnelle des Etats membres d’un Etat fédéral ou l’autonomie d’une subdivision mineure. Ces deux dernières notions — juridiques — pourraient entrer en cause seulement s’il s’agissait de délimiter réciproquement les domaines de systèmes interindividuels ou de systèmes autrement homogènes, ou encore s’il s’agissait de délimiter, par rapport aux droits nationaux, un droit des gens conçu, ainsi que la plupart des dualistes le conçoivent, comme droit de coordination ou de coexistence entre Etats ou organisations gouvernementales, ou comme droit d’une “société de sociétés”, dans le sens critiqué plus haut[347]333.

Si la limite verticale du droit international est conçue dans le sens factuel que l’on vient d’indiquer, on peut dire, il nous semble, qu’il existe un domaine “réservé” de l'”Etat” ou du droit national par rapport au droit des gens. L’indépendance en tant que situation factuelle et la coexistence factuelle des indépendances déterminent cette qualité du droit des gens que l’on exprime en disant qu’il est règle de relations entre puissances, c’est-à-dire, tout à fait autre chose que le droit interindividuel. D’ici la “réservation” au droit national du règlement des relations entre la puissance et ses sujets, des relations de la puissance avec ses organes, des relations des sujets ou des organes inter sese. De la souveraineté découle, en d’autres mots, le règlement exclusif par le droit national de relations qui en fait appartiennent au domaine propre du droit national par rapport au domaine du droit des gens.

On peut dire, plus exactement, que ces relations relèvent essentiellement du droit national. En effet, le droit international ne les règle pas. Ce n’est pas dans sa raison d’être ou dans son essente de les règler. Bien entendu, il s’en occupe très souvent, presque tout le temps. Mais il s’en occupe dans le sens qu’il fait ou peut à tout moment faire de telles matières l’objet de ces rapports juridiques internationaux entre “Etats” qui relèvent de son domaine relationnel. Il ne s’en occupe pas dans le sens (relationnel) d’ établir lui-même, par ses propres règles, les rapports juridiques interindividuels correspondants.

Etant donnée la nature verticale de la limite — et étant donné que la limite existe seulement dans le sens d’empêcher en fait le règlement direct, par le droit des gens, de ces relations interindividuelles qui relèvent justement du domaine essentiel du droit national — la limite en question ne se présente en outre d’aucune manière comme une limite ratione materiae. Du point de vue des matières visées il n’y a aucune limite factuelle, et par conséquent aucune réserve en faveur d’un domaine essentiel du droit national. Le droit international coutumier ou contractuel ne rencontre aucune limite de cette espèce. Il n’y a pas de matières qui par nature ne relèvent pas ou ne puissent pas relever du droit des gens et qui par nature relèvent par contre exclusivement du droit national ou de la compétence étatique (de même qu’il n’y a pas, à proprement parler, des activités internes ou externes des Etats du point de vue du droit international).

Bien entendu, rien n’exclut, puisque l’universalité du droit des gens ratione materiae est une universalité purement factuelle[348]334 qu’il y ait des matières dans lesquelles les personnes internationales ne sont pas astreintes par des obligations. Rien n’empêche non plus de dire que le domaine de cette liberté est trop étendu par rapport à ce qui serait désirable ou indispensable: une assertion qui est du reste très vraisemblable.

Il y a lieu cependant de préciser qu’il n’y a là aucun principe international de “liberté” des Etats[349]335. Bien entendu, il n’y a pas que la constatation historique du défaut de développement quantitatif/qualitatif du droit international. Il y a encore ce fait sociologique évident — constaté plus haut[350]336 et ailleurs[351]337 — qui consiste dans la réticence des Etats à accepter des limitations de leur liberté au-delà de limites assez restreintes (par rapport, par exemple, aux limites qui conditionnent les choix des Etats fédérés ou d’autres subdivisions juridiques de sociétés intégrées). On peut même tirer, de ces constatations historiques et sociologiques, la conclusion que dans le doute il y a lieu de présumer la liberté internationale d’un “Etat” plutôt que son obligation. Même cette présomption — juris tantum — ne postule pas nécessairement l’existence d’un principe de liberté.

Ce dernier point nous semble important dans l’appréciation de la nature exacte de la limite de domaine en question. Si, en effet, le domaine du droit international était délimité ou autrement conditionné dans un sens quelconque par un principe, nous ne serions plus en présence d’une limite factuelle ou essentielle. Nous serions en présence d’une limite juridique de la même espèce des limites internes des ordres interindividuels ou des limites, également juridiques, fixées unilatéralement par chaque ordre national par rapport aux autres. Nous serions en présence, encore une fois, d’un choix analogue au choix qui d’après certaines théories serait ouvert au droit international en ce qui concerne l’organisation ou le degré de centralisation ou décentralisation, et qui d’après nous n’est pas ouvert au droit des gens en ce qui concerne le domaine plus qu’il ne lui est ouvert en matière d’organisation.

Nous avons essayé de démontrer ailleurs que c’est justement à cause de l’idée que la limite en question découle d’un choix du droit des gens comparable aux choix qui sont ouverts dans le sens constaté plus haut aux ordres interindividuels, que la doctrine dualiste italienne nous semble ne pas tirer de ses positions tendentiellement plus réalistes tout l’avantage qu’elle serait en mesure d’en tirer dans la définition du domaine du droit international et du concept du “domaine réservé”[352]338.

XIII. L’Etat dans le sens du Droit des Gens et la théorie des
Sources. (Droit international et Droit national)

91. Ambiguités de la théorie dualiste en ce qui concerne la distinction des sources du droit international et du droit interne. — 92. Ambiguïté de la distinction entre traité et loi. — 93. Ambiguité en ce qui concerne la coutume. — 94. Conséquences de la conception des personnes comme faces externes des Etats ou des Gouvernements en ce qui concerne le rapport entre droit international et droit national. — 95. Conséquences de la distinction de la personne internationale par rapport à l’Etat et au Gouvernement. — 96. La séparation des coutumes. Coutumes interindividuelles (nationales ou internationales) et coutume internationale proprement dite. Interaction entre les faits et les actes dont la coutume découle. — 97. Facteurs de séparation: a) entre coutumes nationales; b) entre coutumes nationales (ou interindividuelles) d’une part, et coutumes internationales d’autre part. — 98. Les sources de droit “volontaire”. Séparation entre traité et loi. — 99. Différences entre droit coutumier et droit “volontaire” du point de vue de la séparation des sources du droit international par rapport aux sources du droit national. Critique de la théorie “moniste” du rapport entre coutume internationale et nationale.

91. En ce qui concerne les sources, une notion plus exacte des personnes internationales offre la possibilité de placer sur une base plus solide la distinction proposée par la doctrine dualiste entre les sources du droit international et les sources du droit nationals[353]339.

Si on y regarde de près, cette distinction est entachée chez les dualistes d’une ambiguité tout-à-fait parallèle à celle qui obscurcit la distinction des sujets et de l’objet des deux corps de règles. Si l’Etat du droit des gens était la même entité que l’Etat ou son Gouvernement — c’est-à-dire une communauté, une institution interindividuelle ou un ordre juridique interindividuel — les deux corps de règles ne se distingueraient pas du point de vue des sources plus qu’ils ne se distingueraient de tout autre point de vue.

La distinction tomberait en ce qui concerne la coutume aussi bien qu’en ce qui concerne le traité.

92. Le traité tout d’abord. La distinction tombe car si la personne internationale est l’Etat, la communauté, une institution ou un ordre juridique interindividuel pour le droit international aussi bien que pour le droit interne, le traité entre les Etats A et B ne peut être obligatoire pour A et B sans “être automatiquement obligatoire pour leurs agents et leurs sujets. La distinction dualiste entre l’obligation de l’Etat ou du Gouvernement comme énonciation de droit interétatique ou intergouvernemental d’une part, et l’obligation des agents ou des sujets de l’Etat comme énonciation de loi interne d’autre part ne tiendrait plus. On devrait se ranger du côté de la doctrine moniste, qui nous dit que toute règle conventionnelle de droit international s’adresse indirectement — mais juridiquement quand même — aux agents et aux membres des sociétés étatiques contractantes moyennant les communautés, les institutions ou les ordres juridiques nationaux auxquels elles s’adresse directement.

Il n’y aurait pas de diaphragme entre droit international et droit national, car il n’y aurait aucune base pour concevoir une volonté de la personne internationale comme phénomène distinct de la volonté des agents juridiquement qualifiés des Etats contractants[354]340. Il n’y aurait même pas de relations internationales au sens strict du terme. Il n’y aurait que des relations interindividuelles, à l’intérieur comme vers l’extérieur de l’Etat, le seule différence étant de degré et de hiérarchie d’ordres juridiques concentriques, exactement comme pour les monistes.

Dans ces conditions, il n’y aurait aucune différence qualitative, du point de vue de leur destination ultime (et origine première) entre les règles créées par le traité international et les règles créées par les accords entre Etats fédérés ou par les contrats collectifs de travail prévus par certaines législations: deux espèces d’actes normatifs qui lient juridiquement, en coordination avec les ordres internes des entités contractantes, les agents et les membres de celles-ci. Le traité international se trouverait, à l’égard de A et de B, dans une situation différente, peut-être, par rapport aux accords entre fédérés et aux contrats collectifs, du point de vue des moyens de réalisation et de sanction des règles qu’il énonce: mais il s’agirait d’une situation qualitativement analogue. Et de même que personne évidemment ne dirait que les accords interétatiques ou intercantonaux dans le cadre de l’ordre juridique d’un Etat fédéral posent des règles dépourvues de continuité par rapport aux règles posées à. l’intérieur de chaque Etat membre ou canton par le pouvoir legislatif, il serait absurde de nier la continuité normative entre les règles créées par des traités internationaux et les règles législatives nationales[355]341.

93. Il n’en serait pas autrement en ce qui concerne le droit coutumier.

En matière de droit coutumier la question est de déterminer la provenance des faits ou des actes dont les règles internes ou internationales jaillissent. La seule caractérisation décisive de ces faits et actes est représentée par l’identification des entités auxquelles les faits et les actes remontent. En ce qui concerne le droit interne, il n’y a pas de doute que les entités dont il s’agit sont les êtres humains en tant que membres de communautés étatiques ou autres. Il reste donc à savoir où se trouve la différence, s’il y en a une, en ce qui concerne le droit international. Mais si on nous dit que les personnes internationales sont les faces extérieures des Etats ou des Gouvernements du droit interne — c’est-à-dire des sociétés, des institutions interindividuelles, des ordres juridiques interindividuels ou des agents juridiquement qualifiés — où serait la différence? La coutume interétatique se présenterait comme un “produit” tout à fait semblable à la coutume agissant à l’intérieur d’une société nationale. Les attitudes, les comportements, les usages, les intérêts sur lesquels se construirait la coutume internationale seraient en effet des attitudes, comportements, usages et intérêts des agents ou des membres d’ordres juridiques interindividuels ou d’institutions ou communautés interindividuelles, et en définitive d’individus en communauté juridique[356]342.

On ne voit pas en quel sens, sauf du point de vue du degré de “perfection”, d’efficacité, ou de centralisation du système, le droit coutumier interétatique-international diffèrerait du droit coutumier interétatique fédéral. Il n’y aurait aucune base raisonnable pour nier que les règles coutumières ayant leurs racines dans le milieu social interindividuel universel (ou régional) prévalent sur les règles coutumières éventuellement différentes qui trouvent leur origine dans un de ces milieux interindividuels plus restreints qui correspondent aux communautés, aux institutions ou aux ordres nationaux[357]343.

94. Il parait évident que si les procédés de formation des règles — coutumières ou volontaires, nationales ou internationales — trouvent leur base dans les réalités sociales, le problème du rapport entre les sources de droit international et les sources du droit interne se réduit à une alternative assez simple. Ou bien les deux séries de sources sont homogènes ou bien elles ne le sont pas: et l’homogénéité ou la diversité dépend — coeteris paribus — du milieu dans lequel chaque procédé, pour ainsi dire, “fonctionne”. Si les sources des règles internationales “fonctionnent” dans un humus social fondamentalement interindividuel — même si les individus y participent de manière indirecte — la différence des sources (et des règles) reste une simple question de degré. Si, au contraire, les procédés de création des règles internationales trouvent leurs racines dans un humus différent, on est en présence d’une différence qualitative. Dans la première hypothèse on n’aurait qu’à se ranger à côté des monistes. Dans la deuxième hypothèse il est bien difficile d’expliquer l’affaire en termes de doubles faces des Etats. Est-il possible que les mêmes “entités réelles”[358]344 diffèrent si radicalement, selon que l’on les considère de l’intérieur ou de l’extérieur, que d’un côté elles se conduisent (bien ou mal) en institutions humaines, et de l’autre côté (bien ou mal toujours) en puissances[359]344a?

Il faudrait surtout expliquer les causes de la différence entre les deux faces. Il est possible qu’on nous réponde que la différence vienne justement des différentes espèces de droit dont les deux faces seraient respectivement conditionnées. Mais si telle était la réponse, il faudrait demander en quoi consisterait alors l’origine “sociale” des règles de droit. Dire que la face interne de l’Etat est façonnée par le droit national serait tout à fait acceptable, naturellement. Selon notre manière de le voir, l’Etat est justement le produit majeur du droit de la communauté humaine. Mais une telle explication ne servirait pas à grande chose pour la face externe. Si la face externe était le “produit” du droit des gens, d’où viendrait-il, le droit des gens? (Il n’a pas l’air, certainement, de venir du ciel.) Si donc on s’en tient à l’idée d’un droit des gens de provenance factuelle, c’est-à-dire d’un droit des gens provenant d’un milieu, il faut admettre — si la séparation existe — que ce milieu doit en quelque sorte le précéder… sans se confondre en même temps, tout au moins de façon décisive, avec ces autres milieux qui conditionnent la face intérieure…

Les positions dualistes apparaissent particulièrement faibles à cet égard si l’on considère la façon dont leurs principaux représentants contemporains “construisent”, pour ainsi dire, la volonté-activité des “Etats” du point de vue du droit des gens. Comme nous avons constaté plus haut[360]345, les monistes font jouer à cet égard le droit interne légitimé dans son ensemble par le droit des gens moyennant la règle de la “effective rule”. Il font jouer, en d’autre mots, le même droit (interindividuel) qui joue du côté intérieur. Les dualistes, par contre — notamment Perassi, Morelli et Ago —, font jouer le droit des gens: car c’est du droit des gens que dépendraient les “données” juridiques sur la base desquelles les Etats veulent ou agissent d’après ces auteurs. Mais de quel droit des gens s’agirait-il sinon d’un droit des gens tout à fait pareil à celui des monistes? Ou s’agirait-il d’un droit qui “construit”, pour ainsi dire, son propre milieu[361]346?

Il semble vraiment que dans la mesure où un milieu “propre” du droit international existe qui ne se confond pas avec le milieu interindividuel, il ne peut être qu’un milieu d’entités factuelles. Essayer de faire cadrer une conception “séparatiste” du droit international avec la conception des personnes internationales comme faces externes des sociétés étatiques, des Etats ou des Gouvernements, équivaut à cacher le monisme derrière le petit doigt.

95. La situation respective des sources du droit international et du droit interne se présente en effet en des termes bien autrement clairs si l’on se débarasse de l’identification a priori des personnes du droit des gens aux sociétés ou communautés nationales, aux Etats, aux Gouvernements ou aux systèmes juridiques respectifs — ou encore aux faces extérieures de ces entités. Une fois débarassés de cette notion constitutionnelle préconçue, on est en mesure de se rendre compte, en effet, que l’autonomie du droit international en ce qui concerne les personnes est bien plus que la simple question de distinction entre les qualités de personne (dans le sens de destinaires de règles ou d’obligations) discutée dans le paragraphe 53. Bien entendu, cette distinction existe: elle est fondamentale. Mais une distinction antérieure et encore plus fondamentale, s’impose, comme on l’a montré dans le paragraphe cité, entre les entités auxquelles reviennent les deux personnalités Je me réfère — on ne peut pas se passer d’y insister — à la distinction développée dans les Sections précédentes — notamment dans la Section VIII — entre l’Etat ou le Gouvernement, d’une part, et la puissance grosso modo (mais pas toujours et pas tout à fait) correspondante, d’autre part. C’est la distinction que d’une façon moins exacte — et ambiguë — nous exprimions plus haut dans les termes: “Etat du droit interne” (ou Eglise, parti insurrectionnel, mouvement de libération), d’une part, et “Staat im Sinne des Völkerrechts”, d’autre part. Cette distinction, sans laquelle la distinction de deux qualités de personne se réduirait à une dichotomie purement formelle et serait même impossible[362]347, est vraiment primordiale. C’est sur cette distinction que se base, en analyse ultime, la distinction toute entière, et pour nous la séparation[363]348, entre le droit international et le droit national du point de vue de la raison d’être, des destinataires, du domaine, de la nature, des caractères.

Différents quant à leurs raisons d’être, différents quant à leurs destinataires, différents quant à leur domaine et leur nature, le droit international et le droit national sont différents aussi et tout d’abord, justement, quant à leurs sources.

Il est question, essentiellement, d’une distinction par rapport au droit interindividuel, soit qu’il se manifeste dans les sociétés nationales sous la forme des ordres juridiques des différentes formations étatiques, quasi étatiques (partis insurrectionnels) ou non étatiques (Eglise catholique), soit qu’il se manifeste dans des règles interindividuelles universelles ou régionales de droit, prive commun[364]349, soit qu’il se manifeste enfin dans le cadre des organisations internationales[365]350. Dans toutes ses manifestations le droit interindividuel émane directement de sociétés humaines: de sociétés circonscrites ou de la société universelle, de sociétés circonscrites permanentes ou de sociétés circonscrites occasionnelles. Le droit interindividuel, en un mot, émane de milieux — ou d’un milieu — interindividuel: et il est en tant que tel échangeable, dans une mesure, entre un milieu interindividuel et un autre. D’ici le phénomène du droit international privé. Le droit international, par contre, émane du milieu de ces entités collectives factuelles que l’on dénomme “puissances” en tant qu’unités élémentaires[366]351 de ces relations que l’on dénomme “internationales”.

Pour en revenir aux sources du droit international et du droit national en particulier, il s’agit de sources différentes, voir séparées, car il s’agit de procédés de création de règles se déroulant dans des milieux non homogènes, l’un par rapport à l’autre, c’est-à-dire dans des milieux composés d’entités élémentaires différentes. La clef de la solution du problème réside en d’autres mots, pour les procédés plus au moins “spontanés” comme pour les procédés “volontaires” respectifs des systèmes en présence, dans la définition des gentes du droit international par rapport aux individus du droit national. Etant donné que les gentes du droit des gens sont les puissances — c’est-à-dire des entités collectives factuelles — la séparation des sources vient toute seule, pour les règles coutumières aussi bien que pour les règles “volontaires”.

Dans le cadre de notre conception des personnes internationales, se dégagent de manière assez nette, il nous semble, et la séparation, et la différence qualitative entre les sources.

De la différence qualitative découlant de la séparation nous nous sommes occupés déjà ailleurs en ce qui concerne soit la coutume soit les procédes “volontaires” ; et nous nous en sommes occupés plus haut en ce qui concerne la source contractuelle internationale[367]352, pour montrer sa nature non autoritaire. Dans les paragraphes qui suivent nous nous occupons de la séparation.

96. En ce qui concerne les règles coutumières, il n’y a pas lieu de douter tout d’abord que les faits qui déterminent l’existence des règles coutumières internationales se vérifient au sein de cet immense chaudron de faits sociaux qu’est la société humaine totale. Personne du reste ne saurait mettre en doute une vérité comme celle-ci.

A notre point de vue cette vérité se précise dans la notion que non seulement chaque personne internationale se compose d’individus mais tous les humains sont virtuellement en mesure de contribuer, par actions, omissions, attitudes, non seulement aux déterminations volontaires ou non volontaires qui constituent les actions, omissions et attitudes des puissances dont il relèvent[368]353, mais aussi, dans une certaine mesure, aux déterminations constituant des actions, omissions et attitudes d’autres puissances[369]353a.

Les faits qui déterminent d’une façon ou de l’autre la formation des règles de droit international et des règles de droit interindividuel se trouvent entrelacés, combinés et confondus de mille manières. De mille manières on peut décéler, entre les faits volontaires ou non volontaires dont découle la coutume interne et les faits dont découle à son tour la coutume internationale, des relations de causalité ou de concausalité plus ou moins étroites[370]354. Aucun fait humain ne se soustrait du reste à cette constatation facile. Etant donné qu’aucune société n’est fermée d’un manière absolue aux influences extérieures, il est naturel que dans la formation de règles “internes” d’une société donnée interviennent, comme facteurs, des comportements, des attitudes, des intérêts d’individus appartenant à d’autres communautés étatiques. Il est aussi normal qu’il existe une interaction entre le milieu interpuissances d’un côté et les milieux interindividuels (étatiques, régionaux ou universels) de l’autre. Tout le monde connaît l’influence que des milieux internationaux d’individus peuvent exercer sur la conduite de la généralité ou d’un groupe plus ou moins large d'”Etats”, et l’influence que les attitudes de la généralité ou de cercles donnés d'”Etats” peuvent exercer sur le milieu interindividuel correspondant ou circonstant. Il en est de même de l’influence que le milieu interindividuel propre à une certaine puissance peut exercer sur la conduite des puissances appartenant à un certain groupe, et vice-versa[371]355.

L’interdépendance réciproque des puissances et de leurs sujets est telle que l’interaction du milieu interpuissances avec le milieu interindividuel interne peut même se manifester d’une façon plus intense que l’interaction entre les milieux interindividuels internes correspondant à des Etats séparés par de grandes distances géographiques, ethniques, culturelles, économiques ou sociales. Il arrivera même facilement, dans les cas de ce genre, que les contacts les plus fréquents et importants entre les milieux interindividuels d’Etats différents, du point de vue de l’interaction réciproque des deux milieux dans la formation des systèmes juridiques interindividuels respectifs, se déroulent précisément par l’intermédiaire des puissances elles-mêmes.

97. Il paraît cependant que ces liens entre milieux n’impliquent pas nécessairement l’unité des coutumes internationales et interindividuelles. Ils n’impliquent pas une telle unité — et par cela une continuité de tissu normatif entre le droit coutumier international et le droit coutumier interne — pour des raisons encore plus solides par rapport aux raisons qui excluent l’unité (horizontale) des règles coutumières émanant de deux communautés (interindividuelles) nationales très proches et même contiguës: telles que, par exemple, la société italienne et la société française.

A. Pour commencer par cette séparation “horizontale“, il semble évident que l’interaction que l’on vient de noter, c’est-à-dire les liens de toutes sortes que le droit d’un pays présente, en ce qui concerne sa formation ou son inspiration, avec les milieux sociaux culturels et juridiques d’autres pays — n’impliquent pas l’unité entre les sources des systèmes entre lesquels l’interaction se produit. Personne n’estime qu’il y a unité entre les sources du droit constitutionnel anglais et celles des autres pays de l’Europe occidentale simplement à cause du fait que l’on trouve en vigueur, dans ces derniers, des règles et des principes de droit constitutionnel et parlementaire inspirées entre autres — ou même principalement — par le modèle britannique. Personne n’en ferait autant entre les sources du droit romain et les sources du droit privé des innombrables pays qui ont reçu dans leurs systèmes des principes provenant, plus ou moins directement, du droit romain.

Ces raisons résident essentiellement dans le fait que la doctrine, la jurisprudence — et tout “interprète du droit” dans la mesure où il maîtrise la technique ou l’art du juriste — se garde bien de prendre pour des sources tous les faits historiques qui peuvent s’insérer d’une manière quelconque, directement ou indirectement, dans le processus de formation des règles de conduite. Au contraire, l’interprète exerce à cet égard, depuis qu’une expérience juridique existe, une discrimination assez précise[372]356. Cette discrimination se résume dans la détermination des faits et des actes qui, selon le cas et selon le système social et juridique donné, apparaissent comme déterminants pour le perfectionnement du procédé de formation des règles. Il s’agit précisément d’identifier, en tenant compte de la nature du milieu social en question, les faits ou les actes en presence desquels on dit qu’il y a une règle et en l’absence desquels on dit qu’une règle n’existe pas. Il s’agit des faits ou des actes dont la vérification ou l’accomplissement marque le passage du fait historique ou social non qualifié ou non différencié à ce fait spécifique qu’est la règle de droit[373]357.

Sur ce point, entouré de tout le mystère derrière lequel inévitablement se cache et restera toujours cachée la naissance du phénomène juridique, il y aurait beaucoup à dire[374]358. C’est le point où les juristes d’école traditionnelle énoncent la distinction entre sources en sens matériel et sources en sens formel, distinction qui a fait l’objet de critiques souvent pertinentes mais parfois excessives dans la doctrine italienne de la première décennie successive à la deuxième guerre mondiale[375]359. Quoi qu’il en soit de cette doctrine, qui d’après nous devrait mieux proportionner son œuvre critique à une œuvre de reconstruction qui nous paraît encore plus nécessaire et dans laquelle l’on devrait mieux tenir compte de la nature de la base sociale du droit international, il n’y a pas de doute que si d’une part il est exact que le phénomène juridique se rattache exclusivement à la réalité sociale, il est vrai également qu’il doit exister une possibilité de distinction du fait social non différencié y compris les faits matériels qui contribuent à la formation des règles d’une part et les faits sociaux qui vraiment déterminent la formation des règles d’autre part. Que l’on exprime cette distinction par le contraste entre le matériel et le formel, ou par le contraste entre l’historique ou le social non différencié d’une part et le juridique ou le social-juridique de l’autre part, on ne saurait pas la nier sans faire sauter tonte différenciation entre fait social et droit, et donc toute differentia specifica du phénomène juridique[376]360. A son tour, cela reviendrait à nier carrément l’existence de tout phénomène juridique. Le juriste serait forcé de se réfugier soit dans un droit naturel dans l’existence duquel il n’y a pas plus de raison de croire qu’à l’existence du droit divin, soit dans le matérialisme le plus désespérant.

C’est en tout cas sur ces bases — et non pas sur la base de la simple assertion que la coutume, en tant que droit spontané n’a pas de “source” ou que la règle coutumière est car elle est — que l’on sera en mesure de dire qu’une règle constitue une règle coutumière dans un certain pays mais ne constitue pas une règle coutumière dans un autre pays. Cette distinction est du reste valable également — aussi bien que la interaction elle-même — entre la coutume interindividuelle nationale et ces règles coutumières interindividuelles internationales (universelles ou régionales) dont on a dit qu’elles sont concevables (bien que problématiques) malgré le défaut d’intégration de la société universelles[377]361.

B. Mais les facteurs de distinction des sources — et de discontinuité des règles — que l’on vient d’indiquer, sont bien minimes par rapport aux facteurs qui distinguent, et séparent, avec leurs sources respectives, les règles plus ou moins spontanées de droit international par rapport aux règles plus ou moins spontanées de droit national — et de droit interindividuel en généra1[378]362. La seule indication approximative que nous sommes en mesure de donner pour le moment en ce qui concerne les dimensions et l’intensité de ce facteur de séparation, pour ainsi dire, verticale est qu’il constitue vraisemblablement un multiple géométrique des facteurs de distinction horizontale. Ce facteur est représenté par la nature qualitativement et quantitativement unique du milieu du droit international par rapport aux milieu de tous les ordres juridiques nationaux et par rapport à tout autre milieu interindividuel.

Dans la recherche des faits et des actes qui déterminent l’existence de règles de droit international l’élément primordial, on l’a dit, est justement la définition de ces gentes parmi lesquelles les règles de conduite en question se développent et agissent comme “technique sociale”. Mais la définition des gentes ne peut pas se baser sur la notion de l’Etat ou du Gouvernement du droit interne et des entités analogues sans tomber dans le cercle vicieux que l’on vient d’indiquer. Dans notre perspective, en tout cas, l’élément primordial en question est la personne internationale telle qu’elle se dégage de l’observation de la structure de la société humaine universelle et du contenu normatif-relationnel du droit international. Je me référe à la personne internationale en tant qu’entité collective factuelle ou puissance, c’est-à-dire en tant qu’unité sociologique non conditionnée dans ses composantes individuelles par l’ordre juridique d’une société plus large de celle qu’elle contrôle.

En ce qui concerne donc la coutume internationale par rapport à la source homologue de droit interne, la différence consiste précisément dans le fait que dans la première les centres moteurs des actes et des faits qui produisent les règles sont les “Etats” en tant que puissances, tandis que les sources de droit interne trouvent leurs centres moteurs chez les membres (et/ou les agents qualifiés) des communautés juridiques interindividuelles correspondantes.

Toute personne de bon sens peut se rendre compte des différences ultérieures qui découlent de cette distinction d’ordre “subjectif” en ce qui concerne la détermination des faits dont découle la formation des règles internationales et internes.

98. En ce qui concerne les deux sources volontaires ou plus strictement volontaires[379]363-364, on n’a qu’à reprendre, en tenant compte de la nature des personnes contractantes, la comparaison que l’on faisait tout à l’heure entre loi et traité. Tenir compte de la nature des entités contractantes signifie remonter aux racines juridiques et historiques des règles posées respectivement par les deux procédés. Il n’y a pas de doute, en effet, que ces racines soient différentes et moins continues les unes par rapport aux autres que ne le sont les racines de procédés normatifs appartenant à un même système juridique.

La loi repose sur les règles constitutionnelles écrites ou non écrites, et en définitive sur les règles non écrites propres à une société donnée érigée en communauté juridique pour son compte. Elle consiste, parallèlement, en un procédé conditionné par le droit coutumier ou volontaire de cette communauté interindividuelle: conditionné par des prescriptions de forme, de titre et de compétence des agents et, encore, dans certaines constitutions, par des prescriptions de contenu provenant de cette même communauté interindividuelle.

Le traité, par contre, repose sur une règle qui existe précisément en raison du fait qu’il n’y a de communauté juridique ni entre les subditi ni entre les agents des deux entités factuelles contractantes, chaque entité faisant face à l’autre, dans la négociation comme dans la conclusion, en sa qualité sociologique de puissance. A son tour, la règle coutumière sur laquelle se fonde la valeur juridique du traité n’est donc interindividuelle ni dans son inspiration ni dans sa source ni, on l’a vu, dans sa raison d’être. Ces éléments sont tous, somme toute, non interindividuels.

La règle de base n’étant pas commune aux peuples des puissances contractantes, les individus ne sont pas liés par le traité ipso facto. Pour que les sujets et les organes des parties contractantes soient liés il faut que l’entité factuelle contractante à laquelle ils doivent respectivement leur allégeance (factuelle pour le droit des gens) leur ordonne de s’y conformer: ce qui signifie qu’ils ne seront pas liés par le traité lui-même en aucun cas.

Le même manque d’unité se retrouve dans l’acte lui-même. L’accomplissement de l’acte international n’est pas confié à des organes déterminés par le droit des gens[380]365. Il ne s’agit donc pas d’organes de la communauté des peuples des Etats contractants, chargés de la fonction de poser des règles pour les deux ou plusieurs communautés contractantes en même temps. Ils ne tirent pas leur pouvoir d’une communauté juridique interindividuelle des peuples des Etats contractants. Chaque agent ou groupe d’agents dépend de son gouvernement et seulement de son gouvernement: gouvernement qui lui non plus ne tire pas son pouvoir — cela est essentiel — d’une communauté interindividuelle totale.

Il est donc tout à fait naturel qu’un tel acte ne soit pas interindividuel même dans son contenu. Lorsque deux communautés partielles (Etats fédérés, cantons, provinces ou syndicats) concluent un accord, l’ordre de la société totale oblige — plus ou moins efficacement, mais quand même oblige — les agents à contracter dans la manière la plus conforme non seulement aux intérêts que respectivement il représentent, mais aussi à l’intérêt de la communauté nationale toute entière. Les agents des puissances contractantes, au contraire, négocient et concluent bien ou mal en fait, naturellement; mais ils ne sont pas tenus juridiquement de bien négocier par un ordre commun à leurs peuples. Ils ne sont tenus de bien négocier et conclure que par les ordres internes par lesquels ils sont respectivement conditionnés, et par les forces et les intérêts qui déterminent les contenus de ces ordres. Ils ne sont donc pas les dépositaires de l’intérêt des ressortissants (ou de l’unique classe dominante) d’une communauté totale, mais seulement les dépositaires factuels éventuels, du point de vue du droit des gens, des intérêts non intégrés de chacune des communautés ou de chacun des gouvernements contractants.

A cette dissociation s’ajoute — et c’est encore plus important — le défaut de conditionnement interne des deux “Etats” contractants par cette coutume dont dépend la valeur obligatoire des traités. Cette “lacune” comporte l’inexistence d’un contrôle normatif de la part d’une communauté totale, même sur la façon dont chaque contractant représente (fidèlement ou non fidèlement) les intérêts de la seule communauté interindividuelle qu’il contrôle ou dont il relève. Le rapport entre gouvernement et peuple étant conditionné exclusivement par l’ordre interne de chaque communauté, même le défaut total des soins les plus élémentaires à l’égard de la population intéressée — de la part de l’une, de l’autre ou de toutes les puissances contractantes — n’entraîne pas la moindre conséquence négative pour la validité du traité en droit international[381]366.

A son tour le contenu des traités — la ratio des règles qu’ils créent —ne peut pas ne pas se ressentir de cette double dissociation[382]367. Il est inévitable que dans ce contenu les valeurs humaines subissent — comme du reste dans les règles coutumières — les déformations (provenant du milieu des puissances) que l’on a constatées ailleurs[383]368.

99. Droit “volontaire” et droit coutumier présentent naturellement des différences qui ne manquent pas d’exercer une influente sur la distinction et la séparation des sources du droit international et du droit interne. Mais il ne faut pas se laisser tromper par les apparences.

Selon une idée à laquelle on a déjà fait allusion, la distinction/séparation entre droit international et interne serait moins aisée dans le domaine du droit coutumier que dans le domaine du droit volontaire. Dans le droit volontaire la distinction serait concevable, ou plus concevable, en vue de la nature plus ponctuelle du procédé, notamment en vue du fait que la loi, source “volontaire” interne, émane de la volonté d’un seul “Etat” et remonte en tout cas aux structures d’une seule entité, tandis que le traité implique le jeu de la volonté de deux ou plusieurs entités.

Il en serait autrement, dit on, en ce qui concerne la coutume, dont les “faits constitutifs” ne se concrétisent pas en un procédé délibéré, relativement formalisé, et impliquant l’action d’organes ad hoc.

A cette différence semblent se rattacher plusieurs auteurs de tendance moniste d’après lesquels la doctrine dualiste, justifiée “peut-être” dans le cadre de la conception “volontairiste” du droit, selon laquelle il n’y aurait de droit autre que celui qui émane de la volonté de l’Etat — théorie très répandue, à l’époque des ouvrages fondamentaux de Triepel et Anzilotti, parmi les juristes de tous les pays — aurait fait son temps à partir du moment où l’on abandonna la conception qui identifiait le droit interne à la loi et le droit international à l’accord. C’est là que Guggenheim et Lauterpacht, par exemple, semblent trouver leur argument principal contre la conception dualiste, soit en matière de sources, soit en matière de personnalité internationale des individus. La débacle de la doctrine dualiste aurait ainsi été marquée par la valorisation du droit coutumier, dans le domaine duquel — comme de tout droit provenant d’une source autre que la volonté — la séparation des sources ne serait pas concevable.

Selon notre manière de voir, cette idée est fausse: et une notion plus précise des bases sociales du droit international la dépouille de tonte sa force de persuasion superficielle. En réalité, la coutume internationale n’est pas moins différente (et séparée) de la coutume interindividuelle de ce que le traité international est différent (et séparé) de la loi et des autres sources internes de droit volontaire. Elle l’est peut-être davantage. Naturellement, pour que l’on puisse comprendre la séparation des coutumes il faut bien savoir distinguer entre les différences substantielles et les différences formelles de la coutume par rapport aux procédés volontaires.

Il est exact à première vue que les procédés volontaires internationaux et internes se laissent distinguer les uns des autres plus aisément que la coutume internationale de la coutume interne, grâce au fait qu’ils sont formellement définis par des règles supérieures préexistantes relativement précises. Qu’il y ait ou non une constitution écrite, l’acte législatif est soumis dans les droit de tous les Etats à un iter déterminé assez rigidement et en détail. De cette discipline découle visiblement que la loi devient telle, au sein d’une communauté, seulement à la condition que, et à partir du moment où, cet iter s’achève.

Il y a lieu d’ailleurs d’ajouter qu’une discipline très formelle et détaillée du processus législatif et des conditions de sa validité n’est pas indispensable pour la détermination des moments et des conditions décisifs. Même dans le cadre d’une discipline moins soignée que celle que plusieurs bonnes raisons ont conseillé d’adopter pour la procédure législative dans la plupart des pays, la détermination des conditions essentielles et du moment décisif d’un acte de volonté autoritaire resterait relativement facile.

Tel est le cas, en effet, de l’autre procédé volontaire qui nous intéresse: le traité, et l’accord en général. Bien que ce procédé soit peu “règlé” par le droit international coutumier, il existe non seulement la pacta sunt servanda mais un nombre de règles interprétatives, d’usages ou de données scientifiques pour que l’on puisse déterminer l’essence de l’accord des volontés et le moment auquel il se perfectionne. En outre, les consentements émanent en fait, normalement, d’organes particulièrement qualifiés et élevés de chacune des entités contractantes.

En ce qui concerne la coutume, par contre, il n’existe pas de prescriptions préexistantes de la même nature. On est donc obligé de remonter chaque fois à l’origine, évidemment factuelle, des règles primaires, règle par règle et même pour chaque élément ou petit bout de règle. Il n’y a surtout — et c’est naturel — aucune règle qui définisse d’une manière générale, et détaillée en même temps, les faits qui produisent les règles. Au fond, chaque règle ayant ces propres faits de “production”, la détermination de l’existence de la règle est en quelque sorte, malgré les réserves formulées plus haut[384]369, toujours un cas d’espèce.

On a constate plus haut qu’il serait cependant inexact de penser que les facteurs des coutumes échappent à toute définition et délimitation juridique. Il s’agit seulement d’une définition-détermination plus particulière et plus difficile: définition-détermination, on l’a noté plus haut, qui est en tout cas moins différente, en droit des gens (par rapport à la définition-détermination du “moment” et des conditions de fonctionnement des sources dites “volontaires”) qu’elle ne l’est en droit interne[385]370. Nous avons noté surtout que parmi les facteurs lato sensu de la coutume il y en a qui revêtent des degrés d’importante très divers. On doit distinguer les faits qui contribuent à la formation des règles coutumières et les faits qui la déterminent. Ces derniers sont caractérisés notamment par des éléments d’ordre subjectif que l’on ne saurait négliger sans contredire la vérité universellement admise d’après laquelle le droit émane d’un milieu social. Et les faits qui déterminent la formation de la coutume internationale sont les faits provenant de cette base sociale sui generis qu’est le milieu des puissances.

Dans ce cadre, la coutume internationale se distingue très bien, il nous semble, de la coutume interindividuelle, pourvu que l’on ne fasse pas trop de confusion entre les personnes internationales d’une part, et les milieux interindividuels, c’est-à-dire les communautés, les Etats, les Gouvernements et les ordres juridiques que ces milieux expriment, d’autre part.

Une fois ce point mis au clair, on doit dire que si une différence existe entre traité et coutume internationale en ce qui concerne la distinction respective par rapport à la loi et à la coutume interne, cette différence est encore plus nette à propos de la coutume qu’à propos des procédés volontaires: et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la coutume est plus directement conditionnée par le milieu social. Plus proche de la composition et de la structure du milieu, le droit coutumier international ressent profondément et de la structure non intégrée de la société humaine universelle, et de la nature de la coexistence des puissances, et de l’immensité de la “distance sociologique”, pour ainsi dire, que sépare le milieu des puissances du milieu interindividuel universel et des différents milieux (interindividuels) nationaux en même temps.

Cette distance est franchie par les individus moins difficilement en ce qui concerne les traités qu’en ce qui concerne la coutume. Les individus arrivent beaucoup plus facilement — dans les limites de leurs milieux — à se faire écouter et à faire peser leurs intérêts et aspirations à l’occasion de la conclusion d’un traité, soumis éventuellement à discussion parlementaire, que là où il s’agit seulement, pour l'”Etat”, de tenir ces attitudes et ces conduites concrètes d’espèce qui concourent à la formation des coutumes. Dans la plupart des cas, le moins que l’on puisse dire est que la coutume se développe “en cachette”, dans des rapports de tous les jours entre les puissances: rapports à l’égard desquels un contrôle du peuple est moins facile si non impossible. Le traité, par contre, implique dans des cas très nombreux une procédure que l’on ne peut hésiter à définir, en comparaison, tout à fait publique.

Dans la mesure où ces considérations sont exactes il n’y a rien dans la nature de la coutume en général, et de la coutume internationale en particulier, qui justifie l’oblitération ou même l’atténuation des conceptions et des intuitions pluralistes fondamentales de Triepel et Anzilotti. Que ces deux maîtres se soient appliqués dans leurs temps, essentiellement, à la distinction des sources internationales et nationales dites volontaires n’est qu’une conséquence évidente du fait que la conception dominante du droit en général et du droit international était fondée sur certaines doctrines[386]371. Mais on leur fait tort lorsqu’on exagère l’importante de cet élément, en prétendant notamment que le déplacement du fondement du droit de l’Etat à la société impose la révision des positions dualistes. Ces positions sont au contraire renforcées si on fait l’effort nécessaire pour les adapter à ce déplacement. Et l’adaptation consiste dans la révision de la théorie de la base sociale du droit international, en ce qui concerne la coutume aussi bien qu’en ce qui concerne le traité.

La vrai faiblesse de la doctrine dualiste dans le domaine des sources comme dans tous les autres se trouve dans la mauvaise détermination des personnes: et il serait très inapproprié de rendre seuls responsables de cette lacune les fondateurs de la doctrine dualiste. Bien plus grave est la lacune, en tout cas, chez ces contemporains qui, oubliant leur précieux héritage, prétendent renouveler la théorie de sources sur la base soi-disant non formelle d’une prétendue “logique de l’histoire”, sans s’apercevoir (ou en faisant semblant de ne pas s’apercevoir ?) que l’histoire du droit des gens est loin d’être l’histoire des Etats ou des Gouvernements[387]372.

XIV. Considérations conclusives

100. Droit international et droit interne – distincts dans quel sens? — 101. Les rapports entre les systèmes et la problématique des organisations internationales. — 102. La notion des personnes internationales comme question primordiale. — 103. Réflexions sur quelques uns des résultats. — 104. Précisions. — 105. Droit international et droits interindividuels. Fondement de la séparation. — 106. La nature du droit international.

100. Un de nos Collègues, qui comme tout un chacun aime à se moquer, nous a dit une fois que la manière de voir le droit des gens qui maintenant se trouve développée en partie dans ces pages, lui paraissait “pre-triepelienne”.

Ce rattachement est peut-être utile comme point de référence pour quelques explications.

Avec le “Diritto internazionale nei giudizi interni” de Dionisio Anzilotti, le “Völkerrecht und Landesrecht” de Heinrich Triepel a été à juste titre, dans l’école de Gaetano Morelli, parmi les livres d’initiation pour chaque jeune personne qui, au début de la quatrième année de droit, exprimait le désir de “faire sa thèse” en droit international. Il fallait tout d’abord que l’aspirant se rende bien compte qu’il s’agissait — après avoir passé, au cours des quatre années de droit, environ vingt-deux examens portant exclusivement sur le droit interne — d’aborder une branche du droit dont il était indispensable de voir la distinction par rapport au droit national.

Vraisemblablement, cette méthode a eu sur nous un effet particulièrement prononcé. La lecture des deux ouvrages a laissé chez nous non seulement une trâce dans le sens que nous venons d’indiquer — notamment l’idée de quelque chose d’extérieur ou de séparé par rapport au droit interne — mais aussi l’impression de quelque chose de qualitativement différent. Quelque chose, précisément, de si radicalement “autre”, par rapport au droit interne, que la séparation du droit des gens du droit national ne nous apparaissait pas comparable à la séparation entre chaque système national par rapport à chacun des autres. Et bien que cette différence qualitative nous parût dans une certaine mesure appreciée par tout le monde, il nous semblait aussi — à tort ou à propos — que ni les deux Maîtres eux mêmes ni, en Italie, les successeurs scientifiques le plus directes d’Anzilotti, n’allaient assez loin dans l’appréciation de la différence.

Il nous arrivait même souvent de trouver ici et là, dans nos lectures, des propos ou des théories radicalement inconciliables avec la notion d’une différence qualitative, et qui nous paraissaient entâchées de “constitutionnalisme” plus ou moins prononcé. (Bien entendu, cette impression ne faisait qu’augmenter lorsque nous approchions, dans nos lectures, des écrivains d’école différente, tels que les constitutionnalistes orthodoxes.)

Il nous paraissait étrange, par exemple, que l’on pût parler du droit international comme d’un corps séparé (il n’y a naturellement pas besoin, de parler de système) par rapport au droit national, et présenter en même temps sa version moderne comme le résultat d’une décentralisation de la cité universelle du Moyen Age (Morelli); ou que l’on pût dire, dans le même cadre séparatiste, “dans le droit international… les sujets sont constitués précisément par les plus typiques et les plus parfaites des personnes juridiques, par les personnes juridiques par excellence, c’est-à-dire par les Etats” (Ago)[388]373. Il nous paraissait étrange que l’on parle du droit international comme du droit d’une société composée exclusivement d’entités abstraites, personnes morales ou sociétés (Perassi et Ago). Il nous paraissait non moins étrange, étant donné le cadre dualiste, que l’on parle des personnes internationales comme d’entités gouvernementales ou enti di governo, et que l’on attribue ainsi aux personnes internationales un rôle fonctionnel-international explicite ou implicite (Quadri, Balladore Pallieri); et que l’on pût étendre cette conception “fonctionnelle” jusqu’à qualifier sur sa base plusieurs aspects des relations internationales, tels que ceux concernant les espaces terrestres et autres. Il nous paraissait étrange que l’on conçût les Etats comme des entités de fait (bien que personnes morales!) et qu’en même temps il y eut besoin d’envisager, pour qu’ils agissent ou veuillent du point de vue du droit international, de règles internationales qui remplissent un rôle plus ou moins semblable à celui des règles nationales visant l’organisation des personnes morales (Perassi, Morelli, Ago). Et ainsi de suite.

Par dessus le marché on avait souvent l’impression qu’un nombre croissant d’auteurs, loin de prendre position à l’encontre de propositions monistes dont il était difficile de ne pas voir, quels qu’en fussent les mérites, le contraste irréductible avec leurs positions dualistes, finissaient par s’en approcher d’une manière ou d’une autre: et ceci tout en maintenant leurs positions dualistes de base.

Dans ce sens — ce Collègue avait raison — nous nous sentions “triepelienne”. Et nous regrettions de ne pas être en mesure de placer nos perplexités dans les moins de Dionisio Anzilotti.

Bien que ces questions nous parussent assez centrales du point de vue de la problématique du droit international, nous étions toutefois, au début, hésitants à nous y plonger.

101. Mais le hasard voulût que nous nous trouvâmes, à cause d’une série de circonstances fortuites, dans l’obligation de “suivre”, jour par jour, l’activité de l’Assemblée générale des Nations Unies: et cette occupation nous devint bientôt tellement ennuyeuse, et les organisations internationales si peu sympathiques, qu’il nous vint l’idée d’essayer de savoir de quoi il s’agissait. Et plus nous lisions pour nous renseigner, plus sérieusement nous fûmes frappés par le contraste existant, en ce qui concernait l’organisation internationale, entre les différences de départ des théories monistes et dualistes et la proximité surprenante que l’on devait enregistrer entre les deux écoles à l’arrivée.

Pour les monistes, au fond, il ne s’agit même pas du passage de l’inorganique à l’organique, ou du passage de la coexistence des Etats à l’organisation des peuples[389]374. Les bases et les instruments pour l’organisation de la cité universelle existeraient déjà, d’après eux, dans le droit international moderne, sous la forme du droit public universel des hommes décentralisé et des traités conçus à l’instar d’actes interinstitutionnels s’adressant indirectement aux individus[390]375. Il est ainsi parfaitement logique, dans la cadre moniste, d’envisager les Etats — institutions intermédiaires de la cité universelle — dans le rôle fonctionnel de créateurs d’institutions ultérieures de la même cité[391]376.

Du point de vue dualiste, une évolution si facile au sein du même système nous sumblait, en vue de certaines prémisses, moins aisée à envisager. Au fond, il s’agissait d’après les dualistes de la “société” ou “communauté” des Etats, et d’Etats si peu pénétrés par le droit “externe” que les individus n’étaient pas atteints par le droit international. Il y avait donc trop de non interindividuel et trop peu d’institutionnel, dans le dessin dualiste, pour que l’on y pût insérer sans effort un passage à l’organique interindividuel par le simple moyen des traités: instruments semblables, dans un cadre vraiment dualiste, aux contrats de droit privé[392]377.

Cependant, lorsqu’on considérait les théories des organisations internationales élaborées au sein de l’école italienne — hormis les théories qui avaient recours au concept d’organe commun (Anzilotti, Baldoni) et la théorie de Perassi des “organi di funzioni” (théories compatibles, dans un certain sens, avec la conception de départ) — on trouvait justement des éléments “constitutionnels” encore plus marqués que ceux que l’on voyait chez les monistes. Je me réfère surtout, mais non exclusivement, aux conceptions des organisations internationales comme “sociétés d’Etats” à l’instar des associations du droit national, à l’idée que le Pacte de la Société des Nations, et ensuite la Charte, constitue un ordre juridique “particulier” entre les Etats membres, à l’idée que les organisations internationales constituent des “communautés” internationales “particulières” et même des “communautés supranationales”; à l’idée qu’il s’agit en tout cas de phénomènes de réduction de l’état de “décentralisation juridique” ou des “fonctions” qui autrement caractérise (Ago) la “communauté” internationale.

La contradiction avec les positions dualistes ne nous paraissait certainement pas réduite par la réserve que tout cela ne touchait pas à la structure de la société des Etats. Elle nous paraissait aggravée, au contraire, par le fait que les bases sur lesquelles l’on reconnaissait l’existence de toutes ces communautés étaient loin d’are solides; et que ces bases présentaient — étant donné que l’on s’appuyait uniquement sur l’existence des traités constitutifs et de structures juridiquement mal définies — des liens fort contradictoires ou suspects, soit avec ces conceptions normatives du droit que l’on prenait pourtant bien soin de rejeter à chaque occasion, soit avec l’identification du droit aux structures ou aux institutions (et viceversa) qui nous paraissait et nous paraît tout à fait erronée[393]378.

Là aussi nous nous demandions, inévitablement, qu’est-ce qu’en auraient pensé Triepel et Anzilotti. Encore un point en faveur de l’opinion du Collègue.

Les perplexités suscitées par ces conceptions rejoignaient ainsi celles dont on vient de mentionner quelques exemples dans le paragraphe précédent: et les unes et les autres confluaient vers ce point “focal”, pour ainsi dire, qui est représenté par la notion de la base sociale du droit international. En ce qui concerne les organisations internationales, par exemple, sont-elles composées des Etats ou des communautés correspondantes? S’il s’agissait, comme tout le monde le pense, des Etats, dans quel sens étaient ceux-ci concevables comme “organisés”, moyennant un contrat, dans des sociétés ou communautés dans lesquelles les communautés étatiques correspondantes n’avaient apparemment qu’un rôle secondaire et factuel? — Etait-il concevable, puisque les peuples ne figurent pas dans le cadre, que l’on parle de communautés? — Jusqu’à quel point pouvait-on pousser l’analogie avec les formes associatives entre individus en droit national? — Pouvait-on évoquer, en s’inspirant à ce modèle, l’image monstrueuse d’un groupe d’Etats “unis” par le droit des gens en une sorte de société (particulière) organisée, avec un Etat-président, des Etats en conseil d’administration et des Etats simples actionnaires[394]379? Et si l’organisation — la vraie — affectait seulement les individus composant les organes internationaux, n’était-il pas raisonnable de séparer là aussi l’international de l’interindividuel, et reconnaître que, quelles que soient les promesses d’ordre constitutionnel — promesses fragmentaires et minces — contenues dans les instruments des organisations internationales, celles-ci se réduisaient, somme toute, à un phénomène contractuel aussi “périphérique” et précaire que les traités qui les “établissaient”[395]380?

Il nous parût ainsi évident, surtout du point de vue du problème de la distinction entre contrat et constitution dans l’organisation internationale, qu’il fallait se demander tout d’abord ce qu’était cette personne internationale. Et là aussi la comparaison entre les positions monistes et les positions dualistes soulevait de fortes perplexités.

102, Chez les monistes, dans un certain sens, il n’y avait pas de problème. Dans le cadre de cette conception il n’y a pas de doute que personne internationale et Etat coïncident parfaitement. Le droit des gens étant envisagé comme système interindividuel décentralisé il n’y a pas raison de distinguer l’Etat du droit interne de l’Etat du droit des gens plus qu’il n’y a raison de distinguer (en droit national) la personne morale du point de vue du droit de la société totale d’une part et du point de vue du droit interne de la personne morale elle-même de l’autre. L’expression “Etat dans le sens du droit international” sert uniquement, dans le cadre moniste auquel elle appartient, à indiquer ces Etats qui, à la différence des Etats fédérés, relèvent directement, ou plus directement, du droit international. Grâce à l’idée que les ordres juridiques internes étaient essentiellement, d’après eux, part and pack du système universel (par le truchement de la règle de légitimation internationale de l’Etat ou de son ordre juridique), les monistes réalisaient d’une manière convaincante, en théorie, l’identité entre l’Etat du droit “externe” et celui du droit interne.

Mais il en était bien autrement, nous semblait-il, chez les dualistes. Tout d’abord l’identification de la personne internationale à la personne juridique de l’Etat du droit interne nous paraissait incompatible avec la négation dualiste de la dérivation du droit interne du droit international. Une personne juridique dont l’ordre interne n’est pas…. juridique, n’est évidemment pas une personne juridique: encore moins la personne juridique “par excellence”.

Deuxièmement il y avait le problème plus grave découlant de la théorie de la double face telle qu’elle a été discutée plus haut (théorie universellement partagée par les dualistes). Car si la personne internationale était vraiment — soit en tant qu’entité juridique soit comme entité factuelle — la face externe ou une partie de l’Etat du droit interne, on ne voyait plus d’où proviendraient et la différence et la séparation du droit interne par rapport à un droit international qui émanerait, en dernière analyse, de la même base. Ce problème se pose aux dualistes, d’après nous, même dans l’hypothèse qu’ils se débarrassent de la notion de la personne internationale comme entité morale ou juridique[396]381.

En effet, la première de ces deux difficultés ne passait pas totalement inaperçue[397]382. Même d’après les théories les plus “réalistes” ou “organiques” des personnes “collectives”, un élément juridique interne est trop essentiel à la notion de personnalité morale pour que l’on ne se rende pas compte de la difficulté de concevoir la personne internationale comme entité morale tout en niant la nature juridique de son ordre interne du point de vue du droit des gens. Cependant, non seulement les quelques réserves formulées — et dont nous tenions compte — n’étaient ni approfondies ni vérifiées, comme il aurait fallu, à la lumière d’une notion rigoureuse des vraies personnes juridiques et de l’Etat lui-même du point de vue du droit interne (notamment à la lumière d’une conception juridique et interindividualiste de ces entités) mais les réserves en question ne s’étendaient pas à l’identification de la personne internationale à l’Etat ou à cette portion plus “active” de l’Etat qu’est le Gouvernement[398]383.

Il s’ensuivit la nécessité d’entamer une recherche sur l’Etat dans le sens du droit des gens ou, plus exactement, sur la notion de la personne internationale sur les bases que l’on vient d’indiquer[399]384. Et comme Joseph Kunz a bien vu tout de suite, il s’agissait en même temps de vérifier les bases juridiques et sociologiques de la thèse dualiste de Triepel et Anzilotti. Encore une fois, le collègue avait raison de nous reprocher de faire du “pre-triepelianisme”

103. De saveur “triepelienne” nous semblent aussi les résultats.

La notion factuelle de la personne internationale, et surtout le déplacement de cette notion de celle de la communauté nationale, de l’Etat et du Gouvernement, élimine les contradictions et comble en même temps ce qui nous semble une lacune de la conception dualiste. L’identification des personnes internationales aux puissances — quelles que soient les dénominations des institutions étatiques ou non étatiques correspondantes — vise à donner, il nous semble, un fondement plus solide à cette conception plus réaliste.

Dans la même direction nous semble mener — à tort ou à raison — la substitution du dualisme droit international/droit national par le dualisme droit international/droit interindividuel, accompagné par le rejet de toute idée de “société des Etats” ou de “société de sociétés”[400]385.
Noté et précisé au début (Sections I-III)[401]386, et mis à l’épreuve dans l’examen des différents problèmes discutés dans les sections IV-XIII, ce dualisme plus ouvert et plus précis, plus souple et plus rigide, se révèle assez fructueux, à notre point de vue, même dans des domaines autres que celui de l’organisation internationale considéré ailleurs[402]387.

En ce qui concerne le fond de la critique de la notion dominante de l'”Etat dans le sens du droit international” ainsi que le fond de toutes les questions centrales ou périphériques liées à cette critique — critique que nous sommes loin de considérer achevée — il ne nous appartient pas de faire des appréciations. Nous nous bornons à préciser quelques points centraux à fin d’éviter des malentendus.

104. a) Le dégagement de la notion des personnes internationales, non seulement de celle des personnes juridiques en général mais aussi, plus radicalement, de la notion de l’Etat ou du Gouvernement, n’implique de notre part aucune faveur à l’égard de la situation historique et juridique sur l’observation de laquelle nos considérations s’appuyent. Elle implique encore moins la transposition en droit interne de la notion de puissance, soit en ce qui concerne l’Etat, soit en ce qui concerne les personnes morales en général[403]388.

En ce qui concerne les personnes “collectives” de droit interne en général, Etat compris, nous nous rangeons parmi ceux qui les conçoivent dans les termes juridiques proposés par Hans Kelsen — mais pour des raisons de droit positif[404]389 — plutôt que dans les termes discutables employés par ces théoriciens qui conçoivent les personnes morales et l’Etat comme entités données, caractérisées par une organisation ou un élément institutionnel d’ordre historique[405]390.

C’est justement sur cette base que nous sommes en mesure de rejeter la théorie des deux faces[406]391 et d’affirmer que les personnes internationales, d’une part, et les Etats ou les Gouvernements, de l’autre, constituent pour nous des entités non seulement différentes mais distinctes[407]392.

b) Le factuel de la personne internationale ne signifie pas, selon notre manière de voir, que l’on est en présence d’une entité ou d’une unité naturelle, comme quelqu’un a l’air de vouloir nous faire dire. Il s’agit, évidemment, d’une entité, et d’une unité, sociologique ou, si l’on préfère, historique. Nous serions tentés de parler d’entités et unités “sociales” si ce terme n’impliquait pas le risque de réintroduire ces concepts de l’”intersocial” ou de la “société de sociétés” qui nous semblent erronés en tant que définitions du milieu du droit international.

Ce factuel sociologique de la personne internationale inclut, nous l’avons dit, le juridique interne[408]393. Ce juridique n’est donc pas à regretter, surtout lorsqu’il est du juridique bien inspiré (à la liberté, à la démocratie, à la conformité au droit des gens, à la condamnation de la guerre, à la promotion des droits de l’homme). Cet élément ne saurait d’autre part être présenté comme un élément juridique international sans fausser une réalité qui est caractérisée, et par l’absence de l’interindividuel, notamment du constitutionnel, dans le système des puissances, et par une présence aussi massive de personnes internationales à régime despotique que celle que l’on doit constater.

c) L’entité collective factuelle à laquelle la personne internationale s’identifie, présente fatalement des traits anthropomorphes. Si du reste elle n’en présentait pas, on ne voit pas comment l’on pourrait concevoir l’ensemble des personnes internationales comme constituant un milieu dont émane un phénomène normatif relationnel: notamment, de quelle manière l’on pourrait concevoir la personne internationale comme capable d’actions et volitions juridiquement significatives.

Quoi qu’il en soit de la légitimité scientifique de la notion en question il nous semble certain: (i) qu’elle est la moins lointaine de la notion des unités entre lesquelles les théoriciens des relations internationales envisagent, justement, les relations qu’ils étudient; (ii) que la mesure dans laquelle nous nous plions à faire de l’anthropomorphisme en ce qui concerne les personnes internationales est en tout état de cause une bien petite chose en comparaison de la mesure dans laquelle les juristes et les sociologues font de l’anthropomorphisme en ce qui concerne les personnes morales en général et l’Etat (du droit interne ou du droit international) en particulier.

Le nombre de ceux qui professent des conceptions juridiques — c’est-à-dire non anthropomorphes — de ces entités, représente toujours une petite minorité. Et puisque nous nous rangeons dans cette minorité, dans laquelle ne se trouvent pas, en particulier, ceux qui nous adressent la censure d’anthropomorphisme, nous sommes tentés d’avoir recours encore une fois au paragraphe évangélique de Saint Luc, VI, 41-42, cité plus haut[409]394. A cette différence quantitative il faut ajouter une différence qualitative; car les auteurs qui font de l’anthropomorphisme au sujet des personnes morales et de l’Etat du droit interne font de l’anthropomorphisme juridique — en attribuant au droit le souci de prétendre qu’il y a des actes de personnes collectives là où il n’existe, en réalité, que des actes des agents qualifiés de personnes morales; tandis que nous nous limitons à prendre bonne et simple note d’un phénomène sociologique qui précède le “moment” juridique (international)[410]395.

Mais ce point se rattache à une précision d’ordre général, à laquelle est dédié le paragraphe suivant.

105. On ne peut pas se cacher, pour en venir à un point plus central, la difficulté de concevoir une séparation entre des phénomènes juridiques tels que l’international-interpuissances d’une part et l’interindividuel d’autre part. On ne saurait oublier que les deux ordres de phénomènes se déroulent après tout “au sein” d’une société qui, comme la société humaine universelle, a dépassé l’état de nature à plusieurs points de vue.

Il suffit de songer au degré d’interdépendance et d’interaction existant entre les peuples pour se rendre compte que l’unité à, laquelle nous nous référions plus haut comme à une unité “naturelle” (pour la distinguer de l’unité politique et juridique) va bien au delà, du simple “naturel”. Face à cette unité fondamentale, il est compréhensible soit que l’on se refuse de faire état de la séparation entre droit international et droit interindividuel, soit que l’on en arrive à partager plus ou moins entièrement la conception moniste.

La conclusion dualiste convalidée dans les Sections précédentes nous semble toutefois parfaitement vraisemblable pour des raisons analogues à celles qui nous ont aménés à rejeter les théories de l’indivisibilité de la coutume internationale et interne[411]396.

Le droit n’a de sens, il nous semble, que dans la mesure où il se présente, grosso modo, comme technique sociale[412]397 tendant à se réaliser dans les relations qu’il établit entre ses destinataires. L’essence de la règle juridique réside dans les Sollen qui explicitement ou implicitement sont exprimés par les règles. Pour que ces Sollen se manifestent, il faut, bien entendu, que la règle de droit existe: et l’existence de toute règle rentre en dernière analyse — à part la contribution des règles préexistantes — dans le domaine de la causalité historique. Cependant, on ne peut reconnaître la présence d’une règle de droit qu’à partir du moment où le Sollen relationnel est présent, quel que soit le degré de difficulté que l’on puisse rencontrer dans la détermination de ce moment.

Cela veut dire que, dans la mesure où on est en présence d’un phénomène juridique, il doit y avoir un moment — et il y a, si on le cherche, un moment — où le fait social “non différencié” acquiert, de par lui-même ou en vertu de l’ensemble dont il fait partie, cette caractérisation qui consiste en un “contenu” normatif relationnel. On peut tourner en rond autant que l’on veut pour déterminer si l’acquisition par un fait social de cette qualité est subordonnée à la présence antérieure d’une règle qui qualifie le processus duquel le fait en question jaillit — comme c’est le cas de la loi et du contrat — ou si la présence d’une telle règle n’est pas indispensable, comme ce serait le cas de la coutume. On est obligé en tout cas de reconnaître, il nous semble, qu’aussi longtemps que cette normativisation du fait social ne s’est vérifiée, on reste en présence d’un fait social qui pourrait devenir du droit mais ne l’est pas encore et qui peut même représenter, entretemps, une situation contraire au droit existant[413]398.

Or, dans la mesure où cette distinction est exacte, on est forcé également d’admettre la valeur relative du droit, c’est-à-dire la relativité des valeurs juridiques. Tout comme la distinction entre droit et fait est relative[414]399 dans le sens que le droit ne constitue, au fond, qu’un fait social différencié ou caractérisé — et tout comme l’on ne peut pas dire lequel des deux (fait ou droit) prévaut sauf en se plaçant du point de vue du fait (lex ferenda) ou du droit (lex lata), également relative est la valeur du droit — comme de toute autre phénomène normatif — par rapport aux matières, aux domaines, à l’espace, aux milieux.

Ces deux vérités intuitives ne sont que deux aspects d’une seule vérité. On ne peut percevoir la distinction entre droit et fait si on ne perçoit pas la relativité du droit dans le temps, dans l’espace, dans les milieux; et viceversa. Cela s’applique au rapport entre les systèmes de droit aussi bien qu’au rapport entre le droit et la religion, le droit et la morale.

Pour revenir au point de départ de ces considérations finales, d’après ce que nous comprenons — à tort ou à propos — des intuitions et des thèses dualistes de Triepel et Anzilotti, il en est exactement de même du rapport entre droit international et droit interne. Comme nous le disions plus haut, il y a là beaucoup plus que dans la distinction entre le droit allemand et le droit français ou dans la distinction entre droit autrichien et droit italien[415]400. Il y a le saut de qualité entre l’interindividuel et l’interpuissances.

Cette séparation, que nous venons de constater dans les différentes Sections du présent exposé, remonte précisément aux deux propositions générales que l’on vient de mentionner.

Malgré les interactions évidentes, les deux milieux — le milieu interne-interindividuel et le milieu international-interpuissances — sont sociologiquement séparés du point de vue spécifique des règles relationnelles de conduite. Quel que soit, en d’autres mots, le degré de leur compénétration du point de vue factuel — c’est-à-dire du point de vue du “fait social” non différencié — les deux milieux sont séparés du point de vue du droit: séparés, bien entendu, non pas dans le sens que c’est le droit qui les sépare[416]401 mais dans le sens que les règles exprimées par chacun des deux milieux, et y exerçant leur vis normativa relationnelle, sont discontinues, du point de vue de leur formation et de leur action, par rapport aux règles exprimées par l’autre.

C’est dans ce sens que nous estimons que le maximum de résultats peut être obtenu, dans l’étude du rapport entre droit international et droit interne, en tenant compte en même temps, et des idées essentielles de Triepel et Anzilotti et de certaines notions de théorie générale du droit, provenant de la Reine Rechtslehre. C’est cette dernière doctrine, en effet, qui nous offre, certainement mieux que ne le font tous ceux qui identifient le droit à la structure, la clef de la distinction entre le factuel et le normatif. Nous trouvons là une raison de plus d’être reconnaissants à cette Revue — et à son incomparable Directeur — de nous offrir leur hospitalité.

106. En vue du fait que ius hominum causa constitutum, il reste sans doute la difficulté de concevoir des règles relationnelles de conduite, notamment des règles juridiques, agissant dans un milieu d’entités factuelles.

Avant d’aborder ce gros problème, que nous n’entendons pas approfondir ici, il faut cependant préciser que cette difficulté ne surgit certainement pas uniquement dans le cadre d’une conception de la base sociale internationale telle que celle qui se dégage de notre discours.

Tout d’abord, à la même difficulté font face toutes les doctrines des entités collectives et de l’Etat desquelles on vient de constater la tendance anthropomorphe. Je me réfère aux doctrines dominantes, soit en droit interne, soit en droit international. Aussi bien que toutes ces doctrines, font face notamment à la difficulté en question tous les auteurs — monistes aussi bien que dualistes — qui conçoivent la personne internationale comme la face extérieure ou comme une portion de l’Etat en tant qu’entité “réelle”. Les seules. exceptions sont représentées par les auteurs .(monistes) qui professent, comme Kelsen, cette conception juridique de l’Etat, qui du point de vue du droit interne nous parait la plus valable[417]402.

En ce qui concerne la notion de la base sociale du droit des gens comme étant composée d’entités autres que les humains — c’est-à-dire d’entités collectives anthropomorphes — nous sommes donc en définitive du même côté, pour ainsi dire, que la majorité. Par rapport à celle-ci nous avons estimé seulement de devoir prendre une distante en essayant de définir les personnes factuelles internationales de manière plus conforme à la réalité: et d’en constater les conséquences dans plusieurs domaines.

Ceci dit, et pour nous pencher un instant sur la difficulté mentionnée au début de ce dernier paragraphe, nous estimons que, coeteris paribus, la définition des personnes en question comme puissances — aussi choquante qu’elle puisse paraître — offre justement une explication plus convaincante, et de la nature, et des caractères du phénomène. Elle explique surtout, en dernière analyse, la vis normativa inférieure du droit des gens.

Par conséquent, notre manière de voir rejoint non seulement les constatations innombrables qui ont déjà été faites par clercs et laics au sujet du caractère problématique de la vis normativa des règles internationales, mais aussi la constatation faite par Kelsen lui-même — dans le passage reproduit plus haut[418]403 — à propos de la Schwäche dont le droit des gens fait preuve à l’égard du Faktum lorsqu’il “accepte” pour ainsi dire les Etats (moyennant la soi-disante règle de l’effectivité) tels que l’histoire les lui présente.

L’admission par Kelsen de cette Schwäche n’est autre chose, au fond, que l’admission que les Etats sont non pas vraiment des personnes morales ou intermédiaires du droit des gens mais des unités historiques ou sociologiques. Nous ne voyons pas pourquoi, à ce point, l’on devrait être plus royaliste que le roi[419]404.

Nous voyons encore moins, en tout cas, pourquoi on devrait s’appliquer — que l’on se déclare moniste ou dualiste — à cacher des réalités qui nous semblent sauter aux yeux. Et nous ne voyons non plus pourquoi l’école dualiste en particulier devrait s’appliquer à se déguiser en moniste au prix de contradictions si évidentes que celles que l’on vient de constater dans les Sections et dans les paragraphes précédents.

Ne vaut il pas mieux admettre, en somme, qu’en tant que phénomène normatif le droit des gens est moins caractérisé, par rapport à l’historique, que ne le sont le droit national et le droit interindividuel en général?

  1. Voir spécialement Verdross, Die Verfassung der Völkerrechtsgemeinschaft, et les ouvrages du même et d’autres auteurs cités dans l’essai mentionné dans la note 3. Encore infra, Section XII.
  2. C’est en effet à la lumière du degré de centralisation que les écrivains en question — Scelle, Kelsen, Verdross, Kunz — distinguent l’Etat unitaire, l’Etat fédéral, la confédération et la société universelle. L’Etat unitaire est la forme la plus centralisée Dans l’inter val sont situées, l’une a coté de l’autre, les deux autres sortes d’organisations humaines: l’Etat fédéral, moins centralisé qu’un Etat unitaire mais plus centralisé que le droit international; et la confédération, moins centralisée qu’un Etat fédéral et plus centralisée que le droit international. Les organisations internationales contemporaines, en tant que “communautés partielles” ou “particulières” de peuples ou d’Etats, se placeraient entre confédération et droit international général. Les organisations supra-nationales — encore des communautés — se placeraient entre Etat fédéral et confédération. La conception des organisations internationales et supranationales comme communautés “particolari” est très répandue dans la doctrine italienne. Voir, inter alios, les ouvrages de Perassi, Baldoni, Ago, et d’autres, indiquées dans les notes et dans la bibliographie de l’essai indiqué ci-dessus (note 3) à, la page 670 (note 94a). Voir encore infra, Section XIV.
  3. The Normative Role of the General Assembly of the United Nations and the Declaration of Principles of Friendly Relations: with an Appendix on: The Concept of International Law and the Theory of International Organisation, Recueil des Cours, Académie de Droit international de la Haye, vol. III, 1972, pages 421 et suivantes.Cet essai reprend en bonne partie des idées que nous avions développées dans des ouvrages précédents, qui remontent aux années cinquante et sont indiqués dans le même essai. Ces ouvrages, dans lesquels on peut trouver des reférences doctrinales très nombreuses, sont citées dans les pages qui suivent ici selon les abbréviations indiquées dans l’essai ci-dessus, à la page 629. Les nombreuses citations des ouvrages en question ont pour but d’indiquer aussi brièvement que possible — et conformément à l’esprit dans lequel le présent article nous a été proposé — par quelles voies nous parvenons à des conclusions qui pourraient paraître autrement téméraires.
  4. L’importance que nous attachons, à tort ou à raison, à la notion de l’Etat im Sinne des Völkerrechts pour la connaissance du droit international résultera des considérations qui suivent. Malheureusement, selon notre point de vue, la plupart des auteurs fait preuve d’une certaine tendance de se passer de la recherche d’une notion autonome de l’Etat du droit des gens. (Gli enti, pages 10 et suivantes, spécialement 16-24). Ils se bornent à accepter assez passivement la notion de l’Etat de la théorie générale du droit interne et de la sociologie des communautés nationales. Les auteurs qui se montrent sensibles au problème, pour leur part, sont tous de tendance “constitutionnaliste”. Ils s’occupent du problème mais ils limitent leur tâche à une transposition, dans la théorie du droit des gens et dans ses différents chapitres, de la même notion de l’Etat du droit interne ou de la sociologie “nationale”.Sur ce problème de méthode, notamment sur la position à cet égard de Dionisio Anzilotti, Gli enti, cité, page 16; et encore infra, Sections VII-VIII, XIII et XIV.
  5. Certains auteurs décrivent l’attitude du droit international vis-à-vis de l’Etat et de sa forme de gouvernement comme une “stricte indifférence” du droit international général à l’égard de la forme de gouvernement des Etats. D’autres décrivent cette attitude en termes d’une “liberté d’organisation” dont les Etats jouiraient du point de vue du droit internationale général. Mais il s’agit de beaucoup plus que d’ “indifference” ou de “liberté d’organisation”. Il y a là quelque chose de bien plus fondamental.
  6. Suffise-t-il de mentionner l’Enabling Act du Congrès des Etats-Unis qui se trouve à la base de la légitimation de tout Etat membre de nouvelle formation.
  7. Infra, Section IV
  8. Infra, Sections VII et IX.
  9. The Normative Role ,cité, pages 647 et suivantes.
  10. Ibidem, pages 651-653. Précisions ultérieures, infra, Sections VII-XI.
  11. Nota 3.
  12. The Normative Role etc., Appendix, pages 663 et suivante (et 640-646).
  13. C’est bien dans cette alternative que se trouve l’origine de la conclusion de SPIROPOULOS (L’individu en droit international, Recueil des Cours, cité, 1929-V, page 214), que la qualification d’une règle comme règle de droit international — et, forcément, la notion même du droit international et de ses sujets — doit se baser inévitablement sur un choix a priori, fait arbitrairement par l’observateur.

    En ce quí nous concerne, nous partageons l’opinion de VERDROSS (La loi de formation des groupes et la notion de droit international public, Introduc¬tion à l’étude du droit comparé, Recueil d’Etudes en l’honneur d’Edouard Lam¬bert, vol. II, Paris, 1938, page 113) selon laquelle il n’y a aucune possibilité d’étudier les problèmes de notre discipline d’une façon scientifiquement correcte si on ne précise pas la notion de droit international sur une base objective. Bref, chacun pourrait construire le droit des gens selon ses idées politiques ou philosophiques. Puisque la définition n’offre aucune précision au sujet de ce qu’on vient d’appeler la délimitation verticale du droit international — rattachée à une notion générale de société internationale — les constitutionnalistes continuent d’y voir leur droit public décentralisé ou imparfait de l’humanité; d’autres, à leur tour, continuent d’y voir (s’il sont cohérents) un droit plus ou moins rigidement “interétatique”.

    Voir aussi, sur ce problème, VERDROSS, The Concept of International Law, American Journal of International Law, 1949, page 435.

  14. Tel est le cas non seulement au niveau universel, mais aussi au niveau régional, à moins qu’on ne fasse l’erreur d’identifier des règles communes de ce genre dans ces principes en matière de gouvernement constitutionnel ou parlementaire, ou en matière de démocratie tout court, qui sont en vigueur en même temps ou à des époques successives dans plusieurs pays, et qui constituent évidemment des phénomènes d’uniformité.

    Bien entendu, l’uniformité est très importante en vue de la possibilité actuelle ou future d’intégrer les communautés étatiques en question. Toutefois ces règles uniformes n’ont pas elles-mêmes une base commune. Pour que cette base commune existe, il faudrait que les principes en question fassent partie, non pas des patrimoines juridiques analogues mais distincts de deux ou plusieurs communautés politiques séparées, mais du patrimoine juridique d’une seule communauté politique. Ceci n’est évidemment pas le cas, ni dans le cadre du “monde occidental”, ni an sein du Commonwealth des pays socialistes ni parmi les pays non alignés ou ceux du Tiers Monde.

  15. Même lorsque des règles de droit international interviennent dans ces matières, ce qui arrive, bien entendu, assez souvent, il s’agit de règles qui —en tant que règles non interindividuelles — n’effectuent pas de coordination ou délimitation directe (infra, Section XII).
  16. 15a Diritto internazionale, pages 45-54. Références ultérieures ibidem
  17. Infra, Sections V et VII-IX.
  18. 16a Infra, Sections VII et VIII.
  19. 16b Sections VII, VIII et XII.
  20. 16c Sections V-VIII, XII et XIV.
  21. 16d Gli enti, pages 76 s., 399 ss., spécialement 405; La persona giuridica, pages 37 s.
  22. 16e Section XII.
  23. 16f Gli enti, pages 79 et 137 ss., spécialement 140-141; La persona giuridica, pages 31 et 109 ss., spécialement 112-113.
  24. Reflections on the Problem of Organization, etc., Rivista di diritto internazionale, 1961, page 589 et suivantes.
  25. 17a Il s’agit des phénomènes dont Verdross observe qu’ils ont constitué “different forms of international law” (On the Concept etc., cité page 439).
  26. II en aurait été de même, semble-t-il, au sein de ce que les romanistes appellent la société romaine “pre-civique”, qui aurait été partagée, selon une théorie fort discutable, entre un certain nombre de gentes et familiae structurées et coexistant comme groupements politiques.
  27. C’est ce qui s’est passé pendant la guerre 1939-1945 — bien que momentanément — en France et en Italie à, la suite de la division du pays en deux morceaux et sous deux gouvernements.
  28. Le passage s’est produit dans le dernier cas d’une manière si régulière et concentrée, pour ainsi dire, dans le temps qu’on a l’impression de pouvoir l’étudier de tout près dans chacune de ses phases. Je me réfère à la coexistence du pacte interétatique d’union et de la communauté juridique des peuples au cours de ce qu’on appelle le “critical period” de la fédération des Etats-Unis d’Amérique (1774-1789). Sur ce développement The Normative Role, cité, pages 690-692.
  29. Ouvrage, cité, pages 692-694.
  30. Paragraphe 6 (a).
  31. 22a Il en est de même — mutatis mutandis — pour le droit coutumier (The Normative Role, cité, pages 657 et 722-723; et infra, Section XIII).
  32. Ceci n’exclut, bien entendu, que la constitution de la société totale, ou un développement plus ou moins décisif vers l’établissement de cette constitution, forme l’objet d’un pacte entre les groupes. Cette obligation sera juridiquement valide pour les gouvernements des groupes, et donc un élément de premier ordre pour déterminer chez ces gouvernements une conduite plus ou moins apte à favoriser l’établissement de la constitution. Mais cette obligation, créée par les organisations factuelles des groupes comme telles, et adressée à ces organisations comme telles, contient par ce fait même une limite dans l’exigence de conservation des groupes et de leurs organisations factuelles.
  33. Un facteur puissant de l’absence de continuité réside dans ces différences d’inspiration et de contenu des règles intergroupes qui sont déterminées par une raison d’être différente par rapport aux règles interindividuelles. Mais le facteur majeur est d’ordre structurel.

    Si une société se trouve, à un moment donné, dans un état de désagrégation telle qu’il s’y produit les conditions voulues pour l’existence des relations entre entités collectives ou organisations factuelles, et si cette même société se trouve plus tard intégrée de telle façon qu’il s’y produit un ordre juridique interindividuel total et que les rapports entre les groupes se présentent dans les termes typiques des rapports entre communautés partielles, il serait superficiel de dire que le système interindividuel total est le résultat de l’évolution du “droit entre les groupes”.

    Développements sur ce point dans The Normative Role, cité, pages 695-698.

  34. Par exemple, le passage d’une société du stade de la coexistence de groupes séparés entretenant des rapports égalitaires au stade de l’organisation hiérarchique n’est pas le résultat de l’évolution en sens hiérarchique des rapports jadis égalitaires entre les groupes comme tels.Le stade du gouvernement est atteint lorsque les individus, membres des différents groupes se trouvent soumis à une autorité relevant de la société totale (The Normative Role, cité, page 695).Il en est tout à fait de même pour le passage du principe de la responsabilité collective, typique des rapports entre groupements, au principe de la responsabilité individuelle. Et encore dans d’autres matières il y a le témoignage des historiens du droit romain qui rejettent toute idée de dérivation de certaines institutions — dans les domaines du droit de famille, de la propriété privée, des successions — de règles intertribales ou inter gentes de nature internationale ou politique.
  35. Infra, Sections XII et XIV.
  36. 26a The Normative Role, pages 629ss., 698-720 (et 582-590).
  37. 26b Infra, Section IV.
  38. 26c Sections IV et XIII.
  39. Sur la notion de coexistence, en général, The Normative Role, cité, pages 658-660. Sur le concept soviétique, ibidem, pages 579-582, 596-597, 655-657. Au sujet de la convivenza, ibidem, page 658.
  40. Compte rendu de Guggenheim, Traité de Droit international, vol. I, dans la Rivista di diritto internazionale, 1953, page 294: « Insomma, il diritto interindividuale risulta frantumato — per ragioni storiche evidenti — in più sistemi che, oltre a poter divergere per il loro contenuto, sono sempre distinti — anche quando il contenuto è uniforme — per la fonte di validità e di efficacia. E ciò perché i governi della varie comunità politiche, oltre a operare eventualmente in maniera diversa gli uni dagli altri, derivano i loro poteri — la loro “legittimazione” — solo dalla comunità loro soggetta: non legiferano, cioè, in virtù di deleghe loro conferite “dalla società umana universale — ossia da tutti i popoli come un solo popolo — per il tramite di un diritto supercostituzionale dell’umanità”. “Il diritto interstatale, a sua volta — a fortiori — è diritto fra i gruppi in quanto potenze indipendenti e non in quanto comunità giuridiche parziali determinate e organizzate da un ordinamento sovrastante agli uomini e alle donne di tutto il mondo .. . ». C’est que l’umanità elle même «si presenta frantumata da secoli — quali che siano il grado d’interdipendenza fra i popoli e l’intensità delle relazioni culturali ed economiche fra cittadini di paesi diversi — in una serie di potentati collettivi chiusi (non meno chiusi, agli effetti giuridico-politici, degli Stati assoluti dei secoli XIV-XVII), ognuno dei quali fa comunità giuridico-politica a sé: in ognuno dei quali, cioè, il problema del governo in senso lato viene risolto, nonostante le forme d’interdipendenza rilevate, in maniera originaria. “Autonomia” non è la parola adatta. Manca, tanto per intenderci (perché non è facile intendersi su questo terreno) quella comunità internazionale interindividuale di diritto pubblico, che esiste in seno allo Stato federale, che non si riscontra nella stessa confederazione (che pure costituirebbe, per il G., un ordinamento “più perfetto” del diritto internazionale generale), e in virtù della quale la costituzione, e quindi l’intero ordinamento, di ciascuno Stato membro trova il suo fondamento non solo e non tanto nella comunità giuridica più ristretta nella quale opera, quanto nell’intero popolo federalmente organizzato. È appunto a causa di questo difetto che le comunità sulle quali il diritto internazionale agisce si pongono, l’una rispetto all’altra (e rispetto al diritto internazionale stesso), non già come istituzioni parziali, determinate, legittimate e delimitate da un ordine interindividuale universale (che non esiste), ma come unità sociologiche chiuse. Ed è per lo stesso motivo che le relazioni fra questi potentati, che primeggiano quantitativamente, è inutile dirlo, sulle relazioni internazionali fra i singoli membri di gruppi politici diversi, assumono caratteri che le distinguono nettamente dalle relazioni interistituzionali (e fondamentalmente interindividuali) intercorrenti, p. es., fra comuni, provincie, regioni, o Stati membri di uno Stato federale. Ricordo in senso contrario, i rilievi del Verdross, Die Verfassung der Völkerrechtsgemeinschaft, 1926, page 7 ». Au sujet du terme “potentato“, qui nous semble, on second thought, moins approprié que “puissance”, voir infra, Section VIII.
  41. Infra, Sections VIII et XII.
  42. Supra, paragraphes 2 et 5 et infra, Sections VII et VIII.
  43. Infra, Section XII.
  44. The Normative Role, ciré, paragraphes 141 et suivants, spécialement 146-147.
  45. Ce que les dualistes expliquent par l’idée de la société internationale distincte, s’explique mieux, à notre sens, par la coexistence, dans la même société, de phénomènes normatifs qui répondent à des raisons d’être différentes. Ce que les monistes expliquent par l’idée de la décentralisation et imperfection de l’ordre universel s’explique mieux, selon notre manière de voir, par l’inexistence d’un droit public universel des hommes et l’existence présente, à sa place, de rapports juridiques sui generis entre les organisations souveraines parmi lesquelles l’humanité apparaît, malgré tout, toujours partagée.
  46. The Normative Role, paragraphes 140-147.
  47. Moins la société universelle est intégrée plus le droit des gens l’emporte sur ce lent développement de la communauté universelle des hommes en communauté juridique “totale” que, à tort ou à raison, nous estimons souhaitable. Plus la société universelle s’intégrerait, et moins le droit des gens trouverait ce vide de droit interindividuel (au niveau des rapports “interétatiques”) dans lequel réside sa raison d’être. C’est du reste ce qui se passe dans les processus régionaux de démembrement impérial et d’intégration fédérale (The Normative Role, paragraphes 143-145).
  48. 35a Il y a lieu toutefois d’indiquer que les exceptions ne manquent pas parmi les constitutionnalistes eux-mêmes. Très exactement le Professeur Verdross distingue par exemple, au sein des organisations interétatiques, un “internes Staatengemeinschaftsrecht” (“internal law of the community of States”) différencié par rapport au droit international “im engeren Sinne” (Règles générales du droit international de la paix, “Recueil des Cours” de l’Académie de la Haye, vol. 30, 1929-V, page 311; et On the Concept etc., cité, page 483).
  49. Il s’agit surtout de cette grande lacune de la conception interétatique de la doctrine pluraliste qui consiste dans l’absence d’une notion de l’Etat im Sinne des Völkerrechts (supra, note 4, et infra, Sections VII, VIII et XII-XIV).
  50. Je me réfère aux personnes juridiques aussi bien qu’aux individus (personnes physiques).
  51. L’analogie s’étendrait, selon quelques auteurs, au phénomène de la protection, par voie législative ou par d’autres procédés normatifs subordonnés, d’intérêts individuels moins directement envisagés dans la constitution; et aussi bien au phénomène, analogue de ce dernier, de la protection indirecte d’intérêts individuels en droit administratif. Ces analogies sont discutées dans L’individuo, cité, pages 602-608.
  52. Pour ces derniers, la classification comme hypothèses de droit coutumier est controversée, quelques auteurs les classant dans la catégorie suivante.
  53. Le cadre actuel de la condition internationale de l’individu se présenterait donc dans les termes suivants: a) destination individuelle indirecte de toutes les règles de droit international coutumier ou conventionnel dans lesquelles les individus ne sont pas mentionnées d’une façon directe; b) destination individuelle directe des règles de droit international coutumier concernant les delicta juris gentium; c) destination individuelle directe des règles conventionnelles posées par des traités ou des règles émanant des organisations internationales ou supranationales créées par traité.Il faut noter que les trois hypothèses sont liées d’une manière étroite, surtout dans le sens que la personnalité générale indirecte conditionne les deux hypothèses de personnalité directe. C’est toujours la prétendue destination individuelle des règles interétatiques (paragraphe 15) qui joue. Les règles coutumières seraient orientées vers les individus à cause de l’orientation générale dans ce sens du droit des gens tout entier en tant que Verfassung de la communauté juridique universelle. Les règles conventionnelles seraient orientées vers les individus à un double titre: d’une part comme conséquence de l’orientation individuelle générale du system — y comprise la règle coutumière pacta sunt servanda; d’autre part grâce au conditionnement des Etats et des organes des Etats compétents à conclure les traités (“dédoublement fonctionnel”).
  54. La structure de la société universelle, combinée avec la position que dans le cadre de cette société occupent les Etats et les individus, démontre que ce sont précisément le défaut d’interindividualité et le défaut de conditionnement des Etats de l’intérieur par l’ordre international qui expliquent la nature partìculière du droit des gens du point de vue de sa vis normativa. Si le droit international était interindividuel au moins dans la mesure dans laquelle on doit considérer comme interindividuel un ordre fédéral, il n’y aurait raison de douter de l’équivalence de vis normativa entre droit international et droit interne. Dire que le droit des gens doit forcément être interindividuel car tout droit est interindividuel signifie renoncer a priori à toute investigation sur la nature spécifique du droit international et prétendre d’imposer une notion de ce droit tirée simplement d’une analogie forcée avec le droit étatique.
  55. L’individuo, cité pages 598 et suivantes.
  56. L’individuo, cité, page 599; et infra, Sections XII, XIII et XIV.
  57. Ou encore aux règles du droit constitutionnel ou administratif national garantissant les droits de particuliers mais dont la réalisation dépend de l’adoption, par la législation ou par d’autres moyens, de règles ultérieures (supra, note 38).
  58. The Normative Role, cité, page 656.
  59. Bref, les règles internationales concernant les individus dépendent, pour leur création et leur exécution, de déterminations, d’attitudes, d’actes et de comportements d’organes “internes”, sur lesquels et sur les composants indi-viduels desquels — le droit des gens lui-même n’a pas d’emprise. Cela crée justement cette discontinuité juridique entre la règle internationale et les règles internes nécessaires pour atteindre les individus, qui constitute l’idée essentielle — malheureusement beaucoup trop implicite chez la plupart des internationalistes de la doctrine qui n’accepte pas la théorie de la personnalité des individus. C’est précisément en raison du défaut de perception de cette discontinuité normative évidente — et des corollaires qui en découlent — que la doctrine affirmative de la personnalité des individus est inacceptable. Il ne s’agit au fond que de ça et, naturellement, de toutes les implications pratiques inévitables.

    Si tel est le cas — et même si on laisse de côté la possibilité assez fréquente que l’ordre national en question tolère (ou même impose) la résistance des fonc-tionnaires aux exigences du droit international concernant la protection d’intérêts de particuliers — la sanction ou tout au moins la qualification juridique destinée à protéger l’intérêt individuel — ou à conditionner le comportement individuel — ne provient pas de la société internationale ou de son droit directement. Il ne s’agit pas, en d’autres mots, d’une sanction ou qualification directe de la part de la société internationale elle-même, c’est-à-dire de ce même milieu (international) ou du même corps juridique (international), dont provient la règle (internationale) concernant les individus et de la destination de laquelle on débat. En d’autres mots, la sanction, la qualification de l’intérêt ou de la conduite individuelle — et la condamnation de toute violation — ne proviennent pas de ce même “milieu des puissances” dont émanent les sanctions, quali¬fications et condamnations concernant les intérêts et la conduite des entités — justement, les puissances — du “commerce juridique” desquelles le droit des gens s’occupe.

    Il y a lieu d’ajouter que ceci se trouve nettement confirmé dans des hypo-thèses que la doctrine affirmative a le tort de ne pas considérer expressément. Je me réfère aux obligations positives ou négatives qui devraient incomber aux agents étatiques chaque fois qu’une règle de droit international visant des in-dividus entre en fonction et est exécutée en droit interne. Chaque fois qu’une règle interétatique vise des situations individuelles positives ou négatives (ex-presses ou implicites), elle devrait viser également les pouvoirs ou les obliga¬tions corrélatives des agents publics dont l’action ou l’omission est indispensable pour réaliser le but principal. Dans une même règle interétatique on peut trouver, par conséquent, d’un côté la mention expresse de la situation individuelle du particulier et de l’autre côté une indication implicite des situations corrélatives des agents. L’une ne va pas sans l’autre. Mais la difficulté est toujours la même, qu’il s’agisse du prétendu droit individuel du particulier expressément mentionné ou de la situation corrélative implicite des agents publics. Dans l’un comme dans l’autre cas il n’y a pas de continuité normative entre la règle internationale, et la situation de droit international qui en découle, d’une part, et la règle interne, et la situation individuelle qui découle de celle-ci, de l’autre part.

  60. En effet, l’idée de la personnalité directe de droit coutumier (delícta juris gentium) trouve son démenti. dans le défaut d’orientation individuelle de la coutume elle même (infra, Sectíon XIII). A son tour, l’idée de la personnalité directe de droit conventionnel tombe devant cette même considération et en outre devant la considération spécifique que le défaut de conditionnement des formations étatiques par le droit des gens — dont la cause est toujours la même — exclut que les entités contractantes concluent les traités en tant qu’organes de la communauté juridique universelle des hommes, ou en tant qu’organes de la communauté juridique de leurs peuples, grâce au prétendu dédoublement fonctionnel (ibidem).
  61. Les cas les plus caractéristiques seraient la position des fonctionnaires internationaux, la position des individus destinataires de l’action des organes internationaux à compétence opérative (commissions fluviales, organismes intergouvernementaux d’assistance et bienfaisance, etc.), la position des individus admis à faire valoir leurs raisons devant des instances internationales (Tribu¬naux Arbitraux Mixtes, Commission Européenne des Droits de l’Homme) et la position des particuliers face aux institutions de communautés “supranationales”.
  62. The Normative Role, pages 686 ss.; et supra, paragraphe 13 et Sections XII et XIV.
  63. Lauterpacht, International Law and Human Rights, Oxford, Univ. press, 1950, page 11.
  64. The Normative Role, cité, pages 700 ss.
  65. En droit interne des nuances existent, dans le sens que le droit fédéral et le droit unitaire atteignent effectivement l’individu de deux manières. Ils l’atteignent avant tout directement par les règles fédérales ou étatiques s’adressant directement aux personnes physiques. Ils l’atteignent indirectement, bien que toujours juridiquement, par les règles fédérales s’adressant aux Etats membres et par les accords entre ceux-ci, et par les règles que l’Etat unitaire adresse aux communautés inférieures ou par les accords entre celles-ci.En droit international, la situation reste négative dans tous les cas. Soit que la règle internationale vise expressément les individus, soit qu’elle les vise implicitement (en s’adressant a l'”Etat”), il reste toujours vrai que la destination individuelle est subordonnée à une condition qui devra se vérifier dans le cadre d’un système que le droit international n’est pas en mesure de conditionner directement. Entre les deux hypothèses il n’y a qu’une différence d’emphase. L’élément décisif de la solution du problème de personnalité reste au fond le fait qu’en droit international les individus ne constituent pas la base sociale, la raison d’être première et ultime des règles.
  66. Sur les théories intermédiaires — qui essayent de jeter un pont entre doctrine négative et théories affirmatives de la personnalité des particuliers —il n’y a pas lieu de s’arrêter ici. La plus récente de ces tentatives dans la doctrine italienne est l’assertion que les individus constituent des “sujets matériels” du droit des gens. Comme il arrive souvent aux théories intermédiaires et celle-ci est un chef-d’œuvre de médiation — l’expression “sujet matériel” ne dit pas beaucoup. Si elle signifie quelque chose, elle signifie ou bien que les individus sont des personnes de droit des gens ou bien qu’ils ne le sont pas. Dans la première hypothèse — c’est-à-dire si on souligne le mot sujets — c’est la théorie affirmative des monistes. Si on souligne le mot matériel — c’est la théorie négative. Pour nous, personnalité materielle signifie repercussion factuelle, sur les particuliers, de droits et obligations internationales d'”Etats”. Exactement ce que disait, il y a trois quarts de siècle, Dionisio Anzilotti.
  67. Les raisons à cause desquelles les personnes “autres que les Etats” sont groupées dans des catégories fonctionnellement diversifiées du point de vue du droit des gens sont aussi variées, selon la doctrine, que les caractéristiques et les finalités qui distinguent en fait les Etats diminués des Etats optimo iure, les “non Etats” des Etats, et chaque espèce de “non Etat” (ou le Saint-Siège) des autres espèces.
  68. Bien entendu, il y a des règles internationales coutumières et convention¬nelles qui limitent de plusieures manières la liberté des Etats dans l’exercice de leurs fonctions, soit qu’elles limitent ces fonctions dans l’espace soit qu’elles les limitent du point de vue des objets et des personnes sur lesquels les fonctions peuvent porter.

    Il s’agit toutefois de règles entre puissances. En vertu de ces règles les actions de l’Etat accomplies au delà des limites fixées se qualifient comme des violations du droit des gens entrainant la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de l’Etat ou des Etats lésés. Ces mêmes règles n’ont pas une emprise directe sur les individus dans le sens d’invalider les actes et les fonctions gouvernementales accomplies par l’Etat illicitement. Les règles en question n’ont pas plus d’emprise sur les individus qu’en ont les règles conventionnelles concernant la formation d’un Etat ou sa structure gouvernementale (The Normative Role, pages 648-649). Il en est de même en ce qui concerne le contenu ou les modalités des fonctions et des actes visés par les règles du droit des gens (infra, Section XII).

  69. Pour quelques-unes des personnes internationales, la distinction se reflète aussi sur le mode d’acquisition de la personnalité. Selon certains auteurs, la reconnaissance internationale, simplement déclaratoire pour l’acquisition de la personnalité de la part des Etats, serait constitutive pour la personnalité des insurgés. Pour les organisations internationales la personnalité découlerait, selon l’opinion plus répandue, du traité constitutif.Encore. Il y a des auteurs qui estiment — mais il s’agit d’une minorité —que la différence qualitative entre Etats et non Etats serait tellement marquée que les relations de ces entités entre elles ou avec les Etats se placent dans un cadre normatif — le jus inter potestates — distinct du droit international. Cette vue, repoussée par Verdross (La loi de la formation, cité, page 114) avant la seconde guerre mondiale, a gagné récemment du terrain (Verdross, On the Concept, cité, page 437).
  70. Cette distinction ne ferait que confirmer, à son tour, la qualification fonctionnelle de la personnalité du Saint-Siège, toute activité temporelle étant imputée à l’entité étatique.
  71. C’est là par exemple le centre de la question agitée en Italie il y a quelques années à propos de la réprimande publique faite par un évêque à l’égard de deux époux qui, n’ayant pas célébré de mariage réligieux étaient, aux yeux de l’évêque, en péché mortel de concubinage. Dans ce cas il y avait lieu de poser la question de savoir si, aux termes du Concordat de 1929 ou d’autres règles de droit international liant l’Etat italien et le Saint-Siège, l’Eglise était tout-à-fait libre (à l’egard de l’Etat italien) d’exercer cette réprimande et si, l’ayant exercée, l’évêque était ou non soumis au pouvoir des tribunaux italiens de juger des conséquences juridiques civiles (temporelles) de la réprimande. A cette fin, il y avait raison de discuter si, et dans quelle mesure, la réprimande rentrait dans un domaine “spirituel” dans lequel l’Etat italien aurait été tenu de respecter l’action de l’Eglise et de ses agents.
  72. La distinction entre le “spirituel” et le “temporel” exige quelques précisions. Tout ordre juridique positif en tant que “technique sociale” affectée à des buts de coexistence, ordre et composition de conflits d’intérêts, n’a d’autre fonction que de créer des droits et devoirs temporels — c’est-à-dire des situations juridiques — des membres de la société, quelle que soit la nature, matérielle spirituelle, des intérêts couverts par ces situations juridiques. Toute obligation ou devoir — pourvu qu’il s’agisse d’une situation réglée par l’ordre existant au sein d’une société — relève du temporel. Il n’y a donc pas de personnalités juridiques temporelles ou spirituelles mais des personnalités juridiques tout court. Cela vaut en droit des gens comme en droit interne.Une distinction est possible seulement dans les buts et les activités poursuivis par une personne morale: plus exactement, en droit interne, par ses agents. Ces buts et ces activités peuvent être sans doute spirituels ou temporale, et eventuellement obligatoires ou facultatifs, permis ou défendus: et les actes accomplis dans leur poursuite peuvent être valides ou invalides et licites ou illicites, selon qu’il rentrent ou ne rentrent pas dans la compétence (temporelle ou spirituelle) de la personne morale: étant entendu que la validation ou l’invalidation des actes aussi bien que leur conséquences juridiques positives ou negatives restent également dans l’ordre du temporel.
  73. Dans le monde contemporain il n’y a pas mal d’Etats qui professent des doctrines politiques comparables à des religions. Personne ne dit cependant que ces Etats ne sont pas habilités par le droit des gens à poursuivre des fins de ce genre. Une règle de droit international pourra limiter, sans doute, la liberté des Etats dans ce domaine comme dans tout autre. Mais elle pourra le faire, vraisemblablement, dans le sens de qualifier éventuellement comme illicite, et susceptible d’entrainer la responsabilité internationale de l’Etat, l’acte accompli dans le domaine en question au détriment d’un intérêt donné d’autres personnes internationales protégé par la règle. Une règle de ce genre pourrait être celle qui condamne certaines formes d’atteinte à l’indépendance politique ou à l’indépendance tout court. Je me refère soit à l’article 2.4 de la Charte des Nations Unies soit au principe de la non-intervention dans la mesure où il s’agit d’un principe distinct (The Normative Role, cité, page 547 et suivantes).
  74. Supra, paragraphes 2 et 5, et références indiquées là-dessous.
  75. En 1929, par exemple, elle a conclu avec l’Etat italien, un Traité, une Convention financière et un Concordat.
  76. Le terme concordat n’indique pas une “typisation” des accorda de l’Eg¬lise avec les Etats en matière religieuse qui implique par exemple une forme déterminée, des clauses typiques ou essentielles, des effets typiques de l’acte en sol (indépendamment de la volonté spécifique des parties de réaliser tel ou tel effet juridique) comme il arrive pour des contrats “typiques” de droit civil, tels que la vente, le mandat, la location et similia.

    Que le contenu des concordats soit spirituel ou religieux est évidemment sans influente sur la nature des actes. De même qu’un contrat d’achat du terrain nécessaire pour bâtir une Eglise n’en est pas moins une vente de droit civil, les accords de l’Eglise avec les Etats pour régler le statut de l’Eglise et les droits et obligations réciproques des parties, n’en restent pas moins des traités internationaux “temporels” ainsi que tous les traités internationaux.

  77. L’idée que les rapports internationaux de l’Eglise tombent sous un système juridique spécial, dénommé jus inter potestates, et distinct du droit international proprement dit reservé aux rapports strictement interétatiques, est une petition de principe.
  78. Gli enti, page 401; Dinamica, pages 41-42 et 46.
  79. La distinction entre Saint-Siège et Etat pontifical ou Cité du Vatican se base en réalité sur un cercle vicieux. Le Saint-Siège étant une personne “spirituelle” — on dit — elle n’est pas territoriale. Si donc le Saint-Siège dispose d’une base territoriale c’est que ce territoire appartient à quelqu’un d’autre. Le quelqu’un d’autre serait la personne “temporelle”: les Etats pontificaux ou la Cité du Vatican, conçus comme personnes secondaires, comme vassaux de l’Eglise ou comme Etats en union réelle ou personnelle avec l’Eglise. Ceci confirmerait, à son tour, la nature spirituelle (et non territoriale) de la personne internationale du Saint-Siège opposée à la nature territoriale des Etats.Une personnalité distincte de la Cité du Vatican est naturellement concevable dans le cadre du droit interne de l’Eglise et de la Cité; et encore dans le droit interne d’un Etat: l’Etat italien, par exemple; ou tout autre Etat. Mais va n’amène pas nécessairement une distinction de personnes internationales.
  80. En tant que gouvernement de ses Etats, le Saint-Siège figurait, mutatis mutandis, un peu comme un gouvernement en exil. Une des différences principales par rapport à cette hypothèse était cependant le fait que la tradition, les activités spirituelles et le rayonnement de ces activités assuraient le survival du Saint-Siège d’une manière encore plus sûre (et autonome) de ce que les conditions dans lesquelles ils se trouvaient n’assuraient peut-être le survival des gouvernements en exil pendant la deuxième guerre mondiale.
  81. Grâce au Traité du Latran l’Eglise a réacquis un petit domaine territorial et, dans un sens, une population: et elle est encore une fois destinataire de situations juridiques internationales concernant ces “objets”.Le fait que la Cité du Vatican jouisse d’autonomie dans l’ordre de l’Eglise ou même de la personnalité juridique n’implique pas une personnalité internationale distincte de cette Cité ou Etat plus que la qualité d’Etat fédéré de l’Etat de Virginie ou Californie ou la personnalité juridique des Villes de Milan ou Bologne n’implique la personnalité internationale des Etats membres ou des villes en question.
  82. Dinamica, pages 48 et suivantes, et 130.
  83. Intra, Section IX.
  84. Selon la doctrine que nous ne partageons pas le droit des organisations internationales rentrerait parfaitement dans le cadre du droit constitutionnel interétatique tel qu’il est conçu par les partisans de la conception “interindividualiste” du droit des gens. Le droit des organisations internationales serait, lui aussi, du droit constitutionnel en tant qu’ensemble de règles concernant le déplacement graduel, auprès d’organismes interétatiques, des fonctions actuellement décentralisées dans les mains “exclusives” des Etats. Là aussi il n’y a qu’une pretendue qualification fonctionnelle de la personne (The Normative Role, cité, pages 629-631, 640 et suivantes, 675-682, et infra, Sections XII et XIV).
  85. Dinamica, pages 148 s. et 156-176; Diritto internazionale, pages 123-145.
  86. Cette conception nous intéresse ici dans la mesure qu’elle se présente en combinaison avec l’idée que la personnalité de l’Etat occupé persiste (malgré l’occupation totale et l’exil du gouvernement).
  87. Les gouvernements en exil auraient eu droit, selon le même auteur, que le Royaume Uni continue de les considérer comme les gouvernements des pays en question, grâce, précisément, à leur légitimité constitutionnelle (et à la résistance aux ennemis communs). Voir, pour les réfèrences, les ouvrages cités (Dinamica et Diritto internazionale) pages 162 ss. et 123-129, respectivement. Mais l’auteur cité n’est pas seul. Dans la même veine constitutionnaliste, « da altri si sostiene che i governi in esilio conservano, al pari dei loro Stati, la sovranità “in quanto i loro popoli non accettano la conquista militare”; in quanto tali popoli possono manifestare, in un modo o nell’altro, l’inalterabile volontà di riacquistare la libertà”. Si aggiunge che le relazioni diplomatiche mantenute con altri paesi hanno fondamento “morale quanto giuridico”; che i membri della comunità internazionale “non possono con onore abbandonare nazioni indipendenti e libere nelle mani di gangster e pirati internazionali”; che la prescrizione non può operare a favore di freebooters anche se essi “man¬tengono per anni i loro maltolti vantaggi territoriali”; non si dà estinzione automatica di nazioni, e sino a quando i popoli occupati “cherish sovereignty in their hearts their nation is not dead. It may be prostrate and helpless and yet revive. It is not to be denied the symbols and forms of sovereignty on for¬eign soil or diplomatitic relations with other nations”; … Altri scrittori ricor¬rono a criteri di legalità, contrapposti al carattere usurpatorio dei governi costi¬tuiti o in via di costituzione nel territorio occupato (come la Francia di Vichy o il governo Quisling di Norvegia) … Altri ancora attribuiscono allo status internazionale del governo o movimento in esilio un fondamento fiduciario. Secondo il Flory, per esempio “Le Comité du Général de Gaulle ne pouvait se prétendre selon l’expression anglo-saxonne que le trustee du peuple français…” “A cet égard [la France libre], pouvait s’appuyer sur le précédent précieux du Comité National Tchécoslovaque pendant la première guerre mondiale.” … “Tratto comune di queste dottrine è, insieme con il realistico riconoscimento della continuità della persona internazionale, l’attribuzione a tale con¬tinuità di un fondamento morale, costituzionale o internazional-costituzionale » (Diritto internazionale, citè, page 129).
  88. Voir pour d’autres détails et considérations, Dinamica, pages 165 ss.; et Diritto internazionale, page 131.
  89. Paragraphe précédent et infra, Section IX.
  90. “E’ strano che il venir meno di una situazione quale il controllo di un territorio possa incidere automaticamente, e con effetti tanto radicali, in una condizione giuridica quale quella di rappresentante d’uno Stato. Oltre ad essere contraddetta dalla prassi della seconda guerra mondiale, la pretesa soluzione di continuità con lo Stato presistente è non meno brusca e misteriosa di quella che secondo la dottrina sopra discussa si verificherebbe — in senso inverso — all’atto dell’assunzione del potere da parte di insorti vittoriosi » (Diritto internazionale, cité, page 130.) Mais encore infra, Section 1X.

    « All’atto poi della restaurazione del governo in esilio a guerra vinta, si produrrebbe la stessa metamorfosi dell’ente da soggetto a organo già discussa a proposito dell’assunzione del potere sull’intero Stato da parte degl’insorti: con l’aggravante che nel caso presente si tratta di riassunzione del potere da parte del medesimo ente che lo deteneva prima della catastrofe ».

    Il y a lieu d’ajouter que certaines variantes des théories (a) ont en plus le démérite de « non spiegare l’estinzione del soggetto astratto Stato, da esse considerata effetto automatico dell’occupazione bellica (che non prelude necessariamente, nelle intenzioni dell’occupante, a un’annessione), e di dover configurare la restaurazione eventuale come nascita di un soggetto nuovo o addirittura come resurrezione: mentre la continuità è in vari casi difficilmente contestabile alla luce della prassi”. (Diritto internazionale, cité, page 130.)

  91. Quoi qu’on concède à la force des choses et à l’adaptabilité du droit des gens aux situations effectives, est-il possible que celui-ci n’oppose aucune résistance, fut-elle très brève, à des faits tellement en contraste avec le prétendu contenu de ses règles? Est-il concevable que la prétendue situation juridique représentative du gouvernement en exil ne resiste une seule minute, au moins en sens purement normatif — c’est-à-dire comme simple condamnation des situations contraires — à l’annexion de la part du vainqueur ou à l’acquisition du pouvoir, dans l’Etat occupé, par un nouveau gouvernement?
  92. Les théories légitimistes et les théories du gouvernement en exil comme trustee — de la population, ou des alliés — apparaissent donc dénuées de fondement. Les gouvernements en exil sont des personnes et continuent d’être des personnes — à capacité, bien entendu, matériellement limitée — grâce au fait qu’ils continuent d’agir en relative indépendance au niveau des relations internationales et quel que soit leur degré de légitimité constitutionnelle. Il est question, en d’autres mots, seulement de vitalité. Vitalité qui dans d’autres conditions pourrait être assurée par des éléments ou facteurs moins dignes de respect! (Dinamica, pages 173-174; Diritto internazionale, pages 142-143.)
  93. Dinamica, pages 152-156; Diritto internazionale, pages 119-123.
  94. Il apparait aussi — contre l’idée de la personne sui generis précaire en

    tout cas qu’au moment ou le comité atteint son but en se plaçant à la tête de l’organisation étatique de la nation liberée il n’y a pas une novation mais continuation, développement de la personne existante (encore infra, Section IX). Tout en prenant une consistance plus grande et une forme nouvelle la personne ne change ni d’identité ni de qualité. Que le Comité polonais de la première guerre mondiale ait continue soi-même dans l’Etat polonais — dans l’organisation duquel il s’est, pour ainsi dire, intégré découle implicitement de la décision rendue sur le .status de cette entité, par la Cour Permanente de Justice Internationale dans le cas Certain German Interests in Polish Upper Silesia (Publications de la Cour, Série A, n. 7).

  95. Supra, paragraphes 2, 5, 20 ss.; et infra, Sections VII et VIII.
  96. Le fait qu’il existe des entités douées de la personnalité internationale et fonctionnellement non qualifiées en droit international par rapport aux Etats malgré le défaut d’un territoire et d’un peuple, ne peut pas être depourvu de signification du point de vue de la position de ces deux éléments par rapport à l’essence matérielle des personnes internationales en général et des Etats eux-mêmes.
  97. Supra, note 4, et infra, Sections VII, VIII, XII-XIV. Une tentative de vindicatio se trouve, précisément, dans Dinamica, pages 55-75 (pour le territoire) et 75-92 (pour le peuple).
  98. On n’a qu’à songer aux territoires coloniaux en général dans la mesure qu’ils ne sont pas organisés en communautés partielles. Mais l’exemple le plus évident est celui des territoires of the Union des Etats-Unis d’Amérique, c’est-à-dire les territoires du West et du Far West incorporés à l’Union fédérale et colonisés par les citoyens de celle-ci mais non érigés en Etats membres. Ce ne fut pas une petite chose. A l’exception des treize Etats originaires de la fédération et de quelques autres, c’est dans ces conditions que se trouvait le territoire de la plupart de ceux qui constituent de nos jours les Etats membres de l’union de l’Amérique du Nord.
  99. Par exemple, l’ordre total peut disposer — grâce au fait que l'”espace national” relève de lui d’une manière immédiate — soit qu’un territoire donné devienne partie de la compétence ou juridiction de la communauté partielle dès le début de l’existence de celle-ci, soit que celle-ci commence à exister avant la disponibilité du territoire ou continue d’exister pour quelque temps malgré la perte de la disponibilité du territoire. La première possibilité est la plus normale. Elle se vérifie chaque fois que le législateur institue un nouveau département, soit dans un territoire colonial ou métropolitain nouvellement acquis soit en modifiant les limites territoriales des départements existants dans l’ancien territoire.

    Bien que moins fréquentes, les deux autres possibilités sont aussi à en-visager car elles sont très significatives par rapport à la condition du territoire des communautés partielles et du rapport entre l’essence et l’identité de ces communautés partielles et “leur territoire”. La première des deux possibilités exceptionnelles se concrétise lorsqu’un Etat institue juridiquement, par une règle constitutionnelle ou une loi, l’entité juridique préalablement au fait — bien qu’en vue du fait — que le territoire qu’il lui destine soit acquis, ou définitivement et complètement acquis, à l’Etat lui-même (conquête coloniale, institution d’une province ou de municipalités en territoire occupé). La deuxième hypothèse se vérifie lorsque une province ou une municipalité continue d’exister pour l’ordre total malgré le fait qu’à la suite de causes naturelles (cataclysmes) ou humaines (occupations ennemies suivies d’annexion de fait, spoliation, révo¬lution, démembrement) le territoire ne se trouve plus, bien que 1’Etat n’y ait pas renoncé, dans la disponibilité matérielle de 1’Etat lui-même. Voir Dina¬mica, pages 62-63; Gli enti, page 56 ss.

  100. Dinamica, pages 60 ss.
  101. Il n’y a pas assez de force probante ni dans la considération que l’existence du territoire n’est pas nécessaire pour assurer à la personne une volonté, car il suffit pour celle-ci l’existence d’une organisation (Dinamica, page 64); ni dans l’objection (à la théorie constitutive) que si la théorie constitutive était exacte la perte d’une partie du territoire devrait comporter l’extinction de la personne (Dinamica, page 65).

    La première objection ne prouve rien à moins que l’on ne démontre que l’établissement d’une entité dans un territoire donné à titre permanent n’est pas un élément conditionnant la personnalité et l’identité de la personne (Dinamica, page 65).La deuxième objection prouve trop. Le fait qu’une personne étatique ne perde pas son identité à cause de la perte d’une partie de son territoire n’est pas une preuve que le territoires tout entier n’est pas un élément de la personne.

  102. Balladore Pallieri, Diritto internazionale pubblico, édition 1952, pages 292-293.
  103. Dinamica, pages 66-67; et infra, Section XII.
  104. Donati, Stato e territorio, Roma, 1924, page 123.
  105. 91a Infra, Section XII.
  106. 91b Intra, Section IX.
  107. Supra, paragraphes 2, 5, 6. Ils se basent sur Gli enti, pages 79 ss., 90 ss.; et La persona giuridica, pages 41 ss.
  108. Dans les fondations, non seulement on retrouve ces deux possibilités extrêmes: mais même pendant l’existence normale de la personne morale il n’y a pas, à la rigueur, des membres “composants” mais plutôt des bénéficiaires, c’est-à-dire des individus rattachés à la personne morale de l’extérieur en tant que destinataires de l’action de la fondation.
  109. Infra, Sections VII et VIII.
  110. Dinamica, pages 89-92 et passim.
  111. Infra, Section XII.
  112. C’est dans un cadre interindividuel — autre que celui du droit international in fieri — que l’on se référait souvent aux seigneurs et aux rois comme aux représentants des peuples. Il est fort probable que dans le cadre interindividuel en question il ne s’agissait pas là d’un rapport de “représentation”” de fait, tel qu’il existe, du point de vue du droit externe, au sein des formations souveraines modernes (infra, Sections VII et VIII). Il s’agissait d’une situation juridique impliquant, avec la légitimation féodale ou divine du seigneur ou du roi dans le cadre du droit “public” universel, la personnalité du seigneur comme représentant et, dans une mesure, celle du peuple. Mais on peut même songer, en ce qui concerne ce rapport de représentation, à une situation ambigue, qui se plaçait à mi-chemin entre droit international in fieri et droit interindividuel en… récession.
  113. Au sujet de ce “divorce” entre droit international et droit constitutionnel, Dinamica, pages 110 ss. (et 68-69, 93-97). Encore, infra, Sections VII, VIII, X et XII.
  114. Ouvrage cité dans la note précédente.
  115. 99a L’individuo, cité, pages 602-608; et supra, Section IV.
  116. Diritto internazionale pubblico, ed. 1952, pages 173 ss., spécialement 176; et Dinamica, pages 115-118.
  117. Dinamica. pages 39 ss.
  118. Supra, paragraphes 1-3, pages 3-9.
  119. Section VI, pages 50 ss.
  120. Supra, paragraphe 2.
  121. Gli enti, page 224.
  122. Sections XII, XIII et XIV (et supra, paragraphes I ss.).
  123. Section IX.
  124. Section V et Section IX.
  125. Voir spécialement les paragraphes 43, 48-53, 56, 75, 77-78, 84, 89-90, 94, 100-106.
  126. Section XIII.
  127. Supra, paragraphe 1.
  128. Et finalement les individus: individus qui seraient ainsi en dernière analyse, en tant que membres des sociétés ou communautés et destinataires des ordres étatiques, les créateurs et les destinataires des normes du droit des gens.
  129. General Theory of Law and State, 1946, page 220.
  130. II y a lieu de noter que Kelsen non plus ne se pose pas le problème de la notion de la personne internationale. Il se pose plutôt le problème de l’Etat im Sinne des Wölkerrechts comme il convient à celui qui a déjà fait son choix au sujet de la nature interindividuelle du droit international: et il résout le problème positivement, grâce précisément, inter alia, à la théorie de la légitimation quasi-fédérale des Etats et des Gouvernements.
  131. Pour expliquer la destination individuelle indirecte de toute règle inter¬nationale — postulat central de la conception constitutionnelle et interindividualiste — il est indispensable d’envisager ce rôle du droit national qui consiste dans la détermination des individus visés (indirectement) par la règle inter¬nationale s’adressant à l’Etat. On couvre ainsi juridiquement, par l’entremise d’ordres nationaux légitimés par le droit des gens (ou autrement placés dans le rôle de compléments du droit des gens) le rapport Etat-individus.

    Or, il en est exactement de même dans le rapport Etat-Gouvernement. La logique de la conception constitutionnelle — et interindividuelle — impose là aussi une couverture juridique. Et encore une fois le seul moyen d’obtenir une telle couverture est de faire jouer, du point de vue et pour les fins du droit des gens, les ordres juridiques nationaux en fonction de compléments du droit des gens. De la même façon que ces ordres assurent de lien Etat-individus, ils assurent le lien Etat-Gouvernement. Le lien Etat-individus précéderait du reste, logiquement, le lien Etat-Gouvernement.

  132. Il est évident que ce qui vaut pour les gouvernements des Etats fédérés, de cantons ou des Länder vaut a fortiori pour les gouvernements des provinces, des départements et des villes.
  133. Supra, paragraphe 2 (page 7).
  134. Il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Il suffira de rappeler que l’ordre fédéral est non seulement en mesure de — et tout au moins disposé à — empêcher la saisie illégale du pouvoir dans un Etat membre (et n’envisage donc pas les gouvernements de fait comme des phénomènes, pour ainsi dire, de tous les jours): il est aussi disposé, et normalement en mesure, d’empêcher l’annexion totale ou partielle d’un Etat membre de la part d’un autre, toutes modifications territoriales des Etats membres devant passer par des procédures fédérales (Dinamica, pages 29-30).
  135. Supra, paragraphe 2, pages 6-9.
  136. Infra, Section X.
  137. Il faut, en d’autres mots, qu’il n’y ait pas de coïncidente parfaite entre

    ce qui se passe ou pourrait se passer d’une part et ce qui devrait se passer d’autre part. Il doit exister un minimum de différence ou de contraste entre l’être et le devoir être. Autrement l’on a, comme observe Horneffer, Die Entstehung des Staates, 1933, page 12: “ein tautologischer Rechtssatz, d. h. eine Sinnlosigkeit und überhaupt kein Rechtssatz”. Encore, infra, paragraphe 105.

  138. Allgemeine Staatslehre, Berlin, 1925, page 127; et maintenant General Theory of Law and State, cité, pages 41-42, 118 ss.
  139. La faiblesse de son raisonnement doit être perçue, du reste, par Kelsen s’il estime devoir ajouter, après avoir admis que le contenu de la règle est factuel: « Dadurch, daβ das Faktische zum Inhalt einer Norm wird, erfährt es einen ganz eigenartigen Bedeutungswandel, es wird sozusagen denaturiert, schlägt in sein Gegenteil um, wird selbst zum Normativen. Nicht von einer `nor¬mativen Kraft des Faktischen’, sondern von einer Metamorphose des Faktischen zum Normativen miüβte man sprechen. Freilich gerät hier das Völkerrecht an die äuβerste Grenze des Bereichs normativer Erkenntnis, an die äuβerste Grenze des Rechtes. Es ist vielleicht gerade noch Recht, wenn es — den fundamentalen Gegensatz von Sein und Sollen gefährdend — zwar nicht jede faktische Macht als Rechtsmacht zu etablieren bemüht ist, aber doch nur eine bestimmte fakti¬sche Macht als Rechtsmacht gelten lassen will. Und in dieser Schwäche des Völkerrechts gegenüber der faktischen Macht, in dieser Neigung des Völker¬rechts, vor den Tatsachen zu kapitulieren, zeigt sich seme wahre Schwäche als Recht, zeigt sich das Problem seiner Rechtsnatur deutlicher als in dem angeb¬lichen Fehlen des Zwangsmomentes » (KELSEN, Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, Tübingen, 1928, page 241.)

    Kelsen s’approche ici tellement d’un point de vue que nous pourrions partager (infra, Sections XII, paragraphe 88, et XIV, paragraphe 106) que nous serions tentés de faire un pas dans sa direction si le voile de légalité (ou de “juridicité”) dont il recouvre le bloβ Faktum de la formation et de l’extinction des gouvernements, des régimes et des ordres juridiques des Etats im Sinne des Wölkerrechts n’était pas le point de départ de toute théorie moniste du rapport entre droit international et droit national (y compris les théories du droit interne comme complément du droit international), et le pivot de toute conception constitutionnelle: et ce voile, hélas, est vraiment trop peu consistant.

    La règle de légitimation des gouvernements devrait jouer le rôle de “cor¬don ombilical” ou de point de soudure entre le droit des gens et les ordres étatiques, de même que la règle fédérale de légitimation des gouvernements locaux est le point de soudure entre l’ordre juridique total et les ordres par¬tiels. La “Schwäche” ne se manifesterait donc pas à la base ou au sommet de l’ordre juridique: comme c’est le cas de l’effectivité en tant que fondement d’un ordre étatique conçu comme originaire et reposant en tant que tel — tout voile mis à part — directement sur le “fait social”. La “Schwäche” se manifesterait à un point central de l’ordre universel, là où cet ordre devrait faire preuve du maximum de force normative et de résistance au bloβ Faktum.

    C’est le point, justement, où le droit international devrait jouer la pré¬tendue fonction de délimitation et coordination réciproque des systèmes natio¬naux. Or, reconnaitre qu’à, ce point là la vis normativa du droit international cède au fait historique peut signifier d’après nous (Gli enti, pages 211-212) une des choses suivantes: ou bien le droit international ne règle rien, et les internationalistes font tous de la théorie dénuée de fondement réél; ou bien le droit international n’est autre chose que du droit public externe, de telle sorte que la légitimation de la nouvelle formation étatique ou gouvernementale s’explique comme la nouvelle “fondation” du droit international effectuée par l’ordre étatique ou gouvernemental national nouvellement instauré; ou encore que l’on se trouve — à ce point — au pôle opposé par rapport au point-limite représenté par la Grundnorm, c’est-à-dire au point de “contact” avec la base sociale du système: au point, en d’autres mots, au delà duquel le droit inter¬national ne va pas (supra, paragraphes 11 ss., et infra, paragraphes 90 et 103).

  140. Nous songeons aux théories de la “priorité du politique” en général et aux théories organiques de l’Etat et des entités collectives, notamment à la doctrine du droit comme organisation ou institution de Santi Romano, à la doctrine de l’organisation de l’Etat — et des entités collectives — comme “fait historique”; et à plusieurs autres théories.

    L’ouvrage fondamental et le plus précieux est représenté par L’ordina¬mento giuridico, Pisa (Annali delle Università Toscane, Nuova Serie, vol. II-XXXVI della Collezione, fascicolo 5, 1917, et vol. III—XXXVII della Collezione, fascicolo I, 1918; 2me édition, Florence, 1945; et L’ordre juridique, traduction française de la 2me édition par François et Gothot avec Introduction de Francescakis, Paris, Dalloz, 1975.

  141. Voir aussi, de Romano, Frammenti di un dizionario giuridico, Milano, 1947, pages 204 ss.
  142. Références dans La persona giuridica, pages 135-139.
  143. Par exemple Sperduti, L’individuo nel diritto internazionale, note 60 au Chapitre II, qui cite (comme fondé sur la même idée générale) le Delit international de Roberto Ago, pages 49 ss.
  144. Gli enti, pages 145 et 160 ss.; La persona giuridica, pages 118 et 135-139.
  145. Pour d’autres théories plus ou moins analogues à celles que l’on vient de résumer dans le texte, La persona giuridica, pages 109 ss.
  146. Voir notamment Romano, L’ordre juridique, cité, paragraphes 15-16.
  147. Voir par exemple Balladore-Pallieri, Dottrina dello Stato, 2me édition, 1964, spécialement pages 162 ss. D’autres critiques sont mentionnées par Romano lui-même, note 1, page 37, de l’edition française citée (sous le paragraphe 16).
  148. Comme noté dans La persona giuridica, page 78; et déjà Gli enti, page 110.
  149. Sur le “réalisme” dans le droit, La persona giuridica, pages 82 ss. Pour une comparaison des théories de Romano et de Kelsen, même ouvrage, page 87 (et encore infra, note 378).

    Malgré nos réserves nous sommes bien loin de nier la grande valeur de l’ouvrage de Santi Romano du point de vue de la théorie générale du droit et du point de vue de la théorie du droit international en particulier. Nous nous référons spécialement au Chapitre II (§§ 25-48) intitulé “La pluralité des ordres juridiques et leurs relations” (pages 77 ss. de l’édition française citée). Nous estimons d’autre part que les équations droit/société, droit/corps social, droit/organisation ou droit/institution, proposées par Santi Romano —équations qui ont exercé et exercent toujours une influente considérable sur une partie importante de la doctrine italienne du droit des gens — cachent des ambiguités et des dangers très sérieux, soit en ce qui concerne la notion generale du droit international, soit dans la théorie de l’organisation internationale.

    a) Au premier point de vue, les équations en question simplifient outre mesure le problème de la nature du droit international en déterminant chez leurs adeptes une minimisation des shortcomings et des lacunes de ce droit. C’est ainsi que l’on arrive jusqu’à prétendre que le droit international serait —en vertu de sa plus grande proximité au fait social et à la structure sociale —plus juridique (ou juridique à plus fort titre) que le droit interne. Et c’est toujours à cause des mêmes équations que l’on est amené non seulement à concevoir une “société des Etats” ou une “sociétés de sociétés” mais encore à estimer soit que la “société des Etats” est malgré tout organisée par le seul fait qu’il s’y manifeste un phénomène juridique, soit que le droit international constitue lui-même un phénomène d’organisation fondé sur des principes de liberté, de décentralisation ou d’autonomie des Etats.

    b) Au deuxième point de vue — c’est-à-dire en ce qui concerne l’organisation internationale — les équations de Roman o servent de base à ces théories trop faciles d’après lesquelles les organisations internationales conventionnelles s’insèreraient parfaitement dans la structure de la “société des Etats”, par rapport à laquelle chacune d’entre elles représenterait (supra, paragraphe 13; et infra, 101) une “communauté particulière” internationale ou supranationale plus centralisée ou moins décentralisée, par le simple effet combiné, pour ainsi dire, du contrat interétatique et de la présence “institutionnelle” des organes internationaux ou supranationaux. La critique de ces positions se trouve dans Rapporti contrattuali; et dans The Normative Role, Appendix.

  150. Supra, Sections I-III, paragraphes 2 et 5; et Section présente, paragraphe 39.
  151. Supra, pages 7-8; et infra, paragraphe 70, notes 232 et 233; et notes 288-289-et 335.
  152. Voir par exemple Romano, L’ordre juridique, cité, note 1 au paragraphe 15, pages 34-35.
  153. Romano, par exemple — L’ordre juridique — est absolument formel: entre Etat (institution) et droit “il existe une identité parfaite” (page 23). Le droit se réduirait à l’institution. Mais il y a identité parfaite chez Kelsen aussi, bien que cet auteur se trouve à l’extrême opposé. Pour Kelsen l’Etat s’identifie au droit dans le même sens que pour Romano le droit est l’Etat, l’institution ou la société organisée.
  154. Fitzmaurice, Chinese Representation in the United Nations, The Year Book of World Affairs, 1952, pages 36 ss., spécialement 43 ss.
  155. La perception de la nature factuelle du rapport entre Etat et Gouvernement du point de vue du droit des gens est rendue plus difficile, précisément, par des ambiguïtés analogues à celles qui rendent difficile la perception de la nature généralement factuelle de la personne du droit des gens.De même que la factualité de l’entité collective personnifiée par le droit des gens est obscurcie par les notions erronément factuelles des entités collectives de droit interne — c’est-à-dire, plus exactement, des personnes juridiques — la nature factuelle du rapport Etat-Gouvernement du point de vue du droit des gens est rendue moins clairement perceptible par la présentation du rapport Etat-Gouvernement en droit national en des termes factuels qui nous paraissent tout à fait inappropriés du point de vue interne. Parmi les sources principales de cette espèce d’équivoque il faut indiquer l’emploi trop désinvolte de la maxime ex facto ius: maxime qui nous semble correcte, mais seulement dans le sens précisé dans le paragraphe précédent.
  156. Infra, paragraphes 49 et 89.
  157. Supra, paragraphes 30-33, spécialement aux pages 57-58.
  158. La première manifestation de doute — notée comme les autres dans Gli enti, pages 14 ss. — venait, que nous en sachions, de Ghirardini, La comunità internazionale e il diritto, Rivista di diritto internazionale, 19191920, pages 3-31, spécialement pages 24-28 (surtout la note 1 aux pages 24 ss.). Cet auteur notait aussi avec perspicarcité que “Il problema della nozione e posizione degli Stati nell’ordinamento giuridico internazionale, che involve molte e grosse questioni teoriche e pratiche di diritto positivo e di teoria generale del diritto, è in realtà tutto il problema dell’ordinamento internazionale”.Les considérations de Ghirardini trouvaient plus tard une certaine suite, d’abord dans les études de Marinoni (La responsabilità degli Stati per gli atti dei loro rappresentanti secondo il diritto internazionale, Roma, 1914) et Biscottini (Volontà e attività dello Stato nell’ordinamento internazionale, Rivista di diritto internazionale, 1942, pages 3-43, spécialement 14) concernant l’action et la volonté des personnes internationales. Ces observations étaient suivies à leur tour, par les considérations de Giuliano, La comunità internazionale e il diritto, Padova, 1950, pages 242 ss. Nos réserves sur les positions de Ghirardini sont indiquées infra, note 404; et celles concernant la position de Giuliano (déjà présentes dans Gli enti et Dinamica), infra, note 181.
  159. 142a Paragraphes 5 et 50 (et Section X).
  160. Paragraphe 45, lettre c).
  161. Je me réfère aux hypothèses magistralement résumées par Morelli dans ses Nozioni di diritto internazionale, Padova, 1963, pages 76ss.
  162. Supra, paragraphes 2, 5, 6 (b) et 9-10.
  163. Supra, paragraphes 6 et 9.
  164. Précisions sur ce point infra, paragraphes 61 et 104, (b) et (c).
  165. Ce phénomène est lié à ce que nous appelons la limite verticale du droit des gens (supra, paragraphe 4; infra, paragraphe 90. Adde The Normative Role, pages 646 ss. et 698 ss., spécialement 704 s.).
  166. Infra, Sections X et XI.
  167. Sur l’autonomie, voir spécialement Romano, Frammenti di un dizionario giuridico, cité, pages 14-30.
  168. Sur cette dernière notion, in fra, paragraphe 89; et The Normative Role, pages 700 ss.
  169. The Normative Role, page 620; et infra, paragraphe 50 (b).
  170. Le phénomène de la personnalité marginale des entités dépendantes, illustré par Morelli, Nozioni, cité pages 138 ss., spécialement 140-145, offre de notre point de vue des indications précieuses en ce qui concerne, justement, la factualité de l’indépendance et le rapport entre l’autonomie et l’indépendance.

    Le phénomène en question, duquel on peut répérer peut-être un antécédant lointain dans cette espèce de “dédoublement” des seigneurs féodaux — qui se présentaient à tour de rôle, pour ainsi dire, comme puissances (entre eux et même par rapport à la royauté) et comme sujets du roi: dédoublement qui explique les débuts des règles du droit international en constance des rapports féodaux de dépendance (infra, paragraphe 80).

    D’autres exemples sont représentés par certains Ordres religieux-militaires, tels que les Templiers, l’Ordre Hospitalier de Saint Jean et l’Ordre de Malte, ainsi que par certaines compagnies coloniales.On songe aussi à ces phénomènes, inter alia, lorsqu’on considère la condition des sociétés multinationales.

  171. Dans The Normative Role, pages 698 ss., nous nous sommes exprimés peut-être avec moins de précision. Les termes employés sont moins inexacts dans Le domaine réservé, cité; et infra, paragraphe 89.
  172. Infra, paragraphe 75.
  173. Supra, paragraphes 5 ss., et infra, paragraphes 103 ss.
  174. Nous songeons — à ce propos et à d’autres — aux considérations sur les personnes internationales qui figurent chez Brierly, The Basis of Obligation in International Law, Oxford, 1958, pages 18 ss.; et au passage de Hobbes, cité par cet auteur à la page 32.
  175. Infra, paragraphe 75.
  176. En ce qui concerne les organisations internationales nous renvoyons à Rapporti contrattuali, pages 130-137; et The Normative Role, spécialement pages 675-684.
  177. Infra, paragraphe 67.
  178. Infra, paragraphes 59 se.; et supra, paragraphes 34-36 et 45 (a).
  179. Les diversités de régime présentent cependant, bien que toujours au sens matériel, une importante primordiale de plusieurs points de vue. Il faut noter, inter alia (Section suivante) que la comparaison des personnes à régime démocratique avec les personnes internationales à régime totalitaire ne donne pas toujours des résultats encourageants du point de vue des chances de développement des institutions démocratiques. En effet, la meilleure disposition des régimes libres en ce qui concerne le bon gouvernement de la communauté humaine (du point de vue externe aussi bien que du point de vue interne) ne représente pas toujours un atout du point de vue de l’aptitude de la personne correspondante à se “débrouiller” dans le milieu international.Dans la conduite des relations internationales les régimes moins libres profitent beaucoup du haut degré d’unité qu’ils sont en mesure d’imposer chez eux en ce qui concerne l’action gouvernementale. Les régimes totalitaires se présentent ainsi sur la scène internationale — en tant que puissancestout au moine à brève échéance — dans la condition, hélas, d’organismes plus vigoureux. Voilà encore un exemple du contraste entre les valeurs et les exigences du milieu interindividuel et les valeurs et les exigences du milieu des puissances (The Normative Role, pages 655 ss.).
  180. Je me réfère aux données sur lesquelles se fonde la notion factuelle de l’action et de la volonté des personnes internationales. Ces données sont indiquées aux paragraphes 60 ss.
  181. Même dans les formulations les plus courantes de la definition de la personne internationale comme Etat, composé des trois éléments “constitutifs” traditionnels — peuple, territoire et organisation souveraine — on perçoit la notion de la variabilité et de l’élasticité de la consistance de ces éléments et de la personne. Il n’en est donc pas autrement en ce qui concerne l’essente matérielle de la personne internationale telle que nous l’entendons.
  182. Supra, Section V; et le paragraphe 50 (f) de la Section présente.
  183. Infra, paragraphe 78.B ss.
  184. Infra,, paragraphes 79 et 80.
  185. Dinamica, pages 111-114.
  186. Dans le sens précisé au paragraphes 79-80 (et dans The Normative Role, pages 653 s.).
  187. Il faudrait expliquer en outre de quelle manière exactement le déplacement, pour ainsi dire, de la personnalité internationale — de l’endroit des seigneurs, et des rois à l’endroit d’entités différentes — ait été effectuée par le droit international en faveur des Etats ou des Gouvernements plutôt qu’en faveur des peuples, des nations et des individus (Dinamica, pages 112 ss.). Il faudrait expliquer encore comment ce prétendu développement constitutionnel-international ait été accompagné si peu par la formation, justement, d’un droit public ou constitutionnel universel que la formation et les vicissitudes des Etats et des Gouvernements se présentent de nos jours, du point de vue du droit international, dans les termes que nous sommes en train de constater: c’est à dire en des termes si factuels que les despotismes les plus acharnés se trouvent, du point de vue international, exactement sur le même pied tout régime libre, et se trouvent même avantagés (supra, note 162).Sur l’interprétation de la personnalité des personnes physiques des souverains comme signes… d’ouverture du droit international vers l’humanité — interpretation, selon nous, aberrante — il n’y a pas besoin de revenir ici (Dinamica, page 99).
  188. Supra, paragraphe 5, et Dinamica, pages 120-122 (et 83-88).
  189. Supra, paragraphe 45 (et 44).
  190. Supra, paragraphes cités dans la note précédente.
  191. L’identification de la personne internationale au gouvernement semble trouver encore un appui dans l’existence des sujets “autres”: dont quelques uns apparaissent précisément comme des organisations gouvernementables pures et simples, dépourvues ou détachées, pour ainsi dire, de ce que l’on appelle les “éléments” d’un Etat.
  192. Supra, paragraphes 48-50, et infra, paragraphe suivant.
  193. Supra, paragraphes 48 et 51; infra, paragraphes 89-90 et 102-106.
  194. Supra, paragraphes 2, 43 s., 48 s,; et infra, paragraphes 89-90.
  195. Infra, Section X.
  196. Supra, Sections IV-VII, et infra, note 392.
  197. Notamment dans les paragraphes 89 s., 91-94 et 102-104.
  198. Nous sommes mal compris par Quadri et Giuliano s’ils peuvent trouver si facilement des analogies avec des conceptions qui ne sont pas les nôtres. Nous avons noté déjà (Diritto internazionale, cité, pages 43-44 du tirage à part, paragraphe 18) que Quadri nous comprend mal lorsqu’il finit —en prétendant que nous avons essayé de développer ses idées — par nous ranger par force parmi les adeptes de la théorie de la personne réelle de l’Etat avancée par Donati et Marinoni: théorie que Quadri partage et dont nous disions en toutes lettres (Dinamica, pages 83 ss.) qu’elle ne convient ni à la personne étatique interne ni — en vue de ses implications fonctionnelles — à la personne internationale “correspondante”.

    Giuliano, à son tour (Diritto internazionale, I, 1974, page 534, note 49) fait quelque chose d’assez semblable lorsqu’il a l’air de vouloir identifier notre tentative de révision de la théorie de la base sociale à une “critique” de la notion de l’Etat du droit international comme personne morale. Tout d’abord la critique en question, qui faisait suite à des réserves analogues de Ghirardini, Marinoni et Biscottini indiquées supra, note 142, n’était pas accompagnée par la moindre tentative d’approfondissement de cette notion de la personne morale et de la personne de l’Etat qui nous a paru et nous parait absolument indispensable pour les raisons de méthode indiquées plus haut et dans les paragraphes 102 et 104 (a). Deuxièmement, cette “critique” n’est possible, selon notre manière de voir, qu’à la condition de se débarrasser des fausses conceptions des personnes morales comme entités réelles et d’adopter une conception moins rudimentaire et aussi proche que possible de ces conceptions juridiques de la personne morale que nous défendons (supra, paragraphes 2, 6-10, 59, et infra, paragraphes 104 s.). Sans cela on n’est pas à même de se libérer de la théorie des deux faces (infra, paragraphe 53). Troisièmement, cette “critique” a amené Giuliano — à défaut, précisement, d’une notion juridique de la personne morale — à défini la personne internationale comme entité supraordonnée ou “ente di governo”: notion qui représente un portrait aussi fidèle de la “persona reale dello Stato” de Donati — manifestation typique, celle-ci, de l’idée de l’entité à double face — que la définition adoptée par Quadri.Les positions des auteurs en question restent d’après nous toujours trop proches de celles de la doctrine que nous qualifions de constitutionnaliste. Elles ne dégagent suffisamment la personne internationale par rapport à l’Etat et au Gouvernement, ni en ce qui concerne l’essente et les traits matériels de la personne internationale, ni en ce qui concerne cette qualification fonctionnelle qui est implicite, comme on l’explique ci-dessus, dans la définition de la personne comme “ente di governo”.

  199. Corso di diritto internazionale, édition posthume, Padova, 1955, pages 111-115.
  200. Perassi, Lezioni di diritto internazionale, Parte prima, Padova, 1961, page 47; et Ago, Lezioni, cité, pages 50-51, ainsi que 18-21.D’après ce dernier auteur (pages 50-51) il faut “tenere chiaramente distinti i soggetti dei due ordinamenti. Ciò non significa già che questi ultimi non possano rispettivamente considerare come propri soggetti i medesimi enti di fatto, cosa possibilissima e che in realtà si verifica. Ma significa invece che, malgrado l’identità dell’ente di fatto, i due soggetti su di esso creati dai due ordinamenti rimangono del tutto distinti, e non è in alcun modo lecito confonderli”.
  201. Par exemple d’après Ago, qui s’exprime là-dessus avec sa clarté habituelle (Lezioni, cité, pages 18-21), il faudraít se garder des conceptions erronées des personnes juridiques: “Occorre guardarsi, a questo proposito, dalle conseguenze della più che abusata affermazione secondo la quale la persona giuridica sarebbe una mera creazione del diritto. Indubbiamente la personalità giuridica di un ente collettivo, così come quella di un individuo, non può essere affermata che sulla base di un dato ordinamento giuridico. Ma ciò non toglie che quell’ente collettivo o persona giuridica di cui l’ordinamento fa, come di una persona fisica, un punto di attribuzione di diritti e di obblighi… sia nella sua struttura intrinseca un’entità più che reale, risultante dal fatto che una pluralità di persone fisiche abbiano coordinato certe loro attività in una organizzazione concreta …” (pages 19-20).
  202. Paragraphe 42.
  203. Sections X (paragraphe 70), XII/B et XII/C (paragraphes 84 s. et 90), XIII (paragraphes 94 et 99) et XIV.
  204. Infra, paragraphes 68-70.
  205. Paragraphes précédents.
  206. Nous avons donc été mal compris par quelques uns de nos Collègues. Nous avons été mal compris par Paone, par exemple, s’il nous reproche d’appliquer deux conceptions différentes de l’Etat et du droit selon que nous les considérons du point de vue national ou du point de vue international (Paone, Concetto di comunità internazionale e mutamento delle condizioni storiche, Milano, 1973, pages 314 et suivantes, spécialement 325).Au contraire, non seulement nous ne partageons pas la doctrine des deux faces (supra et paragraphes suivants), mais nous n’avons jamais songé à un droit unique qui se conduise de manière différente au niveau national et au niveau international. Il sera expliqué dans les Sections suivantes (XII-XIV) que le genus des règles qui régissent les relations entre les personnes internationales n’est pas le même que celui des règles qui régissent les rapports entre les individus. Et les deux genera diffèrent du point de vue des milieux dont ils émanent aussi bien que du point de vue des domaines dans lesquels ils agissent.
  207. Infra, paragraphe 104 (a) et note 389.
  208. Paragraphes précédents.
  209. Nous n’avons naturellement rien à redire en ce qui concerne le cas où la guerre civile se termine par la debellatio des insurgés.

    Dans ce cas, l’entité qui pendant quelque temps s’était présentée comme personne distincte de droit des gens, disparait au sein du body politic principal de l’Etat ou répare en exil. C’est tout-à-fait conforme à la réalité de dire tout simplement qu’elle cesse en tant que personne.

  210. Supra, pages 36 ss., spécialement 44-45.
  211. D’après cette idée les insurgés subiraient une espèce de capitis dimi¬nutio qui les rélègue au rang d’agents (dépourvus d’une personnalité même secondaire de droit international) pour le compte d’une entité qu’ils créent eux-mêmes et avec laquelle il n’ont aucun rapport juridique international. Dans notre perspective — et surtout à la lumière des Sections VII, VIII (et V) — la phase “gouvernement de fait local” se présente comme le stade ultérieur de cette croissance qui a porté les insurgés, du néant juridique (international) dont ils étaient sortis, à la personnalité de droit des gens.
  212. Supra, paragraphe 39.
  213. Infra, Section X; et supra, paragraphe cité dans la note précédente.
  214. C’est vraisemblablement le cas de la révolution russe et de la révolution chinoise. C’est le cas, probablement, des changements de régime dans l’Europe orientale à la suite de la deuxième guerre mondiale.

    Dans ces cas la mutation affecte la structure et la politique extérieure de la personne d’une façon tellement profonde, qu’il est difficile de la classer, selon la conception traditionnelle, comme un simple changement dans l’organisation des mêmes personnes.

    Dire par exemple que les instaurations de républiques “populaires” dans l’Europe de l’Est constituent une série de changements de gouvernement comparables à un changement de “clique” gouvernementale ou à un changement non strictement constitutionnel comme le passage au régime de De Gaulle en France (sinon à des simples changements de Cabinet au Royaume Uni), signifie pousser un peu loin les conséquences d’une théorie — la distinction entre Etat et gouvernement en droit international (Section VII) et l’identification de la personne à l’Etat (Section VIII) — qui nous paraît trop faible et inconsistante du point de vue des réalités aussi bien que de la logique (infra, note 392).

    Dans l’analyse de la question d’identité des républiques populaires on ne peut pas négliger le haut degré de similarité des changements qui ont déterminé leur établissement à certains cas récente de démembrement ou, pour ainsi dire, de gémination. Je me réfère aux cas dans lesquels des facteurs et des événements du même genre de ceux qui ont amené les changements de régime en question, ont déterminé — à la suite d’une série plus ou moine complexe de facteurs internes et externes — un démembrement du body-politic en deux parties, correspondant à des régimes différents et évidemment inconciliables, et doués toutes les deux d’une telle stabilité que la question de personnalité internationale a été résolue sans hésitation d’une manière positive pour les deux. La division de l’Allemagne, de la Corée, du Vietnam — et celle de la Chine — sont des exemples importante. Dans chacun de ces cas, il y a eu sans doute, à partir d’un certain moment, deux personnes internationales, malgré le fait qu’à un moment antérieur il était plutôt question de deux régimes ou gouvernements rivaux et malgré le fait que de chacun des deux cotés il existait un ordre juridique qui “se concevait”, pour ainsi dire, comme ordre total par rapport au pays tout entier.Or, dans chacun de ces cas de “gémination”, les entités rivales, dont l’on reconnait sans hésitation la personnalité internationale distincte, ne différent pas plus l’une de l’autre, que chacune des républiques “populaires” de l’Europe orientale ne diffère du régime qui la précédait dans le temps.

  215. Nous avons vu plus haut (aux Sections I et VIII) que les communautés partielles sont, en droit interne, des instruments (juridiques) de relations juridiques interindividuelles conditionnés de l’intérieur par l’ordre de la société totale. C’est donc tout-à-fait normal que le droit de la société totale détermine le moment initial et le moment terminal (ainsi que les conditions) de leur existence.En premier lieu le droit interindividuel de la société totale est en mesure, en tant que tel, de qualifier des individus comme membres de la communauté partielle et de cali their obedience à la corporation dans les limites de la compétence assignée à celle-ci. En deuxième lieu, le droit interindividuel de la société totale est même en mesure, en tant que tel, de conférer des droits et des obligations au centre artificiel d’imputation ainsi érigé, même avant que les individus qualifiés comme membres se soient rangés effectivement autour de lui. Il peut donc également “maintenir en vie” l’entité artificielle et au moins certains de ses droits et de ses obligations après que l’organisation se soit écroulée pour des causes internes ou externes et après que les individus qualifiés comme membres aient disparu ou aient échappé matériellement au contrôle de la corporation dans le domaine de sa compétence. La procédure de “liquidation” est un des exemples le plus frappants de ce phénomène.
  216. Bien entendu, la fondation ou la restauration d’un Etat peut être l’objet d’un traité. Mais ce traité ne s’adresse qu’à des “Etats” ou à une organisation internationale — pour qu’ils fassent ce qui est necessaire ou ne fassent rien de contraire au but du traité.La future base sociale de l’Etat qu’il s’agissait, par exemple, de fonder, est au départ une destinataire possible seulement de l’action normative des puissances et, le cas échéant, des organisations contractantes. Une fois entamée la formation effective, cette même base sociale sera destinataire aussi de l’ordre juridique de l’Etat en voie d’établissement. On est là — mais là seulement —dans le domaine de l’interindividuel.
  217. Que pour le droit interne la continuité-identité des personnes juridiques soit à son tour — tout comme les conséquences qui en découlent pour les droits et les obligations de la personne — une situation juridique, c’est-à-dire quelque chose que l’ordre juridique total décide lui-même, ne veut pas dire qu’il en est nécessairement de même pour l’identité ou la non identité de l'”Etat” en droit des gens.L’attitude du droit des gens à l’égard de la continuité-identité de ses personnes ressemble à l’attitude du droit interne à l’égard de l’existence-inexistence de l’entité correspondant à une personne physique. Contrairement aux personnes juridiques, les personnes physiques existent ou n’existent pas, en fait. Le droit ne s’occupe que des conséquences, notamment du sort des droits et des obligations dont la personne est ou peut devenir titulaire. Le droit international pour la simple raison qu’il n’est pas le droit universel des hommes — ne se conduit pas autrement en ce qui concerne ses personnes.
  218. Tout au plus, la Déclaration des Londres pourrait théoriquement être interprétée comme imposant de considérer l’identité comme existante, c’est-àdire de faire “comme si”, dans certains des cas (où l’identité n’existait pas en fait) une identité existait. A part le manque d’intérêt d’une obligation de ce genre — une obligation ayant un objet théorique ou scientifique — l’identité serait dans cette hypothèse (assez absurde) une pure fiction. Elle ne serait pas, d’autre part, plus “fictive” que la doctrine de la continuité absolue elle-même.
  219. Recognition in International Law, Cambridge, 1947, page 111.
  220. Jusqu’à ce que les négociateurs et les arbitres soient obligés à procéder sur la base de la théorie (discutable) de l’identité absolue de la personne et d’une réduction exceptionnelle (mal expliquée) des obligations existantes, la partie in-téressée à la réduction des obligations aura beau jeu à invoquer cette théorie là où il lui convient de maintenir le status quo — par exemple en matière de droits — sans perdre, ainsi faisant, les chances qui lui sont offertes par l’exception pour s’opposer à la continuation de ses obligations ou de certaines de celles-ci. Dans le but de réduire ses dettes, en d’autres mots, le nouveau régime trouvera utile de ne pas devoir invoquer la non identité, argument qui mettrait en danger ses crédits. Il lui convient d’accepter l’idée — bonne ou mauvaise — de l’identité pratiquement absolue à fin de se prévaloir des nouvelles circonstances comme fondement des exceptions couvrant les dettes qui lui conviennent moins.

    Si, au contraire, on admettait que dans des cas extrêmes l’identité de la personne peut être atteinte — et il s’agit des mêmes cas, après tout, dans les; quels la pratique admet le recours aux négociations et aux exceptions — toute la question apparaîtrait sous une lumière plus claire. La règle générale reste¬rait l’identité de la personne et la continuité absolue de ses droits et obliga¬tions. L’exception serait la non identité suivie d’une succession plus ou moins totale — et plus ou moins automatique — de la nouvelle puissance dans les droits et les devoirs de l’ancienne.

    Dans ce cadre — plus logique et plus réaliste en même temps — la partie intéressée devrait donc faire un choix, en premier lieu, entre un claim of iden¬tity et un claim of non-identity. Si elle choisissait l’identité — et celle-ci était acceptée ou démontrée — elle devrait accepter (sauf négociation) la continuité absolue en matière de devoirs aussi bien qu’en matière de droits. Chaque partie, en d’autres mots, serait obligée d’accepter les conséquences de l’identité “en bloc”, qu’elles lui soient favorables ou défavorables.

    On pourrait par contre mettre en question des obligations ou des droits seulement dans le cas de “non-identité” invoquée, acceptée et déterminée. Même dans cette hypothèse, cependant, les parties intéressées auraient moins de chances de confondre les facteurs objectifs et les facteurs subjectifs dans la présentation de leurs arguments. Les questions d’ordre subjectif — celles con-cernant la personne atteinte par le changement — seraient à ce point tranchées par la solution négative de la question d’identité. Une fois résolue cette question par la négative, les parties n’auraient qu’à discuter chaque droit ou obligation, ou chaque traité ou clause, dans ses conditions et éléments objectifs.

  221. Nous renvoyons, pour précisions et développements, a l’étude comparative effectuée dans Gli enti, pages 121-170 et 319-371. Un résumé se trouve dans Diritto internazionale, pages 58-75.

    Dans les deux premiers ouvrages nous avions tenu compte des développements qui les précédaient, notamment des contributions de Marinoni et Biscottini rappelées supra, note 142.

    Nous avons essayé de tenir compte ici, dans la mesure du possible, de quelques uns des Rapports de Roberto Ago sur la responsabilité internationale (Commission du Droit International) et de certaines remarques qu’il nous adresse.

  222. Ce point est repris ci-dessous, au paragraphes 68-70.
  223. lnfra, paragraphes cités dans la note précédente.
  224. Supra, pages 15 ss. et paragraphes 49 s., 89 s. et 104-106.
  225. Sur les raisons de lege ferenda qui s’ajoutent à celles de droit en appui de cette interprétation du phénomène, infra, paragraphes 69-70.
  226. Diritto internazionale, cité page 28, note 3 (paragraphe 10).
  227. Diritto internazionale, cité page 62, note 2 (paragraphe 28).
  228. Infra, paragraphes 69-70 et 90.
  229. Supra, paragraphe 56 et notes 198 et 200; et infra, paragraphes suivants de la section présente et paragraphes 104 (a) ss.
  230. Supra, lieux cités dans la note 207.
  231. Infra, paragraphe 90.
  232. Paragraphe 47. Nous rappelons que nous ne voyons pas dans la personne internationale une entité “naturelle” (cfr. Ago, Troisième Rapport sur la responsabilité des Etats, Annuaire de la C.D.I., 1971, II, paragraphe 58, note 78): ce serait évidemment absurde (supra, paragraphe 47, et infra, paragraphe 104 (c).
  233. Qu’on songe, par exemple, à l’action dont découle la responsabilité de l’Etat pour dommages causés à un agent diplomatique ou au Chef d’un autre Etat par l’action d’un particulier. Comme nous essayons de l’expliquer sous, notes 220 et 231, l’acte international auquel la responsabilité se rattache se compose vraisemblablement d’après nous (dans le “cadre” de l’unité sociologique à laquelle la personne internationale s’identifie) soit de l’acte individuel soit des actions ou omissions des agents de l’Etat en même temps. Le phénomène pourrait evidemment être expliqué de manière différente, en laissant le fait du particulier en dehors de l’acte de la personne internationale, acte qui serait ainsi compose seulement des actions-omissions d’individus appartenant à la “machine gouvernementale”.

    La pratique internationale ne manque pas d’indications dans les deux directions.Il est cependant évident que le choix éventuel de la première théorie (infra, note 220) et l’inclusion éventuelle du fait du particulier dans l'”ensemble” que l’on appelle acte illicite international ne saurait pas impliquer nécessairement que le fait du particulier soit matériellement rattaché tel quel à la personne internationale. Par exemple, dans l’hypothèse que le fait du particulière consistait dans l’assassinat d’un agent diplomatique, on ne dirait pas sic et simpliciter, une fois constatées des négligences de la part des “autorités”, que la personne internationale est l’auteur d’un assassinat. L’acte illicite international ne s’identifie à aucun des éléments dont factuellement il se compose. La personne internationale portera evidemment une espèce de responsabilité qui est rapportée à une hypothèse normative “composite” dont le fait du particulier ne fait pas partie ni en tant que tel ni sous la dénomination qui le caractérise en droit national. Nous ne comprenons pas très bien l’observation de Ago (Quatrième Rapport, cité, paragraphe 139, note 268), d’après laquelle l’action de l’individu et l’omission éventuelle de l’organe “ne contredisent pas du tout les mêmes obligations internationales de l’Etat”.

  234. Ces hypothèses se réalisent essentiellement dans le cas d’une déclaration de volonté confiée à, et délivrée par, un nuncius (Gli enti, pages 124 ss.) et dans le cas d’actions ou omissions desquelles découle ce que les civilistes appellent responsabilité pour le fait d’autrui, c’est-à-dire d’une autre personne; ou bien pour le fait d’un servus ou d’une “chose” (Gli enti, page 126). La complication dans ces hypothèses consiste, le cas échéant, dans la nécessité de déterminer l’existence d’un rapport matériel entre la personne principale et l’autre personne (nuncius ou incapable), le servus ou la chose.On verra tout de suite dans le texte que c’est justement ce genre de complication qui se présente normalement pour les actions ou omissions de personnes internationales.
  235. Comme nous essayerons de montrer plus loin (infra, paragraphes 104 s..), à l’origine de ces équivoques et ambiguités se trouve, vraisemblablement, un défaut de perception adéquate: (i) de ce que Morelli appelle la relativité, des valeurs juridiques (internes et internationales); (ii) des termes réels de la séparation du droit international du droit interne, notamment de la séparation des sources; et (iii) de la distinction entre droit et fait.
  236. Infra, paragraphes 69-70.
  237. C’est dans le sens indiqué dans le texte que nous estimions (Gli enti, page 365, et Diritto internazionale, page 72) qu’il faudrait peut-être, en ce qui concerne la responsabilité pour fait du particulier, rapprocher cette hypothèse, en vue justement de la nature sociologiquement composite et factuelle de la personne internationale, de l’hypothèse de responsabilité pour fait du fonc¬tionnaire (ou organe) inférieur. Il s’agirait de considérer le fait du particulier (de même que l’on doit le faire sans doute pour l’action-omission du fonctionnaire inférieur) comme un élément de l’acte de la personne internationale dans le sens indiqué tout à l’heure (dans le paragraphe précédent). Comme indiqué dans Gli enti e Diritto internazionale, lieux cités, on devrait peut-être recourir au concept barbare de la “solidarité de groupe” en sens “germanique” ou autre, rappelé (et rejeté) par Anzilotti.

    A part les nombreux ouvrages concernant ce genre de phénomènes (parmi lesquels se range celui de Jacques LAMBERT, La vengeance privée et les fon-dements du droit international public, Sirey, 1936), nous trouvons très sug-gestive l’idée de BLOCH, La société féodale, 1968, page 192 (à propos des vendettas et des faides) que “l’acte de l’homme se propageait, au sein de son lignage, en ondes collectives”.

    Voir aussi, sur le point, KELSEN, General Theory, pages 186 ss., spéciale-ment 187 et 189 ss., spécialement 190-191.

  238. Infra, paragraphe 90.
  239. Supra, paragraphe 2 (page 7), et infra, notes 233 et 288-289.
  240. Ces données sont confirmées dans l’ouvrage approfondi de Ferrari-Bravo, Diritto internazionale e diritto interno nella stipulazione dei trattati, Napoli, 1964, points cités dans Diritto internazionale, page 67 (paragraphe 29-A) et pages 73 ss. (paragraphe 30). Voir, encore, infra, paragraphe 98.
  241. Gli enti, pages 330-333. La conclusion indiquée dans le texte cadre parfaitement avec les considérations d’ordre pratique développées par plusieurs auteurs, notamment par Fitzmaurice, passage reproduit dans Gli enti, pages 331-332.
  242. Nous avons essayé d’expliquer ailleurs que les exceptions indiquées par Morelli — agents diplomatiques et commandants militaires pendant l’état de guerre — ne constituent pas, à bien voir, des véritables exceptions (Gli enti, pages 367-371). Même, du reste, s’il s’agissait d’exceptions, la règle resterait l’effectivité, c’est-à-dire la factualité pure et simple.
  243. Supra, Section VII (paragraphe 40).
  244. A l’époque de nos vieilles études concernant les bases sociales du droit des gens, le concept était employé également, inter alios, par Rolando Qua¬dri et plusieurs autres membres de l’école italienne. Les indications figurent dans Gli enti, pages 129-130 (note 167), et Persona giuridica, page 100.

    Le seul parmi ces auteurs qui maintenant rejette l’idée est Quadri (lieux cités dans notre Diritto internazionale, pages 29-30, sous le paragraphe 11).

    La satisfaction de voir nos idées partagées en si haut lieu est quelque peu atténuée par la circonstance qu’au moment de prendre, justement, sa nouvelle position, notre distingué Collègue n’ait pas accompagné son exposé de une certaine argumentation concernant la distinction entre “fatto proprio” et “fatto altrui” dans la théorie des actes juridiques qui nous avait parue et nous paraît toujours essentielle pour justifier notre opposition à l’idée d’une imputation juridique de faits ou d’actes. Cette argumentation, rappelée brièvement dans le texte ci-dessus, figurait dans Gli enti, pages 128-134, et La per¬sona giuridica, pages 98-106.

    Cette “lacune” dans l’exposé de Quadri ne nous ferait aucun souci si dans l’édition du Troisième Rapport Ago sur la responsabilité internationale parue sur la “Rivista di diritto internazionale” (1971, page 344, note 74), le distingué Rapporteur n’avait pas adressé à Quadri des remarques critiques qui dans l’édition Nations Unies du même Rapport (Annuaire de la C.D.I., 1971, para-graphe 58, note 78) figurent à notre adresse; et si nous n’avions pas l’impression que ces remarques critiques de Roberto Ago finissent par être elles aussi quelque peu insuffisantes (paragraphe suivant). Il pourrait bien se faire que cela soit, justement, une conséquence de la lacune que nous trouvons dans l’exposé de Quadri, dont le Rapporteur s’était vraisemblablement servi avant de nous mettre en cause directement.

  245. Persona giuridica, pages 102-103 (Gli enti, pages 131-132).
  246. lnfra, paragraphe 90.
  247. Il en est de même dans les hypothèses d’interposition de personne telles que la représentation ou la communication par nuncius. Là aussi, bien entendu, il y a différentes mesures et qualités de participation de la part de la personne principale. Si je transmets mon consentement par un nuncius je fais directement beaucoup plus que je ne fais si je conchie un contrat par l’entremise d’un représentant.
  248. Le distingué Rapporteur de la C.D.I. sur la responsabilité internationale nous pose la question de savoir quel serait (selon notre manière de voir) le fait décisif, celui qui perfectionne l’acte illicite international.Il nous semble évident qu’ici comme ailleurs (y compris le domaine des actes illicites des personnes physiques de droit civil) il n’y a pas, dans l’ensemble des faits que l’on unifie dans la notion d’acte juridique, tellement d’éléments plus essentiels ou plus décisifs que les autres. En principe, les éléments du fait-acte sont tous sur le même pied, y compris, le cas échéant, les faits de fonctionnaires inférieurs ou, peut-être, les faits de particuliers (supra, notes 216 et 220).
  249. Il y a lieu de noter encore, en ce qui concerne, la position du distingué Rapporteur sur la responsabilité internationale, que Ago nous parait moins lointain, au fond, des positions de Perassi et Morelli concernant les conditions de l’imputation qu’il n’a l’air de penser lui-même.

    Il est vrai qu’en principe Ago rejette énergiquement (paragraphes 113 ss. du Troisième Rapport et passim) — et non sans satisfaction pour nous aussi — l’idée d’après laquelle l’organisation de la personne internationale serait “juri-dicisée” par le droit international (idée de Perassi et Morelli que nous avions critiquée à fond). Cependant, cette “juridicisation”, non seulement fait sentir sa présence entre les lignes du discours de Ago, notamment sous les paragraphes 117-120 du même (Troisième) Rapport, mais réapparait dans une forme expresse — et non sans emphase — dans le paragraphe 106 de ce Rapport.

    Il est dit dans ce paragraphe, inter alia (et déjà dans la partie précédente du même document) que “l’attribution à l’Etat du comportement adopté en fait par des êtres physiques est nécessairement basée sur des données juridiques et non pas sur la reconnaissance d’un lien de causalité naturelle”.

    Personne, que nous sachions, n’a parlé à ce propos de causalité naturelle (et pour nous il s’agit évidemment de causalité historique ou sociologique). Mais d’où viendraient, par contre, les données juridiques? Faut-il donc penser que d’après Ago il y aurait non seulement une opération d’imputation juridique, mais une opération juridique basée sur des données également juridiques? Si tel était le cas, qu’est-ce que seraient ces données juridiques sinon l'”organisation” (juridique internationale) envisagée par Perassi et Morelli et discutée ci-dessus et dans les paragraphes précédents?

    La situation n’est pas éclaircie, il nous semble, par l’observation de Ago (Troisième Rapport, cité, note 78, sous le paragraphe 58) d’après laquelle “Lorsqu’on parle, d’ailleurs, de l’attribution par le droit de certains faits individuels à l’Etat sujet de droit international, on n’entend pas dire que ce rattachement soit l’effet spécifique de règles ayant une telle destination. La considération du fait matériel d’un individu comme fait de l’Etat est simplement une des premisses en vertu desquelles opère la règle de droit international, qui, dans certaines, conditions, attribue à l’Etat une responsabilité internationale”. En droit coutumier, il nous semble (et même en droit écrit), il est bien difficile de dire à quel point finit une règle et en commence une autre. Par conséquent, il importe peu que la prétendue imputation juridique (fondée sur des “données juridiques”) soit effectuée par une règle ad hoc ou plutôt par un élément ou par une portion de règle. Le point essentiel est celui de savoir s’il y a — ou s’il n’y a pas — une opération juridique d’imputation de faits ou d’actes effectuée par le droit. Si Ago estimait à ce point qu’une opération juridique de ce genre n’existe vraiment pas, nous serions satisfaits de l’avoir finalement convaincu.

    La réponse à ces questions est liée peut-être, inter alia, à la notion de Ago (Ouvrage, cité infra, note 335), d’après laquelle les Etats seraient libres de s’organiser comme ils veulent en vertu du même principe “inspirateur” de liberté qui protègerait — selon le droit des gens — leur domaine interne.

    A part les considérations qui suivent dans le texte, la thèse du distingué Rapporteur de la Commission montre sa faiblesse — selon notre manière de voir — lorsqu’elle oblige son auteur (qui reste au fond lié aux mêmes positions fondamentales de Perassi, Morelli et autres, et typiques, du reste, de la théorie des deux faces discutée supra, paragraphe 53) à envisager deux Etats pour chaque entité étatique: un Etat du droit interne et un Etat du droit international. A ce resultat mènent en effet, il nous semble, les propositions 2 et 3 contenues dans le paragraphe 106 cité. D’après nous, il s’agit au contraire de deux entités différentes. En droit interne il y a l’Etat; en droit international la puissance.

  250. A notre point de vue, la position du distingué Rapporteur reste peut-être toujours influencée par cette notion du droit des gens comme “sociétés de sociétés” qui nous semble, en dernière analyse, fondamentalement aussi “constitutionnelle”, mutatis mutandis, que la conception du droit et du milieu intersocial international professée, par exemple, par Georges Scelle.

    Seulement dans le cadre d’une société internationale ainsi conçue pourraiton expliquer la provenance de règles juridiques concernant l’imputation des faits. Il va sans dire qu’il en est de même — a fortiori — soit en ce qui concerne les règles de droit des gens envisagées par Morelli et Perassi comme indispensables pour l’imputation; soit en ce qui concerne la “liberté d’organisation” dont les Etats jouiraient en droit des gens.

  251. Nous songeons aux actes administratifs et normatifs indiqués dans Diritto internazionale, page 55 (paragraphe 25).
  252. Principles of International Law, 1952, page 264 et suivantes.
  253. C’est l’opinion, par exemple, de More11i, Nozioni, page 129.
  254. Infra, paragraphes 82 ss., spécialement 90.
  255. Supra, paragraphes 45 ss.
  256. Paragraphes cités, spécialement le paragraphe 47.
  257. Infra, paragraphe 90.
  258. Voir Diritto internazionale, pages 113 (paragraphe 42) et 128 ss. (paragraphes 50-52).
  259. Lieux cités dans la note précédente.
  260. Sur les effets de la reconnaissance d’Etats ou de Gouvernements du point de vue des juges nationaux, voir Mengozzi, L’efficacia in Italia di atti stranieri di potestà-pubblica su beni privati, Milano, 1967, pages 62 ss.; et Esecutivo e autorità-giudiziaria nella determinazione dei poteri dello Stato sulla piattaforma continentale, “Rivista di diritto internazionale”, 1972, pages 610 ss.; et Crivellaro, Ouvrage,cité à la note suivante, pages 64 ss.
  261. Ces considérations nous semblent trouver un appui, inter alia, dans l’article de Crivellaro, Continuità dei trattati e Stati non riconosciuti, “Rivista di diritto internazionale”, 1974, spécialement à la page 47, note 36.
  262. La persona giuridica, pages 36-39, et Gli enti, pages 75-78; et supra, paragraphes 19 ss., 56 (note 198) et 59.
  263. Gli enti, Conclusions.
  264. Supra, paragraphes 5 et 11 ss. (spécialement aux pages 23 et 25).
  265. Vinogradoff, Historical Types of International Law, Bibliotheca Visseriana, I, Lugduni Batavorum, 1923.
  266. -250 Citations dans The Normative Role, pages 578 ss.
  267. 251 The Normative Role, pages citées dans la note précédente et page 698.
  268. 252 Il était donc peut-être l’antécédent d’un droit transnational privé ou l’antécédent de ces règles ou principes universels de droit privé qui constituent peut-être, à l’époque actuelle, l’embryon du droit privé commun de l’humanité ou la base des principes généraux de droit (ou de l’équité) des nations civilisées.

    Dans le monde héllenique des cités le jus gentium serait comparable aux règles qui dans la Grèce “non intégrée” s’appliquaient aux rapports entre ressortissants de cités différentes plutôt qu’au droit intercitadin conçu comme une espèce de droit international.

  269. 253 L’auteur en question — à l’ouvrage duquel je me réfère, bien entendu, seulement comme à l’exemple le plus typique de confusion au sujet de la notion du droit international — mélange aussi, dans le cadre de chaque “type”, des phénomènes assez hétérogènes. Dans le droit international de la Grèce ancienne, par exemple, Vinogradoff place en même temps les relations contractuelles entre certaines cités concernant le statut juridique de leur citoyens et les règles internes des cités concernant le statut des étrangers. Il mélange aussi sans discrimination les règles contractuelles dont ces traités clairement consistaient et les règles coutûmières — non écrites — du droit de la paix et de la guerre entre les cités, d’une part, avec les règles communes s’appliquant directement aux ressortissants de cités différentes, d’autre part (Ouvrage, cité, pages 15-17). D’un côté il s’agissait d’un droit typiquement intercitadin (entre groupements “souverains”), de l’autre côté il s’agissait d’une “common law of Greece” — c’est-à-dire des Grecs — qui anticipait la formation d’une communauté juridique intégrée en dépit des attaches citadines.

    On trouve une confusion analogue, en ce qui concerne le Moyen Age, entre, d’une part, les relations entre les “potentats” tels qu’ils se présentaient effec¬tivement exempts de liens hiérarchiques actuels ou virtuels (envers l’Empereur ou le Pape) et se faisaient face en tant que “pairs”; et, d’autre part, les relations entre ces mêmes seigneurs dans les cas, bien différents, où ils devaient règler leurs rapports et leurs différends dans le cadre et sous l’empire de l’autorité impériale, papale ou royale. Il semble que dans la première hypothèse on se trouve en presence de “précédents” du droit international moderne, tandis que dans la deuxième on reste dans le cadre de l’Etat féodal et de son droit hiérarchique et interindividuel.

    La guerre “privée” entre les seigneurs féodaux, par exemple (Ouvrage, cité, pages 38 ss.), était un phénomène se déroulant en dehors de l’ordre de la Res-publica Christianorum. Dans cet ordre trouvaient plutôt leur place (à côté de la prohibition éventuelle de la guerre privée) la proclamation et le maintien de la “paix” de Dieu, de l’Empire ou du Royaume, et l’imposition des arbitrages “autoritaires” de la part des papes, des empereurs ou des rois. La guerre entre seigneurs, c’est-à-dire entre potentats, est sans doute l’antécédent de la guerre entre “Etats” ou “Gouvernements”, c’est-à-dire entre puissances. Au contraire, les arbitrages de l’Empereur, du Pape ou du Roi étaient (tout comme leur “paix”) des phénomènes de droit interindividuel universel.

  270. 254 Supra, pages 4 ss., 23, 25-28 et paragraphes 84 ss., 94, 100 ss.
  271. 255 Supra, Section II, B.
  272. 256 Les deux paragraphes qui suivent sont dédiés au deuxième problème. Dans le paragraphe 81 on discutera le premier.
  273. 257 The Normative Role, Appendix, pages 653-654 mais plus amplement Dinamica, pages 80 ss. et 110 ss.
  274. 258 Voir Bellini, Sulla formazione e i caratteri del sistema internazionalistico dell’Alto Medio Evo Occidentale, “Quaderni” di “Diritto internazionale”, ISPI, Milano, 1972.
  275. 259 Bloch, M., La société féodale, éd. 1968, page 496.
  276. 260 Bobbio, La consuetudine come fatto normativo, Padova, 1942.
  277. 261 Il s’agissait évidemment, dans ces longs débuts, de phénomènes assez rudimentaires par rapport au droit international moderne. Si pour celui-ci il était approprié de parler de l’ordre juridique d’une société proprement dite — et nous en doutons (The Normative Role, cité page 659) — il n’en serait certainement pas ainsi pour le droit des gens des époques en question.

    Il y avait là non seulement le même défaut de développement verticalinstitutionnel qui caractérise le droit international général contemporain mais aussi un défaut de stabilité spatiale et temporelle.

    Il s’agissait en outre des relations entre entités dont l’indépendance (supra, paragraphes 49-53) par rapport à un ordre interindividuel supérieur était accentuée par le degré minime de développement de ces conditionnements “autonomes” auxquels sont soumises en fait, grâce à l’existence du droit constitutionnel et de son action normative interne, les puissances modernes. Les potentats des origines étaient donc encore plus décidément réfractaires que les personnes internationales contemporaines, à se soumettre à la règle: d’autant plus que la règle concernait précisément les affaires dans la conduite desquelles les entités en question visaient à s’affranchir du “contrôle” de l’ordre “établi”.

  278. 262 Cette coexistence présente une analogie remarquable mutatis mutandis avec la coexistence du normatif interindividuel et du normatif international que l’on constate — si on veut — dans les processus modernes et contemporains d’intégration ou désagrégation (The Normative Role, pages 688 ss.); et encore, plus généralement, dans l’organisation internationale (même Ouvrage, spécialement pages 685ss.). Avec cette distinction — acceptée par d’autres (même Ouvrage, page 686) — il faut s’accommoder lorsqu’on prétend de trouver des éléments institutionnels, ou des éléments d’organisation décentralisée, au sein du droit international contemporain.

    En apportant encore un argument historique en appui de notre distinction entre l’international et l’interindividuel au sein de l’organisation internationale, les considérations ci-dessus feront peut-être réfléchir Rolando Quadri, qui nota, à propos de cette distinction, que nous y étions amenés par “scrupolo di eccessivo dommatismo” (compte rendu de Rapporti contrattuali, “La comunità internazionale”, VII, 1952, page 180). D’après Quadri — qui a l’air toutefois de ne pas dédaigner nos idées (implicitement) même en ce qui concerne le point en discussion — les phénomènes de droit interindividuel que nous sommes aménés à “isoler” par rapport à l’élément contractuel-interpuissances, constitueraient une partie du droit international en vertu du “principe” (sic!) selon lequel “derivare è uguale ad essere”.

  279. 263 Un hiatus ou, plus exactement, un nombre de hiatus entre corps de règles, ont marqué sans doute la longue histoire du passage de la pleine vigueur à la disparition ultime de l’ordre juridique interindividuel universel.

    Mais il n’a pas été question d’un hiatus chronologique entre cette disparition ultime d’une part et la naissance du droit international.

    De hiatus il est légitime de parler soit à propos des nombreuses solutions de continuité des processus distincts d’involution de l’ordre universel et de croissance contemporaine du droit des gens, soit en ce qui concerne le saut de qualité qui dans chaque phase marque chaque processus par rapport à l’autre.Ce dernier est justement le hiatus existant encore de nos jours entre droit international et droit interindividuel.

  280. 264 Bellini, Ouvrage, cité, page 147.
  281. 265 Supra, paragraphes 6 ss.
  282. 266 A la limite — on l’a dit plus haut (paragraphe 6) — on doit chercher également au sein des formations étatiques contemporaines.
  283. 267 Bellini, Sulla genesi e la struttura delle leghe nell’Italia arcaica, “Revue internationale des droits de l’Antiquité”, 1960 (pages 18 ss.), 1961 (pages 167 ss.) et 1964 (pages 95 ss.).
  284. 268 Paragraphes indiqués dans la note 265 (et infra, paragraphes 82 ss.).
  285. 269 Infra, paragraphe 86.
  286. 270 The Normative Role, page 726, et infra, note 281.
  287. 271 Que ce soit à cause de la solidarité parmi les membres de chaque groupe, de l’exclusivisme de ses dirigeants ou des deux facteurs en même temps (et de tous les autres éléments qui à leur tour conditionnent ces facteurs), les groupes tendent à maintenir des rapports égalitaires les uns avec les autres.L’organisation hiérarchique arrive à s’imposer dans la société totale seulement lorsque les groupes s’ouvrent les uns aux autres par la force ou par amour et se fusionnent en réalisant la communauté juridique de tous leurs membres, soit au niveau relativement universel de la société donnée toute entière, soit au niveau local (intégration partielle), soit encore dans des domaines ou des secteurs objectivement limités.
  288. 272 Voir, à ce propos, la note suivante.
  289. 273 Nous venons de voir que l’égalitarisme des rapports entre les seigneurs de l’époque féodale n’est qu’une évasion des rapports en question de l’ordre hiérarchique de l’Empire ou de la Papauté. Il annonce évidemment l’égalitarisme “interétatique”.

    L’inégalité entre groupements se place à son tour — là où elle se présente sous la forme de l’hégémonie — en dehors du cadre des relations normales entre les groupes, ces relations tendant à rétablir l’égalité de base. Là où l’ inégalité est consacrée dans une alliance ou autre type d’association entre groupements, il s’agit généralement d’une situation temporaire qui précède, ou fait suite à, un état d’intégration entre les groupes intéressés, état dans lequel l’organisation hiérarchique se posera ou se posait en termes interindividuels.Dans les deux hypothèses, en d’autres mots, la situation d’inégalité est trop précaire pour se crystalliser comme telle, pour ainsi dire, en termes de rapports juridiques de supra-subordination entre deux ou plusieurs groupes. Elle aboutit, soit au rétablissement des relations égalitaires, soit à la subordination d’une communauté à l’autre par voie d’incorporation ou de fusion dans l’ensemble interindividuel d’une société intégrée (Rapporti contrattuali, pages 93 ss.; The Normative Role, pages 685 ss., spécialement 695 s.).

  290. 274 Dans le sens indiqué par Hart, The Concept of Law, Oxford, 1961, pages 77 ss. Notre manière de voir cette catégorie de règles (notamment en ce qui concerne la distinction entre règles secondaires ou strumentali en sens large et règles d’organisation) est précisée infra, note 315.
  291. 275 The Normative Role, pages 664 et 697; et note 273, ci-dessus.
  292. 276 Ouvrage, cité dans la note précédente, pages 663 ss.
  293. 277 Même Ouvrage, pages 684-685, et précisions ultérieures infra, note 315 déjà citée.
  294. 278 Au sujet de laquelle (infra, paragraphe 97) nous nous rangeons, avec les réserves qu’on indiquera (ibidem) à la critique de l’idée de la Grundnorm comme fondement du droit coutumier. Je me réfère à la critique due aux monographies de Roberto Ago et Mario Giuliano rappelées infra, note 359. Ibidem pour nos réserves à l’égard de cette critique.Nous laissons ici de côté les phénomènes de création autoritaire de règles au sein des “organismes” internationaux (The Normative Role, pages 685-687 et 728).
  295. 279 Infra, paragraphes 86 et 98.
  296. 280 Note sugli accordi risolutivi di controversie nel diritto internazionale, “Comunicazioni e studi”, dall’Istituto di diritto internazionale e straniero dell’Università di Milano, IV (1952), pages 99-114.
  297. 281 Il y a donc, d’après nous, une double “lacune”. Le procédé de règlement est non seulement non organique mais aussi non “spécialisé” par rapport au procédé (pacte) de création de règles contractuelles.

    D’après la terminologie de Clive Parry, par exemple, l’arbitrage — et le règlement judiciaire lui-même — serait doublement “périphérique” (The Normative Role, page 726).

  298. 282 Nous renvoyons, pour cette matière, à l’excellent ouvrage de Laura FORLATI PICCHIO, La sanzione nel diritto internazionale, Padova, 1974. Cet ouvrage, soigneusement documenté et très approfondi, démontre clairement la condition inorganique de la société internazionale dans ce domaine. Tout en envisageant la notion de sanction de façon assez large, Madame Forlati Pic¬chio démontre que le phénomène de la réaction à la violation des règles inter¬nationales reste dans le domaine du simple “relationnel” — dans le sens dans lequel on emploie ce terme pour indiquer les rapports de droit strictement privé — mêrne lorsqu’il se manifeste dans le “cadre” des organisations inter¬nationales.

    Font exception, bien entendu, les phénomènes institutionnels-interindividuels qui se manifestent (dans ce “cadre”) au sein de bureaux, de secrétariats et similia, soit en ce qui concerne les garanties, soit en ce qui concerne la création et l’application des règles interindividuelles qui se manifestent dans les organismes en question.

  299. 283 En droit interne la sanction est, on le sait, une réaction sociale tendentiellement inéluctable. Au contraire, la solidarité des puissances face à l’acte illicite international se révèle tout-à-fait occasionnelle (voir Forlati Picchio, Ouvrage, cité à la note précédente, pages 442-446).Même en présence des obligations découlant en principe de certaines règles conventionnelles (dans le cadre ou en dehors du droit des organisations internationales), les puissances font preuve d’une tendance marquée à considérer l’adoption des sanctions ainsi prévues comme laissée à leur choix discrétionnaire. En d’autres mots, les personnes internationales attribuent aux dispositions en cause une portée simplement “permissive”, et non contraignante (dernier Ouvrage, cité, pages 427-432).
  300. 284 Cette opinion est largement répandue parmi les écrivains de tendance moniste, notamment chez Kelsen, Principles of International Law, 1959, pages 32, 36 et 402s. Au sein de la doctrine italienne — et dans un cadre dualiste —une opinion semblable est maintenue, par exemple, par Ago, Lezioni, cité, pages 24 ss. La position de cet auteur diffère toutefois de celle de Kelsen, soit en vue de l’exclusion de la règle consuetudo est servanda, soit en vue de l’exclusion (comme chez tous les auteurs de tendance dualiste) des théorèmes monistes concernant le “dédoublement fonctionnel” et autres aspects liés à cette conception plus strictement “constitutionnelle”.
  301. 285 La notion d’après laquelle la société des Etats où communauté internationale serait douée d’une organisation (bien que décentralisée dans le sens indiqué par la suite dans le texte) est liée chez quelques auteurs — explicitement ou implicitement — à la notion que le droit international constitue un ordre juridique (et une institution dans le sens attribué à ce terme par Romano) et à l’opinion d’après laquelle il n’y a pas d’ordre juridique (et/ou d’institution) sans normes d’organisation.Sur cette position se place décidément Ago, Lezioni, pages 24 ss., spécialement 25 et 29-30. D’après cet auteur la nature juridique d’une règle dépendrait du reste uniquement de l’appartenance de la règle à un systeme organisé. Sur l’influente de Romano, supra, paragraphes 41 ss et note 133.
  302. 286 Ago, Lezioni, cité, pages 77 ss.
  303. 287 Tout en rejetant ailleurs la notion de la prétendue “primitivité” du droit international, s’approche, il nous semble, de cette idée, Michel Virally, Sur un pont aux ânes: les rapports entre droit international et droits internes, Mélanges Rolin, passim, et spécialement pages 7, 9, 11. Une attitude semblable chez Sperduti, L’individuo nel diritto internazionale, Milano, 1950, passim.
  304. 288-289 Supra, Section X, aux paragraphes 68-70. En quelque sorte à cheval des deux tendances rappelées dans le texte — a) et b) — se place l’idée de Perassi rappelée plus haut concernant une “liberté d’organisation des Etats”. Etant donné que tout au moins au départ 1’Etat ne saurait pas être envisagé comme étant là pour exercer une telle liberté en tant qu’entité collective, on devrait parler plutôt de liberté des individus de s’organiser en Etat: ce qui, dans un cadre dualiste, parait contradictoire.Il faut noter encore, en ce qui concerne l’organisation des Etats du point de vue de leur activité juridique internationale, que la différence entre la position de Ago d’une part et celles de Perassi et Morelli d’autre part est d’après nous (supra, note 232) moins marquée qu’elle ne semble au premier de ces trois auteurs.
  305. 290 Sur ce dernier phénomène, auquel nous ne touchons pas ici directement, The Normative Role, Appendix; et supra, paragraphe 13 ; encore, note 262 ; paragraphe 101; et note 133.
  306. 291 Supra, paragraphe précédent.
  307. 292 The Normative Role, pages 631 ss.
  308. 293 Supra, paragraphe 83.
  309. 294 Sections IV-VIII.
  310. 295 Les buts de coordination poursuivis par certaines normes conventionnelles ne sont pas normalement du ressort du droit des gens général: en tout cas il s’agit en outre du contenu de certaines règles plutôt que de leur domaine (infra, paragraphe 90).
  311. 296 Je me réfère pour ces aspects, comme points de référence, aux conceptions de Perassi, Morelli et Ago discutées plus haut (Section X, paragraphes 68-70).
  312. 297-298 Il est indispensable de rappeler, pour préciser notre manière de voir, que dans la pensée d’un des auteurs cités plus haut dans le présent paragraphe, l’appartenance à un ordre organisé (du point de vue de la création, de la détermination et de la garantie des règles) constituerait la condition nécessaire et suffisante pour qu’une règle se qualifie comme juridique (AGO, Lezioni, cité page 24). A notre point de vue, l’acceptation de cette thèse — qui se rattache de manière évidente à l’équation de Romano entre droit et organisation — ne laisserait ouvertes, essentiellement, que deux possibilités. Ou bien l’on constate que le droit international n’appartient pas au même genus du droit national. Ou autrement on doit se rallier à la position de Kelsen (alternative primauté du droit des gens) (infra, Section XIV, spécialement sous les paragraphes 105-106).

    Nous ne voyons pas, en effet, en quoi consisterait l’organisation ou la structure en question sinon dans la règle sur laquelle serait fondée la légiti-mation des Etats en tant qu’organes d’un “ordre” universel décentralisé.

    D’après nous la première alternative est la plus proche de la réalité, telle qu’elle se dégage de la constatation de la nature factuelle des personnes inter-nationales. Nous écartons l’explication de Kelsen, en vue, essentiellement, de la nature tautologique de la règle de légitimation des Etats et des nombreuses données qui la dénoncent.

    Mais nous ne voyons pas moins de tautologique ni dans les règles de pré-tendue organisation décentralisée envisagées par Ago ni dans cette idée de règles concernant l’imputation juridique des actes que Ago partage dans une mesure avec Perassi et Morelli (supra, paragraphes 68-70).

    Il est possible que la thèse principale de Ago d’après laquelle la juridicité d’une règle s’identifie à son appartenance à un système organisé ait été aban-donnée, bien que l’auteur ne le dise pas, un fois que Ago a adopté une con-ception de la coutume internationale comme droit spontané (le droit spontané ne nécessitant évidemment d’aucune organisation ou structure). Mais cette révision implicite de la conception en question semblerait mise en question par le fait qu’Ago lui-même maintient la position discutée plus haut à propos de l’imputation juridique, car ce procédé n’est concevable qu’à la condition qu’il y ait les règles nécessaires: règles dont l’origine, faute d’explications de la part de Ago concernant leur source (supra, Section X, dernier paragraphe) semblerait inévitablement structurelle dans le sens envisagé dans la théorie de Santi Romano.

  313. 299 The Normative Role, cité page 663 (et Gli enti, pages 390-398). Sur le sens de cette qualification et sur la question de méthode qu’elle implique, Diritto internazionale, cité pages 220s. (paragraphe 80).
  314. 300 The Normative Role, cité pages 659 ss. Contra, inter plurimos, nous-mêmes, dans le titre et le texte de Gli enti.
  315. 301 Une adhésion significative, en vue du sujet de son ouvrage et de la manière dont il est construit et documenté, est celle de Forlati Picchio, La sanzione, cité plus haut, passim.
  316. 302 Diritto internazionale, cité pages 219 ss. (paragraphes 80 ss.); The Normative Role, cité pages 659 s.
  317. 303 Sur ce point nous avons déjà répondu à un de nos critiques dans The Normative Role, pages 685 s.
  318. 304 Rapporti contrattuali, pages 13 ss., spécialement 47-72.
  319. 305 C’est toujours en raison des considérations sur la base sociale du droit international developpées dans le texte que nous ne pouvons pas partager la doctrine fonctionnelle des espaces avancée par Quadri et défendue, entre autres, par Conforti, dans le cadre, justement, de la conception des personnes internationales comme enti di governo, qu’il partage avec Quadri et Giuliano.

    Cette doctrine, inter alla, n’est pas en mesure d’expliquer des phénomènes tels que les droits acquis de la part de plusieurs Etats en relation aux “Texas Towers”, les “historical rights in reverse”, l’affirmation incontestée de “zones de sûreté militaire” et d’autres situations juridiques nées à la suite de l’exploitation intensive des ressources du lit de la haute mer. Situations, celles-ci, qui s’expliquent, par contre, dans le cadre d’une conception “privatiste”.Nous nous sommes exprimés très peu au sujet du droit de la mer (Reflections on the Present and Future Regime of the Sea-Bed, of the Oceans, in Symposium on the International Regime of the Sea-Bed, Rome 1940, pages 295 ss.). Nous renvoyons donc à la critique de la théorie fonctionnelle developpée de manière organique et convaincante par Mengozzi, Il regime giuridico internazionale del fondo marino, Milano, 1971, pages 187 ss. et passim; et Esecutivo ed autorità giudiziaria nella determinazione dei poteri dello Stato sulla piattaforma continentale, dans la “Rivista di diritto internazionale”, 1972, pages 633 ss.

  320. 306 Rapporti contrattuali, page 52; et The Normative Role, pages 725 ss. Une adhésion chez Quadri, Compte rendu du premier ouvrage, “La comunità internazionale”, 1952, page 220.
  321. 307 Section suivante, paragraphe 98.
  322. 308-309 Ouvrages, cités dans la note 306.
  323. 310 Supra, paragraphes 16 ss.
  324. 311 Infra, paragraphe 90; et la brochure citée là-dessous.
  325. 312 En ce qui concerne ces derniers. The Normative Role, pages 727 ss.
  326. 313 La question est discuté dans Gli enti, pages 104 ss., spécialement 106 s. (note); et La persona giuridica, page 76. Nous renvoyons aux reférences doctrinales (Perassi, Morelli, Ago et Giuliano) contenues dans ces Ouvrages.
  327. 314 La nécessité d’aller au delà de la forme extérieure de la règle et de remonter à son essence nous parait d’autant plus essentielle en vue de la nécessité de définir la differentia specifica du droit en ce qui concerne non seulement les règles volontaires (législatives ou contractuelles) mais aussi les règles coutumières internes ou internationales.

    Les règles coutumières n’ont aucune forme. Elle consistent, en définitive, en une indication, positive ou négative, de résultat. La formulation de ces règles est l’œuvre de l’interprète: et nous ne voyons pas de quelle manière celui-ci pourrait s’exprimer — surtout lorsqu’il s’agit de conseiller le diplomate en ce qui concerne la conduite à suivre — sinon en termes de préceptes.

    Il en est de même, mutatis mutandis, des règles “incomplètes” ou “ancil-laires” et des règles secondaires. Les règles secondaires — telles que la pacta servanda sunt — expriment des préceptes indirects. Les règles incomplètes ou ancillaires s’intègrent, en les complétant, aux règles préceptives auxquelles elles se rattachent.

  328. 315 Ce dernier mot est employé ici dans sa signification générale, c’est-à-dire dans le sens que la règle de droit établit ou consacre une relation entre personnes (droit-obligation).

    Parmi les règles de droit ainsi définies on distingue, cependant, par rapport aux règles substantielles (materiali), les règles secondaires (strumentali) dans le sens où ce dernier terme a été employé supra, au paragraphe 83 (et dans la note 314), c’est-à-dire dans le sens de règles concernant la création, la détermination ou la réalisation des autres règles, notamment des règles substantielles.

    Mais parmi les règles secondaires (strumentali) elle-même il faut distinguer ultérieurement, il nous semble, les règles secondaires (strumentali) au sens large, d’un côté, et les règles d’organisation de l’autre côté. Les règles secondaires (strumentali) au sens large sont toutes les règles non substantielles, c’està-dire toutes les règles envisageant des procédés de création, de détermination ou de réalisation des autres règles, quelle que soit la nature des procédés envisagés. Les règles d’organisation sont ces règles, parmi celles-ci, qui envisagent des procédés organisés de création, détermination ou réalisation, c’est-à-dire des procédés impliquant un phénomène de supraordination ou d’autorité.

    Les règles secondaires — règles secondaires lato sensu et règles d’organisation — sont en tout cas aussi relationnelles (et préceptives) que les règles substantielles (note précédente).

  329. 315a Note précédente.
  330. 316 On voit mal par contre ce qu’il resterait de l’essente du droit si l’on définissait la règle juridique en termes de jugement ou évaluation. Que les préceptes de la religion ou de la morale constituent des simples jugements ou des évaluations serait, dans une mesure, acceptable en vue du fait qu’il s’agit de préceptes s’adressant, pour ainsi dire, au “for intérieur”: bien que, même dans ces règles nous trouvons en dernière analyse des préceptes (unilatéraux ou non relationnels tout au moins dans le cas de la morale).

    Mais le droit est quelque chose de plus concret. Dire que le droit s’arrête au jugement ou à l’évaluation signifie, il nous semble, identifier le rôle du droit à celui du censeur, qui se réduit à l’approbation ou à la désapprobation sans autres conséquences que celles que chacun serait disposé d’en tirer pour son compte.

    Si, d’autre part, on parle de “giudizi attributivi di situazioni” (selon la conception professée par Ago), on finit, soit par dire la même chose, soit par admettre qu’au delà du jugement ou de l’évaluation (dont on dira tout à l’heure) il existe un élément qui ressemble beaucoup à un précepte. Si le jugement ou l’évaluation attribue des situations, l’attribution y est pour quelque chose. Et si la situation attribuée consiste, par exemple, dans l’obligation, l’attribution se traduit inévitablement en une prescription de conduite pour l’obligé.La conception du droit comme jugement ou évaluation contient naturellement beaucoup de vrai du point de vue strictement technique. Les règles de droit s’expriment souvent, lorsqu’elles sont formulées par écrit, en des termes qui s’approchent (mais pas tout à fait) de l’evaluation. Je me réfère à la correlation bien connue: “si a, b“. Si tu commets un acte illicite tu porteras la responsabilité du dommage causé, si tu achêtes tu dois payer le prix, et ainsi de suite. Mais tout le monde est d’accord dans le sens, que sous ces correlations (plutôt qu’évaluations) se trouvent, implicites mais bien perceptibles, des préceptes positifs ou négatifs. Nous avons l’impression que dans ce sens se prononce par exemple, en bonne substance, Perassi (lieu cité dans Gli enti, page 109).

  331. 317 Paragraphe suivant.
  332. 318 Une récente manifestation de l’attitude négative se trouve chez P.E. Corbett, Law and Diplomacy, Princeton University Press, 1959, préface.
  333. 319 Ouvrages et lieux cités supra, note 290.
  334. 320 Supra, paragraphes 47-49.
  335. 321 Supra, paragraphe 49.
  336. 322 Paragraphe cité dans la note précédente.
  337. 323 Supra, paragraphe cité.
  338. 324 De la suprema potestas dans ce sens on parle aussi en termes de compétence de la compétence.
  339. 325 De même, du reste, qu’il ne saurait leur attribuer, de notre point de vue, ni la souveraineté interne (selon les théories monistes) ni l’organisation (Morelli et Perassi) ni des actes juridiques (Ago).

    D’après ANZILOTTI on ne voyait pas de “signification” dans le concept de souveraineté en droit international (Corso di diritto internazionale, IVme édition posthume, Cedam, Padova, 1955, page 150). Dans la pensée d’Anzilotti (qui s’adressait évidemment à la souveraineté du point de vue interne ou, de son point de vue, à la souveraineté tout court) il ne fallait pas oublier que “la souveraineté, dans le sens dans lequel ce mot est employé ici, c’est-¬à-dire comme expression du pouvoir suprême” est “dépourvue de signification en droit international”, “che muove, non dalla supremazia dei subietti ma dalla loro sottoposizione a un principio superiore”.

    Dans la mesure où Anzilotti se référait à la souveraineté interne, c’est-¬à-dire à la supra-ordination, nous serions tout à fait d’accord, dans le sens que le concept de souveraineté n’a pas de signification (pour nous juridique) internationale. Nous trouvons d’autre part ambiguë — surtout en considération du fait que tout le monde reconnait dans les personnes internationales des souverains — la réflexion que le concept serait dépourvu de signification en droit international car celui-ci “ne présuppose pas la suprématie des sujets mais leur sujétion à un principe supérieur”. Si le “principe supérieur” était seulement une façon d’indiquer les règles du droit international qui imposent aux Etats des limitations de liberté — c’est-à-dire des obligations — nous serions d’accord. Si par contre ce “principe supérieur” indiquait une supériorité des règles internationales comparable à cette espèce de supériorité dont un ordre (interindividuel) fait preuve à l’égard des Etats fédérés, des cantons ou des Länder, nous ne serions pas d’accord. Il faut considérer cependant, de Dionisio Anzilotti, l’opinion dissidente citée dans la note 327 ci-dessous.

  340. 326 The Normative Role, pages 703-704.
  341. 327 Développements dans The Normative Role, pages 702 ss.; et pour quelques exemples, même Ouvrage, pages 703, 705-708.D’après Anzilotti, Corso, cité, page 216: ” … certo che gli obblighi assunti dallo Stato neutralizzato ne limitano la libertà e dicasi pure la sovranità, se la libertà dello Stato si vuol qualificare come sovranità, ma questo si può dire di qualsiasi obbligazione internazionale: lo Stato neutralizzato è uno Stato che ha assunto volontariamente certe determinate obbligazioni ed ha acquistato corrispondenti pretese; questo è tutto dal punto di vista giuridico”. Mais il faut voir surtout, du même auteur, l’opinion dissidente dans l’affaire du Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autrice, 1931, CPJI, A/13, 41, pages 55 ss., spécialement paragraphe 3 (pages 57-58).
  342. 328 Sauf comme phénomène-limite de l’espèce considerée, supra, pages 14 ss.
  343. 329 The Normative Role, pages 704-705, note 158. Mais nous renvoyons spécialement à notre brochure sur Le domaine réservé, Cedam, Padova, 1975.
  344. 330 La différence par rapport aux subdivisions internes, réside dans le fait que l’inexistence d’un ordre total couvrant les deux communautés séparées (et en supposant que le droit international ne remplisse pas le rôle d’ordre juridique directement supérieur) implique la nécessité que la délimitation soit faite unilatéralement. Chacun des systèmes en présence définit lui-même ses contours, en principe pour son compte.
  345. 331 Voir spécialement (bien qu’en désaccord entr’eux) Morelli, Limiti dell’ordinamento statuale e limiti della giurisdizione, dans la “Rivista di diritto internazionale”, 1933, pages 382 ss., et I limiti della giurisdizione italiana nel nuovo codice di procedura civile, dans la “Rivista di diritto processuale”, 1951, pages 9 ss.; Balladore Pallieri, I limiti di efficacia dell’ordinamento italiano, dans “Jus”, 1940, pages 25 ss.
  346. 332 Le droit des gens ne régit même pas les rapports interindividuels que pourrait théoriquement envisager dans le cadre de la société universelle (supra, Sections II et III, spécialement aux pages 11, 18 ss., 23-28).Des rapports interindividuels concevables comme relationnellement réglés par le droit international sont les rapports entre potentas individuels. A part les rapports entre seigneurs à l’époque féodale (supra, paragraphes 79-80), nous avons considéré quelques phénomènes de ce genre — évidemment en tant que phénomènes situés à la limite — dans Dinamica, pages 101-110. Nous avons été très mal compris, pour des raisons qui nous échappent, par Sereni, Studi in onore di Perassi, Vol. II, 1957, pages 293 ss., spécialement 295 s.
  347. 333 Lieux cités à la note 254.
  348. 334 Le domaine réservé, cité à la note 329.
  349. 335 Contra Ago, Lezioni di diritto internazionale, 1943, pages 79 ss. D’après cet auteur celui de liberté serait un des principes “inspirateurs” du droit international (pages 61 ss.), de même que l’égalité (d’où la décentralisation) (pages 76 ss.) et l’universalité (page 90) ; et la réserve au droit national du régime constitutionelle serait une application du principe de liberté (pages 83 ss.).
  350. 336 Supra, paragraphe 83.
  351. 337 The Normative Role, pages 654 ss.
  352. 338 Le domaine reservé, cité supra, note 329.

    Je me réfère notamment aux contributions de Ruini, La competenza internazionale nel sistema dell’ONU, “Annali di diritto internazionale” X (1952), pages 13 ss.; et de Sperduti, Il dominio riservato, Milano, 1970: contributions qui représentent les deux tentatives italiennes récentes les plus significatives. Il en est de même de Ago, Ouvrage et lieux cités dans la note 335 ci-dessus; et de Conforti, Le Nazioni Unite, pages 12 ss. Tout comme la généralité de la doctrine, ils rattachent eux-aussi la réserve à une prétendue limite horizontale (ratione materiae) des obligations internationales.

    Ce qui empêche Sperduti de voir la vraie nature de ce que nous appelons la limite verticale du droit international est au fond la même idée qui le conditionne, pour ainsi dire, dans son analyse du problème de la condition de l’individu (infra, paragraphe 103, note 387). Cette idée est l’analogie, établie par lui expressément dans l’ouvrage sur l’individu — en se fondant sur la notion du principe de l’effectivité conçu par lui comme un principe “inspirateur” du droit international dans le sens donné à ce terme par Ago, Lezioni, pages 79 ss. — entre le rapport droit international-droit national d’une part et le rapport droit national-colonie (on autre subdivision) d’autre part (Gli enti, pages 241 ss.).

    A notre point de vue cette analogie est fausse (Gli enti, pages 246-249) pour les raisons indiquées plus haut (Sections VII et VIII) et dans le texte ci-dessus. Mais puisque Sperduti, au contraire, s’y appuie, il est inévitable qu’il ne voie ni la difficulté pour le droit des gens d’élever les individus au rang de ses sujets ni la difficulté pour le droit des gens de franchir autrement celle qui nous semble la limite verticale de son domaine.

    Dommage, toutefois, que Sperduti n’ait pas jugé utile de rappeler cette petite divergente (evidente ne Gli enti, pages citées) à l’occasion du “confronto d’idee” qu’il a choisi d’entamer au sujet de la base sociale du droit international (infra, note 387). Dommage, car c’était justement l’occasion de se demander si, dans quelle mesure et à quelles conditions son attitude au sujet de l’analogie rappelée plus haut (et les conséquences qu’il a l’air de continuer à en tirer en ce qui concerne l’ouverture du droit des gens aux individus et à l’interindividuel en général) est vraiment compatible avec son adhésion apparente (rappelée plus haut) à l’idée que le droit international n’est pas le droit d’une société de gouvernants (supra, Section VIII).Pour la critique des positions également contradictoires de Sperduti et d’autres auteurs au sujet du domaine reservé nous renvoyons à la brochure rappelée au début de la note présente.

  353. 339 Tout en nous référant à la doctrine d’après laquelle le droit international est séparé par rapport aux multiples ordres juridiques nationaux — doctrine qu’il serait plus exact d’indiquer par l’adjectif “pluraliste” — nous employons, ici et par la suite, pour simplifier, l’appellatif “dualiste”.Cet appellatif nous convient tout particulièrement, en vue du fait qu’il s’agit pour nous en premier lieu de dualisme entre le droit international d’une part et le droit interindividuel d’autre part; sans nier par ailleurs que ce dernier se présente en une “série”, pour ainsi dire, d’ordres ou corps de règles, c’est-à-dire dans la série des ordres juridiques nationaux et des corps de règles interindividuelles qui se manifestent, par exemple, dans le cadre des organisations et des organes internationaux (The Normative Role, pages 685 ss.).
  354. 340 Peu importe à ce point que le droit des gens qualifie les agente (ou les institutions) en présence directement, c’est-à-dire par ses propres règles ou données juridiques (Perassi, More11i, Ago) ou les qualifie de manière indirecte, moyennant des ordres internes légitimés par lui selon la règle de la effective rule, somme ce serait le cas d’après les doctrines monistes (supra, Section X). Il y aurait là seulement une différence de degré ou de détail technique. Les deux systèmes seraient en tout cas assez homogènes pour que l’intégration des sources aille de soi.
  355. 341 Sans rien y modifier, on pourrait lire en effet les propositions dualistes de telle façon que le traité entre les “Etats” A et B, non seulement en résulte aussi interindividuel que la loi interne de A ou B, mais prime sur la loi de A ou de B, exactement comme dans le cadre de la doctrine moniste de la primate directe du droit des gens. Il suffirait de faire appuyer les règles de légitimation. des deux processus — et les processus eux-mêmes — sur la même base sociale ultime.

    Dans ce cas, la pacta sunt servanda reposerait sur la base humaine “totale” composée des peuples de A et de B: et puisque les règles constitutionnelles respectives de A et B reposeraient sur des bases sociales “partielles” et plus restreintes, on pourrait dire que les règles créées par le traité priment “naturel-lement” sur les lois de A ou de B.

  356. 342 De même que dans le cas du droit volontaire (supra, note 340), peu importe de savoir si les qualifications qui feraient de l’Etat ou du gouvernement une institution interindividuelle — ou les qualifications des agents des Etats tout simplement — proviennent du droit international directement ou indirectement.
  357. 343 L’unité de coutume interne et internationale — plus exactement, entre coutume interindividuelle et coutume internationale — pourrait sembler, à première vue, encore plus difficile à nier — dans le cadre de la conception dualiste traditionnelle — en vue de la nature moins “formelle” de la coutume comme processus normatif (The Normative Role, pages 472 et 723) (infra, paragraphes 96 s. et 99).
  358. 344 Pour employer l’expression de langue française utilisée par Ago, Troisième Rapport, cité, passim.
  359. 344a Supra, paragraphes 53, 70 et note 232.
  360. 345 Supra, Section X.
  361. 346 La seule réponse logique, selon nous, est celle qui s’inspire — à part ce que l’on vient de dire dans les Sections précédentes (et ce qui suit dans la Section présente) — de la distinction que nous soulignions plus haut, dans le cadre d’une société nationale, entre les personnes juridiques en tant que telles (c’est-à-dire en tant qu’entités juridiquement construites), d’une part, et les entités sousjacentes respectives, d’autre part. L’action et la volonté en sens juridique des premières ne coincident pas nécessairement avec l’action et la volonté “sociologique” des secondes.L’on indiquait que cette non coïncidence n’est que le reflet du fait que les entités juridiques — les vraies et les seules personnes morales — ne s’identifient pas, en droit national (interindividuel!), aux entités “réelles” sousjacentes. L’on indiquait encore que dans la mesure où des relations entre ces entités sousjacentes se réalisent, elles présentent les caractères des relations entre groupements. Mais il s’agirait de groupements factuels, naturellement. Il n’y aurait pas lieu d’imaginer ces entités factuelles comme étant juridiquement organisées par le droit externe; et il n’y aurait lieu non plus d’envisager des imputations juridiques de faits on d’actes à des entités de telle sorte!
  362. 347 Elle ne serait rien de plus que la distinction — évidemment formelle —que l’on pourrait bien faire entre la personnalité d’une société, d’une association ou d’une municipalité dans l’ordre juridique “total” d’un Etat unitaire ou fédéral, d’une part, et la personnalité de la même entité dans le cadre plus restreint de son ordre juridique interne, d’autre part. Ce n’est donc pas par hasard que l’on parle des personnes internationales comme de personnes juridiques “par excellence”.
  363. 348 Supra, paragraphes 11 ss.; et infra, paragraphe 105.
  364. 349 Supra, page 11.
  365. 350 Supra, paragraphe 13 et note 262; et infra, paragraphes 101 et 103.
  366. 351 The Normative Role, page 652.
  367. 352 Supra, paragraphe 86.
  368. 353 Ce point est précisé dans une mesure supra, Section X.
  369. 353a A cette dernière possibilité — et pratiquement à l’interaction universelle entre les humains — fait allusion par exemple Kelsen, General Theory, citée, là où il discute la notion de l’Etat (pages 183 s.).
  370. 354 The Normative Role, pages 656-657.
  371. 355 Pour illustrer ces influences réciproques, il n’y a que l’embarras du choix.

    Par exemple, la morale des peuples chrétiens en tant que milieu inter-individual — sans compter la morale et l’instinct .de conservation de la géné-ralité des hommes — a certainement joué un rôle important dans la formation des attitudes et des actes de volonté des “Etats” qui ont déterminé la naissance et l’évolution des règles de droit international coutumier et conventionnel con-cernant la guerre terrestre, maritime et aérienne. Personne ne pourrait raison-nablement douter non plus que les intérêts et les attitudes des individus qui, pour le compte des entités les plus diverses, ont exercé les fonctions d’agents diplomatiques — et maintenant le rôle de fonctionnaires internationaux — in-fluencent le développement des règles “interétatiques” concernant les immunités diplomatiques. Et il n’y a pas de doute que, moine indépendamment de tout procédé d'”adaptation” du droit interne à des règles “interétatiques” formées (donc même avant que celles-ci n’entrent en jeu grâce au perfectionnement d’un traité ou d’une règle coutumière “interétatique”) les attitudes et les comportements des “Etats” dans la conduite des hostilités ou dans le traitement des agents diplomatiques ont contribué à déterminer des attitudes et des comportements à l’intérieur des communautés étatiques, susceptibles à leur tour de contribuer à la formation de règles législatives ou coutumières internes de contenu conforme au dispositifs des règles “interétatiques”.

    Il en est de même de l’influence des milieux maritimes interindividuels sur le contenu du droit international de la mer et, vice-versa, de l’influence des attitudes des puissances maritimes dans la formation de règles internes de droit maritime. Même dans ce cas on aurait, pour ainsi dire, une adaptation au moins partielle “avant la lettre”.

    Il en est toujours de même pour l’influence des coutumes, des usages et du caractère de certaines populations sur la façon d’être du droit international “particulier” de certaines régions. Il y a sans doute des interactions de ce genre dans ce que l’on appelle, à tort ou à raison, le “droit international américain”: et c’est toujours à ce phénomène que l’on fait allusion lorsqu’on souligne l’influence prédominante — à part l’action des puissances elles-mêmes — de certains peuples dans le développement du droit international moderne ou con-temporain tout entier ou de certaines de ses règles. Quelque chose du milieu interindividuel des pays soviétiques se trouve certainement, malgré le caractère autoritaire de ces régimes, dans la “conception soviétique” du droit international et dans l’influence positive et/ou négative de celle-ci sur le développement du droit des gens.

  372. 356 Nous parlons délibérément de l’interprète plutôt que du juge. Dans le milieu des puissances — on l’oublie parfois — l’activité du juge ne se manifeste pas assez fréquemment pour que l’on puisse y fonder la théorie des sources: moins encore la théorie du rapport entre coutume interne et coutume internationale.
  373. 357 Infra, paragraphe 105.
  374. 358 Ce qu’on vient de dire n’implique pas nécessairement qu’il n’existe pas d’autres éléments — sources à part — sur la base desquels on puisse déterminer l’appartenance d’une règle à un système ou à une société ou milieu donné. L’unité que Hans Kelsen nous apprend à rechercher dans les sources, et en dernière analyse dans une Grundnorm conçue comme norme sur les sources ou source première, peut bien s’exprimer ou se manifester autrement.On peut bien songer, par exemple, comme le fait Wilhelm Wengler, La crise de l’unité de l’ordre juridique international, Mélanges Rousseau (La Communauté internationale), pages 329 et suivantes, à l’unité en tant que “système clos d’injonctions et de contrainte”. Dans les deux hypothèses, l’origine des règles se rapporte — mutatis mutandis — à une société ou un milieu.
  375. 359 Nous nous référons à cette partie de la doctrine italienne, réprésentée surtout par Ago et Giuliano qui a voulu faire justice, dans les premières années cinquante, de la théorie de la Grundnorm (et spécialement de la consuetudo est servanda comme fondement du droit international) suivie à l’époque (et toujours), entre autres par Morelli (Ago, Scienza giuridica e diritto internazionale, 1950; et Giuliano, La comunità internazionale e il diritto, 1950).

    A la lumière d’une notion réaliste de la coutume, l’élimination de la Grundnorm nous parait en principe utile. Elle souligne justement que la coutume n’a pas besoin, en principe, d’aucune légitimation. Notre adhésion à cette opinion s’accompagne toutefois de deux réserves, formulées l’une dans Gli enti, pages 102-107 ; La persona giuridica, pages 70-75, et The Normative Role, pages 472-473; et l’autre ci-dessus, lettre (b).

    a) La première réserve concerne la notion de la coutume en général. Elle nous est suggérée par la constatation que l’élimination de la consuetudo est .servanda, ne saurait pas impliquer que la coutume s’identifie au fait social ou historique pur et simple. La coutume constitue, d’après nous, une “source” non formelle mais quand même un phénomène qualifié, notamment assez qualifié pour que l’on ne puisse pas l’identifier aux sources que l’on appelle “matérielles” ou “en sens matériel” (The Normative Role, pages citées). Or, c’est un peu (d’après nous) cette qualification du fait coutume que l’on a le mérite de souligner lorsqu’on recourt (comme Morelli et, d’autres) à la “formule” con.suetudo est servanda (Gli enti, pages 106-107). L’élimination de la formule est donc acceptable seulement à la condition que l’on sauve son contenu ou la signification implicite essentielle et non formelle (dernier ouvrage cité, ibidem). Sans cela (comme on le montre dans le texte) on risque de throw out the baby with the water. Nous avons tenu dû compte, naturellement, dans les pages de Gli enti que l’on vient de citer, des positions plus prudentes (de notre point de vile) prises à l’époque par Balladore Pallieri, Ziccardi, Sperduti et d’autres (Ouvrages, cités dans Gli enti, pages 103-104 et 106). Une précision se trouve du reste chez Morelli lui-même, Nozioni, cité, pages 23-24.b) La deuxième réserve concerne la coutume internationale en particulier, Car s’il est vrai que la coutume internationale présente, par rapport aux sources dites “volontaires”, un caractère beaucoup moins “formel”, elle ne se place vraisemblablement pas tout à fait, pour des raisons liées à la nature de la base sociale du droit des gens, dans la catégorie d’un droit purement “spontané” ou “de la conscience”. Elle se place plutôt, à notre sens — et la pratique internationale le démontre — à mi-chemin (encore une fois!) entre le droit “spontané” et l’accord tacite. C’est dans ce sens que nous estimons (infra, notes 371 et 372) qu’Anzilotti et Triepel étaient peut-être moins lointains de la vérité, en ce qui concerne la coutume internationale, de ce que l’on ne croit généralement.

  376. 360 Nous apprécions beaucoup, sur ce point comme sur plusieurs autres, l’excellent ouvrage de H.W.A. Thirlway, International Customary Law and Codification, Leiden, 1972. Le problème discute dans le texte est repris dans le paragraphe 105.
  377. 361 Supra, pages 11 et 22-28. Nous songeons soit aux formations problématiques d’une espèce de “droit privé des peuples”, soit, plus particulièrement, aux règles coutumières qui peuvent se développer dans le cadre du droit interindividuel-international des organisations internationales (The Normative Role, pages 712 ss.).
  378. 362 Nous incluons dans celui-ci les règles interindividuelles-internationales dont à la note précédente.
  379. 363-364 Supra, note 359 (b).
  380. 365 Supra, paragraphe 66.
  381. 366 Deux gouvernements pourraient évidemment bien conclure un accord international aux frais de leurs peuples sans qu’un tel accord soit entaché nécessairement d’invalidité en droit international: et cela même dans l’hypothèse que l’acte n’était pas valide du point de vue du droit constitutionnel des parties. Une hypothèse est celle d’un pacte d’alliance agressive obligeant un Etat dont la constitution sanctionne la renonciation à la guerre.
  382. 367 Dans ces conditions, le manque d’efficacité des règles internationales conventionnelles dans le milieu interne (tant qu’elles n’y sont introduites par un procédé ad hoc ou par un procédé automatique) est non seulement inévitable, mais, sous certains rapports, opportun.

    A plus forte raison il y a lieu de songer à cet aspect de la question si l’on considère que la pratique internationale contemporaine de recourir avec une fréquence croissante à des procédures abrégées de conclusion des traités soustrait en plusieurs occasions ce processus à l’emprise des règles constitutionnelles internes des Etats concernant le contrôle du parlement et de l’opinion publique.

    S’il est juste que l’on se préoccupe de donner une efficacité interne immédiate aux traités qui marquent des progrès, par exemple, dans la protection des droits de l’homme, il ne faut pas oublier que ceci n’est pas vrai de tous les traités. A défaut de garanties internationales adéquates de “bon gouvernement” :

    — à défaut de règles qui dirigent l’action des agents contractants vers la sauvegarde des intérêts des peuples affectés par le traité (et de tous les peuples) ;

    — il n’est peut-être pas sans utilité que les traités ne soient pas soustraits, par l’adoption de procédures automatiques d’exécution interne, aux moyens de protection contre la mauvaise administration (des intérêts humains) qui sont offerts par des systèmes juridiques plus perfectionnés que le système inter-national. Il y a là dessus des observations très pertinentes de Perassi.

    Il ne faut pas exagérer, du reste, les conséquences négatives du défaut d’action directe des traités dans la sphère interne. Constater ce défaut ne signifie pas admettre la possibilité pour les “Etats” de se soustraire aux obligations validement contractées, mais signifie seulement prendre acte du fait que la conclusion du traité n’est pas tout, et qu’il faut que quelque chose se fasse encore, et bien, dans le droit interne.

  383. 368 The Normative Role, pages 655-657.
  384. 369 Supra, paragraphe 87, note 359.
  385. 370 Supra, note 359 (b).
  386. 371 La limitation en question (dans les théories de Triepel et Anzilotti) nous semble du reste considérablement atténuée si l’on considère que la coutume n’était certainement pas négligée dans les ouvrages des deux Maîtres. Sous la dénomination d’accord tacite il traitaient, en bonne substance, la coutume internationale: moins lointaine qu’elle ne semble, peut-être, de l’accord tacite [note 359 (b)].
  387. 372 Les auteurs qui reprochent aux deux Maîtres de ne pas voir assez nettement la nature non contractuelle de la coutume internationale — un point sur lequel nous disions plus haut qu’il y a quelques précisions à faire dans la perspective d’une définition moins superficielle des bases sociales du droit des gens (supra, note citée) — nous rappellent ce personnage biblique qui était trop occupé à chercher les brins de paille dans l’œil d’autrui pour s’apercevoir de la poutre qu’il portait dans le sien (Saint Luc, VI, 41-42).
  388. 373 Le délit international, cité, page 45 du tirage à part.
  389. 374 Supra, paragraphe 13; et The Normative Role, pages 629 ss.
  390. 375 Rapporti contrattuali, pages 94 ss. Sur cette évaluation de la plus grande “disponibilité” ou “ouverture” du dessein moniste à l’organisation internationale nous eûmes l’appui de Morelli, Stati e individui nelle organizzazioni internazionali, “Rivista di diritto internazionale”, 1957, pages 3 ss. Voir maintenant The Normative Role, cité, pages 639-646.
  391. 376 Tout en ne partageant pas ses conclusions, nous trouvons très pertinentes les considérations de Balladore Pallieri, Le dottrine di Hans Kelsen e il problema dei rapporti fra diritto interno e diritto internazionale, Rivista citée, 1935, pages 24-82 (spécialement aux pages 25-28) au sujet des mérites des doctrines de Kelsen et. Verdross, trop souvent méconnus par les soi-disants “réalistes” et “anti-formalistes”. Nous ne partageons pas, d’ailleurs, à cause de leur saveur constitutionnelle, les conceptions de Balladore Pallieri au sujet des organisations internationales (Saggi sulle organizzazioni internazionali, “Quaderni” di “Diritto internationale”, ISPI, Milano, 1956).La haute valeur de la Reine Rechtslehre est reconnue aussi dans le profond ouvrage de Ziccardi, La costituzione dell’ordinamento internazionale, Milano, 1943, spécialement pages 47ss.
  392. 377 Rapporti contrattuali, pages 42 ss.; et supra, paragraphe 86.
  393. 378 Supra, paragraphes 41 ss. et 53; et note 133.
  394. 379 Rapporti contrattuali, pages 79-80.
  395. 380 Ouvrage, cité dans la note précédente, pages 119-149; The Normative Role, pages 684 s., et 696-698; et encore infra, note 387.
  396. 381 Supra, paragraphes 52 s., 70, 94,
  397. 382 Supra, notes 142 et 181; infra, paragraphe 104 (a) et notes 389 et 404.
  398. 383 Sur le problème de méthode et la position de Anzilotti à cet égard (Corso, cité, ed. posthume 1955, pages 113-115) voir Gli enti, pages 18ss., spécialement 20-21, texte et note 32, et supra, paragraphe 53. Une attitude moins negative (mais en direction moniste) chez Balladore Pallieri, L’estinzione di fatto degli Stati nel diritto internazionale, Messina, 1932, pages 1 ss.
  399. 384 Lorsque nous demandâmes conseil à Morelli, il nous dit que si nous voulions contester que l’Etat constitue une personne juridique en droit international, il fallait le démontrer: il fallait en indiquer toutes les raisons, en indiquant tout d’abord ce qu’était, de notre point de vue, une personne morale.
  400. 385 Supra, pages 10 ss., paragraphes 84 ss. et note 233.
  401. 386 Par distraction, et peut-être aussi dans le but de ne pas trop compliquer un discours qui était dédié spécialement à la théorie de l’organisation internationale, nous avons employé souvent, dans l’Appendix au The Normative Role, les termes “interétatique” et “intergouvernemental” (en tant que termes opposés à “interindividuel”) pour indiquer le droit international et son milieu. De l’usage de ces termes ambigus nous avons essayé de nous garder dans l’exposé présent.

    Les termes interétatique et intergouvernemental (inter-State et intergovernmental) employés dans le Cours à l’Académie doivent être entendus, dans notre esprit, comme synonymes de “interpuissances”.

  402. 387 Cette opinion ne semble pas largement partagée, en ce qui concerne l’organisation internationale, au sein de la doctrine italienne, qui paraît insister, dans sa majorité, sur les notions indiquées au paragraphe 101 ci-dessus, notamment sur ce que l’on pourrait appeler la “surestimation” du phénomène et sur la confusion entre l’international et l’interindividuel (The Normative Role, Appendix cité).

    Un exemple significatif est l’objection que AGO oppose (Considerazioni su alcuni sviluppi dell’organizzazione internationale, in “Contributi allo Studio della organizzazione internazionale”, Padova, Cedam, 1957 [(reproduit de La comunità internazionale, 1952], pages 39 ss.) à notre assertion de la nature essentiellement précaire des organisations internationales en tant que phé-nomène contractuel interpuissances. D’après Ago, qui pourtant semble voir du mérite dans la distinction entre l’international et l’interindividuel dans l’organi-sation internationale (page 63) et dans l’idée que l’élément organisationnel se trouve plutôt dans le droit interne des entités en question (ibidem), la nature “non precaria” des organisations internationales serait démontrée par la multi-plicité des entités existantes, par la difficulté que l’on aurait à s’en passer dans le monde contemporain, notamment par la permanente de l’œuvre de l’organisation internationale du travail, et de l’OIT elle même, malgré la deuxième guerre mondiale (page 46).

    Notre observation, liée, inter alia, à la nature purement contractuelle et périphérique des pactes dont les organisations relèvent (supra, paragraphes 86 et 101), ne contestait vraiment aucune de ces données, dont aucune n’est d’autre part de nature (comme le voit bien FORLATI PICCHIO, La sanzione, citée, page 409) à affecter notre constatation. Mais l’objection de Ago, qui nous causa, au début une certaine perplexité, est au fond parfaitement compréhensible, si on y réflechit, dans le cadre de cette conception d’après laquelle structure égale organisation ou institution, égale règles organisationelles (Romano) que nous ne partageons pas (supra, note 378). Il en est probablement de même, du reste, en ce qui concerne les communautés internationales “particulières” (AGO, Co-munità internazionale generale e comunità internazionali particolari, dans les “Contributi”, cité, pages 27-36 (et La comunità-internazionale, 1950).

    Il n’est cependant pas sans signification que l’objection adressée à notre idée du “précaire” est précédée (au début de Considerazioni, cité, page 39) par une note d’après laquelle Ago se proposait de ne pas s’occuper de la nature juridique des organisations internationales, de leur personnalité et d’autres questions “giuridico-formali”. Nous pouvons nous tromper: mais d’après notre manière de voir, l’exclusion par Ago de tels problèmes postule une méthode qui exclut a priori toute possibilité de qualifier les organisations internationales ou leurs activités du point de vue du droit des gens. Comme nous disions plus haut dans le texte (paragraphe 101), c’est justement dans le but de procéder à une telle évaluation que nous nous posions le problème de la nature juridique des organisations internationales.

    Une fois que l’on met de côté la solution de ce problème — ce que, bien entendu, tout le monde est libre de faire — on n’est même pas en mesure de dire à quel point commence l’activité d’une organisation internationale, sauf en un sens purement factuel. C’est justement sur ce plan purement factuel —et non juridique — que se place donc l’objection de Ago. En effet, les conventions du travail ont survécu à la deuxième guerre mondiale (ainsi que l’OIT): mais elles ont survécu, purement et simplement, en tant que portions de législations nationales et en tant qu’engagements contractuels des Etats membres de l’OIT, et non pas en tant qu’émanations d’une activité législative internationale de l’organisation trouvant leur garantie dans une présence juridique institutionnelle-internationale de l’OIT.

    En ce qui concerne les matières autres que l’organisation internationale, un exemple assez curieux est représenté par Sperduti qui, tout en se proposant un “confronto idee” avec nous (Sulla soggettività etc., Rivista, 1972, pages 266 ss.), a l’air de ne s’apercevoir que ni notre recherche initiale ni les recherches successives ne se bornaient aux questions techniques grandes ou petites de savoir si les individus sont des sujets ou des objets ou si les “Etats” sont des personnes morales ou non, ou encore de quelle manière ils agissent et veulent. Nous nous demandions, tout d’abord et surtout, avec quelle espèce de phénomène normatif nous avons à faire.

    Ce défaut de compréhension n’aide pas du tout notre Collègue à voir, par exemple, les implications de son admission: “Per la verità, sussistendo le attuali basi sociali del diritto internazionale, sarebbe una contraddizione rappresentare la sociétà internazionale come una sociétà di governanti, determi¬nata da una esigenza di coordinamento degli Stati nella loro qualità di enti esplicanti potestà d’impero, e considerare gli individui, che a tale potestà sottostanno, come parti di vere e proprie relazioni sociali entro la sfera inter¬nazionale” (article cité, pages 275-276). De cette admission, qui rejoint parfaitement quelques-unes de nos conclusions, nous prenons note avec satisfaction. Nous serions toutefois bien autrement satisfaits si Sperduti avait l’obligeance d’expliquer de quelle manière ce dictum — qui sonne, dans le cadre général des idées de Sperduti, tout a fait révolutionnaire — est conciliable, soit avec ses critiques des arguments qui nous ont amenés à ces conclusions (pages 267 ss.), soit avec les vues que notre Collègue lui-même entretient au sujet de la condition internationale de l’individu, de la théorie de la personnalité des gouvernements en exil, et d’autres problèmes (supra, note 338).

  403. 388 En ce qui concerne l’Etat, cela a été précisé supra, paragraphes 51-53.
  404. 389 Tout en partageant la conception “juridique” de la personne morale professée spécialement par Kelsen, nous avons estimé que la constatation de cette nature juridique ne se fonde pas simplement sur l’impossibilité logique ou pratique de concevoir une entité factuelle comme unité sociologique éven¬tuellement susceptible de relations et d’action normative en tant que telle (Gli enti, pages 85 ss., 95 ss. ; La persona giuridica, pages 47 ss., 61 ss.). L’essence juridique de la personne morale, en tant que “produit” du commerce juridique entre personnes physiques, ressortit d’après nous de l’observation du droit positif et du milieu dans lequel la personne morale existe.

    En d’autres mots, la juridicité de l’entité correspondante à la personne morale de droit national découle d’une part de la donnée normative représentée par le conditionnement de l’entité réelle sousjacente de la part du droit; d’autre part de la donnée représentée par le fait que le milieu dans lequel la personne morale se manifeste en tant que telle est un milieu interindividuel.

    Cette manière de voir — partagée par un civiliste (MINERVINI, Alcune riflessioni sulla teoria degli organi etc., “Rivista trimestrale di dir, e proc. civ.”, 1953, pages 938 ss.) n’implique donc pas la négation a priori (présente, il nous semble, chez Kelsen) de la possibilité qu’une entité collective existe en tant qu’unité sociologique du point de vue d’un milieu, et d’un ordre juridique, non interindividuel. Il s’agit là justement, soit des phénomènes de nature marginale qui se manifestent dans les sociétés non integrées (ou imparfaitement intégrées) et dont nous parlions supra, paragraphes 6 ss.; soit, et principalement, du phé-nomène prédominant dans la société internationale. C’est dans ce sens, en effet, que tout en rejetant la conception de la société internationale comme société de seules sociétés ou de seules personnes morales (note suivante) nous estimons concevable une “convivenza” normativement réglée, dans un milieu — le milieu international — compose exclusivement d’entités collectives factuelles.

  405. 390 Nous estimons avoir démontré, d’autre part, que si rien ne s’oppose, en ligne logique, à la conception d’entités collectives factuelles comme destinataires de règles de conduite (contrairement aux conceptions de Kelsen et Scelle) il n’est pas concevable qu’un système juridique ait pour ses sujets seulement des personnes morales. D’après Perassi, au contraire, “Il diritto internazionale, essendo l’ordinamento giuridico risultante dalla coesistenza degli Stati, presenta… la caratteristica che questi sono tutti enti astratti, cioè organizzazioni agenti come unità” (Lezioni di diritto internazionale, Parte Prima, 7me impression, Padova, 1961, page 5). Dans le même esprit Ago: “nulla si oppone a che un ordinamento giuridico abbia per soggetti soltanto delle persone giuridiche”… “Si può quindi concludere con certezza che l’ordinamento… internazionale può benissimo essere concepito come un ordinamento avente a soggetti soltanto persone giuridiche, senza che nulla si opponga ad una tale sua configurazione” (Lezioni ,cité, page 21).
  406. 391 Supra, paragraphe 53.
  407. 392 Un Collègue français que nous admirons, nous écrit, à propos de Diritto internazionale, qu’il apprécie notre “logique”. Tout en étant reconnaissant à ce Collègue de la preuve d’estimation, nous preférerions admette qu’il ne s’agit pas que de logique.

    Il est vrai qu’en comparant les données de droit interne et de droit des gens qui nous semblaient essentielles pour saisir certaines différences nous avons employé surtout la logique — ou ce que, à tort ou à raison, nous semblait la bonne logique. Mais les données choisies étaient des données objectives, tirées soit de la réalité juridique et historique directement, soit des manuels et des monographies des internationalistes. Et nous continuons à croire, malgré les doutes et les perplexités que nous entretenons et la curiosité qui nous reste, que ce n’est pas par hasard que la notion des personnes internationales comme entités factuelles distinctes des Etats correspond tellement de plus près aux notions utilisées par les spécialistes des relations internationales qu’à celles qui sont utilisées avec tant d’assurance — et parfois de désinvolture — par quelques internationalistes.

    Cela est si vrai que d’une lecture récente des pages fort intéressantes dédiées par Raymond ARON aux aspects juridiques des relations internationales (Paix et guerre entre les Nations, 6me édition, Paris, 1962, pages 717ss.), nous avons tiré l’impression que ce théoricien si distingué aurait développé son discours (dans la partie concernant les aspects juridiques) de manière pour nous plus convaincante s’il n’avait pas cédé, justement (par exemple aux pages 721 s. et 743), à des analogies entre droit international et droit constitutionnel qui lui sont vraisemblablement suggérées par les théories des juristes, plutôt que par l’observation du milieu des puissances.

    Et je ne m’adresse pas, bien entendu, à cette partie de son discours qui concerne la réforme de la société internationale. Celle-ci ne peut ne pas être conçue, évidemment, qu’en termes constitutionels!

  408. 393 Supra, paragraphes 47 ss.Le contraste entre l’Etat “juridique” du droit interne et la nature factuelle de la personne internationale peut choquer et tromper. Elle a trompé un juriste de la valeur de Carnelutti qui nous a administré, dans notre jeunesse, une douche écossaise. Après nous avoir fait rougir de satisfaction par un compterendu presque enthousiaste de Rapporti contrattuali (“Rivista di diritto processuale”, 1951, I, page 376), il a jugé avec sévérité Gli enti (ibidem, 1953, I, page 76), car il ne voyait pas pourquoi il fallait déployer tant d’efforts pour “démontrer que l’Etat était une personne réelle”. Il n’avait pas vu (bien que ce soit visible) que nous nous étions appliqués, dans Gli enti, non seulement à essayer de nous rendre compte que l'”Etat du droit des gens” est une personne réelle mais aussi que l’Etat du droit interne (à la différence de ce que Carnelutti en pensait) ne l’était pas. Il n’a pas vu non plus, dans la hâte évidente de passer aux comptes rendus d’ouvrages plus proches du domaine de sa revue, que si nous n’avions pas été assez avancés dans la recherche sur les personnes internationales (Gli enti) nous n’aurions eu aucune base sur laquelle appuyer les thèses soutenues dans l’essai sur l’organisation internationale (Rapporti contrattuali) qui l’avait satisfait.
  409. 394 Note 372.
  410. 395 Le droit national (interindividuel) nous parait fait de telle manière qu’il tend pour ainsi dire — et avec succès — à courber, en pénétrant les structures étatiques pour en préserver 1′”interindividuel”, la tendence à l’anthropomorphisme de la part, pour ainsi dire, de l’organisation étatique. Le droit international ne le fait pas. Voilà la donnée. Face à ce phénomène, l’observateur peut procéder à son tour de deux manières. Il peut essayer de mettre en évidence ce contraste (et c’est ce que nous estimons utile de faire) ou bien de l’atténuer. La doctrine dominante, y compris la plupart des dualistes, semble préférer la seconde alternative. Mais le résultat qu’elle atteint est celui de “juridiciser” l’entité factuelle, c’est-à-dire de la faire “construire”, dans une mesure plus ou moins grande, par le droit des gens lui même (supra, paragraphes 53, 70 et 94).
  411. 396 Supra, Section XIII, notamment les paragraphes 97 et 99.
  412. 397 Kelsen, General Theory, cité, spécialement pages 15 ss.
  413. 398 Cette constatation élémentaire est malheureusement obscurcie par tout discours sur l’origine factuelle du droit — évidente — qui ne tienne pas compte, justement, de ce passage du fait au droit. Voilà pourquoi nous considérons dangereuse, du point de vue de l’identification et de la notion du droit, la théorie de l’institution de Santi Romano (supra, paragraphe 42). L’institution ou l’organisation constitue, bien entendu, ce qu’il y a de plus essentiel parmi les conditions dans lesquelles le droit nait, agit et se développe. Mais ni l’institution ni l’organisation ne peuvent être identifiées au droit sans nier, différence entre fait social et droit, l’essence de ce dernier.
  414. 399 Par exemple dans le temps.
  415. 400 Supra, paragraphes 11 ss., 95; The Normative Role, pages 654-658 et passim.
  416. 401 Car, évidemment, une séparation effectuée par des règles de droit présupposerait l’unité des systèmes — comme entre Etat et subdivisions ou communautés partielles — et donc l’unité des milieux (supra, paragraphes 70 et 91 ss., spécialement 95).
  417. 402 Dans le sens précisé supra, Sections VII et VIII, et dans le paragraphe 104 (a), note 389.
  418. 403 Supra, paragraphe 40, note 123.
  419. 404 Nous ne sommes donc pas en mesure de partager la conclusion de Ghirardini, dans l’ouvrage duquel (La comunità internazionale, cité) nous trouvions pourtant beaucoup de suggestions fort pertinentes pour la définition de la base sociale du droit international.D’après Ghirardini, la nécessité de tenir foi à la maxime omne ius hominun causa constitutum empêcherait de prendre acte du fait que les “Etats” (rectius: les personnes internationales) sont les vraies personnes du droit des gens. Cette conclusion aurait été, d’après l’excellent auteur, une “enormità”. Par conséquent, Ghirardini s’estime forcé de se rallier, comme les monistes, à la conception que nous appelons interindividuelle ou constitutionnelle du droit des gens, en définissant les “Etats” (dans le sens précisé) comme personae fictae du droit des gens: c’est-à-dire en des termes Kelseniens.